M'pep, 14 février 2013


L’Islam politique est-il soluble dans la démocratie?

Texte de Samir Amin diffusé par le M’PEP avec l’autorisation de l’auteur. Économiste franco-égyptien, Samir Amin est directeur du Forum du Tiers-Monde.

 

Résumé


Samir Amin veut mettre les points sur les « i » à propos des partis politiques qui se revendiquent de l’islam. Il ne veut pas discuter de la possibilité éventuelle d’un « islam politique moderne » et encore moins de religion. Ce qui intéresse Samir Amin est une analyse de classe : quelles sont les politiques économiques et sociales menées par ces partis se réclamant de la religion, comment font-ils vivre la démocratie là où ils ont le pouvoir, à qui sert leur politique ? Pour lui, ces partis sont prétendument islamistes et donnent chacun leur interprétation de la religion, ils sont en fait réactionnaires et anti-démocratiques. Pour eux, l’Islam (ou Dieu) règlera tous les problèmes, tandis que pour les néolibéraux « le marché règlera correctement tous les problèmes ». Où est la différence ? Pour Samir Amin, « ces régimes enferment les sociétés qui sont leurs victimes dans l’impuissance totale face aux défis du monde contemporain. Ils acceptent la soumission à toutes les exigences du libéralisme économique mondialisé. »



Texte complet

Ce bref commentaire, qui vient en complément d’écrits plus étoffés de l’auteur, ne se veut ni provocateur, ni polémique. Je veux seulement mettre les points sur les i. Je rappelle donc, dans une forme brève, ce que j’ai écrit et répété : je n’y discute pas « d’un Islam politique moderne possible qui serait démocratique », mais des partis qui existent sur le terrain et se revendiquent de l’Islam. Je ne discute pas davantage – et encore moins – de l’Islam comme religion.


Je me suis exprimé souvent, en arabe, en français et en anglais, et avec précision, sur ce que j’entends par « Islam politique réactionnaire », raccourci pour la périphrase que je rappelle de temps à autre : « mouvement prétendu islamique et de fait politique réactionnaire et anti-démocratique ».


Je précise que ce qui doit être l’objet du débat ce n’est pas la qualification « d’Islamique » que ces mouvements se donnent. Par exemple je n’ai pas condamné le président Moursi parce qu’il est, ou se déclare, Islamique ou Frère Musulman. Je le juge sur la politique économique et sociale qu’il met en œuvre. Celle-ci accepte sans la moindre hésitation le libéralisme économique, la liberté non entravée des marchés, y compris celui du travail, avec tous leurs effets sociaux catastrophiques. Peu importe qu’il « légitime » cette politique en la prétendant conforme aux principes fondamentaux de l’Islam tels qu’il les entend (« l’Islam respecte la propriété privée  », etc). C’est là une interprétation possible de l’Islam. Il y en a d’autres également possibles, qui conduisent à des conclusions différentes. J’ai moi-même contribué à faire connaître par exemple Mahmoud Taha, théologien (en arabe fiqh) musulman de la libération, condamné par tous les mouvements qui se réclament de l’Islam et dont j’ai préfacé la traduction française du livre majeur. Mais la conformité de telle ou telle politique aux principes de l’Islam n’est pas mon problème. Je n’entre pas dans le jeu : ce parti qui s’auto-proclame Islamique, l’est-il ou non ? Je veux contraindre les défenseurs de tel ou tel parti « islamique » à entrer dans la discussion des politiques mises en œuvre, non de leur légitimation islamique ou autre. Car ces mêmes politiques sont mises en œuvre par des partis qui se réclament de la laïcité, voire des partis « anti-religieux ». Elles sont toutes également réactionnaires.


Sur le plan de la question démocratique les partis politiques que je critique, qu’ils s’autoproclament « islamiques » ou pas, sont ceux qui refusent les libertés démocratiques nécessaires à l’expression libre des mouvements populaires de protestation et de lutte contre les politiques réactionnaires en question. C’est le cas par exemple des Frères Musulmans. Je les qualifie donc « d’anti-démocratiques ».


Sur tous ces points je me suis prononcé avec force détails, par exemple dans mon livre en arabe « Thawra Misr » (La révolution égyptienne) ou l’article « Rasmalia al mahassib » (« Le capitalisme de connivence »).


S’agit-il de « partis » ou de « mouvements » autoproclamés « islamistes » ? Pas toujours. Dans certains cas il ne s’agit que de groupes armés qui se nomment comme ils l’entendent (« djihadistes » par exemple) et se donnent le droit, au nom d’une interprétation de la religion qui est la leur, de conquérir des territoires pour y imposer leur loi. Dans ces cas il devient alors difficile de faire la distinction entre les différentes motivations qui animent ces actions : conviction religieuse ou pillage, organisation de trafics divers ? « Groupes armés religieux », ou seigneurs de guerre, ou mafias ? Le Nord du Mali en constitue un exemple : le territoire a été conquis par des groupes armés, non par un « mouvement populaire ».


Peut-on qualifier les partis en question de « fascistes » ?


Au Maghreb, du fait d’une meilleure connaissance de la culture politique française, ce qualificatif est souvent utilisé, peut-être ici d’une manière efficace. Par ailleurs dans ces pays, du fait de la proximité du français et de la France, on se bloque parfois sur le débat français qui, prenant au mot l’auto-qualification « d’Islamique » par les mouvements en question, en déduit que « tel est bien l’Islam ». Ce n’est pas mon problème.


En Égypte, au Mashreq et en Afrique subsaharienne je doute que le qualificatif de « fascistes » soit mieux compris que ma périphrase (« parti politique s’auto-proclamant islamique, en fait réactionnaire et anti-démocratique »).


Les pays du Golfe sont ils « fascistes » ? Je ne le crois pas. Ils sont archaïques et « esclavagistes », au sens où ils privent les travailleurs (ici à 90 % immigrés) de tous les droits même les plus élémentaires. Mais ils tentent de présenter leur interprétation de l’Islam (wahabite) comme seule correcte.


Les Frères Musulmans en Égypte sont ils « fascistes » ? Outre que ce qualificatif ne dit pas grand-chose au peuple ordinaire, il ne me paraît pas dire mieux que ce que j’exprime par ma périphrase. Le peuple égyptien qualifie le système de « rasmalia al mahassib » (en anglais « crony capitalism » ; en français « capitalisme des petits copains  » si l’on veut). Cette qualification me semble très juste. C’est celle que j’ai reprise.


Il restera toujours des incorrigibles qui n’entreront pas dans le débat sur les politiques concrètes mises en œuvre ou promises et accepteront de se satisfaire du slogan « l’Islam (ou Dieu) règlera le problème, forcément correctement ». On peut imaginer que certains des dirigeants sont suffisamment cyniques pour savoir que c’est le moyen pour eux d’évacuer le débat et de n’avoir pas à dire ce qu’ils font ou veulent faire, parce que les masses qui les suivent ne l’accepteraient pas. Mais il y a aussi des personnes convaincues qu’il suffit de confier le pouvoir à ceux qui se réclament de l’Islam (ou de toute autre religion ou idéologie) pour que leurs problèmes soient réglés, sans exiger davantage de précision. Cette attitude n’est pas le propre exclusif des « Islamistes ». Les partisans du libéralisme ne sont pas moins des fondamentalistes dogmatiques, le plus souvent. Les dirigeants du FMI par exemple proclament ouvertement que « le marché règlera correctement tous les problèmes ». Je les appelle pour cette raison « les salafistes du capitalisme contemporain ». Ici également certains peuvent être soupçonnés de cynisme : ils savent quels intérêts ils servent, mais ne veulent pas le dire et se cachent derrière l’affirmation dogmatique des vertus absolues du marché. D’autres sont peut être des naïfs ou de bons élèves, nombreux parmi les universitaires, qui répètent le dogme qu’on leur a enseigné et y croient sincèrement. Que faire d’autre que de répéter inlassablement que ces dogmatiques sont creuses et le démontrer inlassablement en projetant la lumière sur les politiques mises en œuvre par ces dogmatiques et sur leurs conséquences désastreuses pour leurs victimes.


Ceux qui s’intéressent à la théologie (le fiqh dans l’Islam) ont parfaitement le droit de poursuivre leurs réflexions dans ce champ. Mais on a également le droit de ne pas vouloir participer à ces débats de théologie, sans pour autant que ce comportement exprime le moindre mépris de la croyance religieuse. Les personnes convaincues de l’importance des débats théologiques n’ont pas le droit de disqualifier le débat « laïc » sur les politiques mises en œuvre par les uns et les autres, y compris par les mouvements qui se réclament d’une pensée religieuse, ou d’une autre philosophie, quelle qu’elle soit.


L’Islam politique est-il soluble dans la démocratie ?

Les défenseurs de cette thèse ne manquent pas et servent d’alibis aux pouvoirs dominants de l’establishment de Washington et de ses alliés européens qui doivent à tout prix faire croire que le respect des « victoires électorales » de partis qui se réclament de l’Islam politique « moderne » (comme en Égypte et en Tunisie) pourrait ouvrir la voie au progrès de la démocratie dans les pays concernés. Cette position est hélas reprise dans certaines tribunes critiques respectables.


La question à laquelle il faut répondre est double : (i) quel est le projet de l’Islam politique en question, de celui-ci et pas d’un autre imaginaire ; (ii) en quoi ce projet sert parfaitement les objectifs de l’impérialisme dominant.


1.- La théocratie n’est pas soluble dans la démocratie

Le projet des Frères Musulmans en Égypte et de la Nahda en Tunisie est un projet théocratique qui ne diffère en rien de celui en place en Iran (bien que l’un soit Chiite, et l’autre Sunnite). Il s’agit d’ériger le pouvoir religieux en pouvoir antérieur et supérieur à ceux de l’Etat moderne – le législatif (assumé par un Parlement élu), l’exécutif (Président élu) et le judiciaire. Le Conseil des Ayatollahs en Iran, le Conseil des Ulemas dans la constitution des Frères Musulmans en Égypte assument les responsabilités d’une sorte de Conseil constitutionnel religieux et de Cour Suprême qui veille à la conformité à « l’Islam  » (en fait à son interprétation par ce Conseil) des lois proposées par le Parlement, des actes du gouvernement et des jugements des tribunaux. Le système est donc l’équivalent de celui d’un parti unique, prétendu « religieux », à la rigueur tolérant dans son sein quelques différences. Car aucun parti n’aurait, dans ce cadre, le droit de rejeter la suprématie du droit religieux. On ne voit pas pourquoi ce système, que les médias qualifient d’anti-démocratique en Iran, serait devenu miraculeusement démocratique en Égypte, en Tunisie et demain en Syrie.


Cet Islam politique qui est farouchement réactionnaire sur tous les plans n’est pas soluble dans la démocratie. J’ai dit – et ne fais que répéter ici – que « l’Islam » en soi n’a rien à voir avec cette affaire politique. Une autre lecture de l’Islam, possible, serait parfaitement compatible avec la démocratie. J’en ai donné le seul exemple qui ait existé dans les temps actuels, celui du Soudanais Mahmoud Taha. Mais « l’Islam » tel que l’entendent les Frères Musulmans n’est pas de cette nature. Tout simplement. La condamnation à mort de Taha, approuvée par eux – bel exemple de tolérance –, le démontre.


La question du voile imposée aux femmes doit être replacée dans le cadre de ce projet théocratique. Il ne s’agit pas seulement de confirmer le statut inférieur de la femme (son témoignage en justice ne vaut pas celui d’un homme). Il s’agit d’imposer ce statut inférieur au nom du pouvoir supérieur et indiscutable de la religion (interprétée de cette manière, qui n’est pas celle de Taha, par exemple !) placé au dessus de tous les autres pouvoirs politiques et civils.


2.- Pourquoi alors les puissances occidentales soutiennent-elles ces régimes prétendus islamiques anti-démocratiques par nature ?

La réponse est simple et évidente : ces régimes enferment les sociétés qui sont leurs victimes dans l’impuissance totale face aux défis du monde contemporain. Ils acceptent la soumission à toutes les exigences du « libéralisme » économique mondialisé. Ces régimes garantissent que les pays en question ne pourront pas s’élever au rang de pays émergents, concurrents éventuellement gênants des métropoles impérialistes occidentales. Et c’est cela qui constitue l’essentiel pour les puissances dominantes.


Cette soumission abolit toute perspective de démocratisation et de progrès social. Les forces puissantes en mouvement en Égypte et en Tunisie qui se battent contre ce pouvoir exercé par les Frères Musulmans l’ont bien compris. Pas les médias occidentaux, semble-t-il, qui qualifient ces mouvements « d’opposition minoritaire » comme si l’apparente victoire électorale des Islamistes constituait la référence exclusive pour la reconnaissance de l’état de « l’opinion ». Je ne ferai que rappeler ici ce qu’on feint d’ignorer - les moyens douteux mis en œuvre pour garantir la « victoire électorale » des islamistes -, comme on veut ignorer que beaucoup d’électeurs naïfs ont changé d’opinion lorsqu’ils ont vu à l’œuvre ceux qu’ils avaient élus. On feint d’ignorer que la référence démocratique authentique voudrait qu’on respecte l’action du mouvement, qui permet à la « minorité » d’entraîner la « majorité » dans la perspective d’avancées démocratiques associées au progrès social.


L’assassinat de Chokri Belaïd illustre la nature de la stratégie mise en œuvre par ces partis dits « islamistes », fondée sur une division du travail entre les partis de gouvernement qui s’autoproclament « démocratiques » et les Salafistes qui refusent cette qualification, prétendue « occidentale ». Les jeunes désœuvrés et les voyous recrutés par les Frères Musulmans et la Nahda, organisés dans des groupes qualifiés de « défenseurs de la révolution » (sur le modèle des pasdaran en Iran) sont chargés de basses besognes, que les dirigeants des partis « honorables » feignent de dénoncer de temps à autres. La ficelle est grosse. Mais nos défenseurs de « l’Islam politique soluble dans la démocratie » ne la voient pas.


Est-il également nécessaire de rappeler qu’aucun des gouvernements se revendiquant de cet Islam politique n’a dénoncé – sauf dans quelques cas extrêmes, et du bout des lèvres – les agissements des djihadistes armés (Talibans, Tchétchènes, Kosovars, Algériens du GIA, Libyens, Syriens, AQMI et autres), ni leurs exactions, ni leurs trafics mafieux, ni leurs prises d’otages. Ils n’ont jamais soulevé la question : ces groupes ont-ils le droit de se revendiquer de l’Islam ?


Compléments de lecture - documents placés dans ce même site Face Book, sous les numéros suivants :

37 L’émergence avortée : Turquie, Iran, Égypte
40 Égypte, réponses immédiates (capitalisme de connivence)
44 Mali janvier 2013
48 Mali 2013, commentaires de Samir Amin
49 Mahmoud Taha et la théologie islamique de la libération
51 Commentaires autour du texte de Tariq Amin-Khan


https://fr-fr.facebook.com/samir.amin.75098

Comments   

0 #1 Bethany 2017-07-14 18:27
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