Syrie: recomposition de la rébellion
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Cf2R (Centre Français de Recherche sur le Renseignement), 9 mars 2015
Syrie: recomposition de la rébellion
Alain Rodier
La guerre civile qui perdure en Syrie évolue considérablement avec le temps. Daech tient toujours le haut du pavé de l'insurrection mais ne progresse plus depuis des mois, en grande partie en raison des frappes aériennes de la coalition auxquelles ne participe pas la France pour ne pas « aider » indirectement le pouvoir de Bachar el-Assad[1] toujours considéré en haut lieu comme l'ennemi à abattre. Les Américains, qui présentent moins de « pesanteurs sociologiques », constatent tout de même que les frappes aériennes ne seront pas suffisantes pour venir à bout de ce mouvement salafo-jihadiste.
Ce dernier fait d'ailleurs tout pour attirer au sol les forces occidentales, que ce soit en Syrie en Irak. La destruction des sites archéologiques et des œuvres d'art anciennes entre d'ailleurs dans cette stratégie : agiter un chiffon rouge. Abou Bakr al-Baghdadi sait que l'intervention de « croisés » directement sur le terrain ne pourrait que pousser les populations sunnites à soutenir sa cause, voire à le rejoindre, tant la haine anti-occidentale est grande dans ses rangs. C'est d'ailleurs la différence qui existe entre les tribus sunnites syriennes et irakiennes. Si ces dernières lui sont encore globalement favorables, ce n'est pas le cas en Syrie où les combattants de Daech sont perçus comme des « étrangers ».
Pour contourner cette difficulté, les Américains, soutenus par la Turquie, l'Arabie saoudite, les Emirat du Golfe persique et la Jordanie, aident la rébellion syrienne, espérant créer des brigades de combattants « modérés » qui s'opposeront à la fois Daech et au régime en place à Damas. Toutefois, les difficultés proviennent de deux domaines.
D'abord, les Kurdes, certes très combatifs - cela a été démontré lors de la bataille de Kobané -, n'ont aucune intention de poursuivre la guerre plus au sud, hors de leurs zones de peuplement. Leur objectif est connu : établir à terme un Etat kurde le long de la frontière turque[2]. En dehors de déclarations de circonstances émises par quelques chefs locaux, il est même légitime de s'interroger sur leur réelle volonté de chasser Bachar el-Assad et son régime de Damas. D'ailleurs, une sorte de pacte de non-agression semble prévaloir jusqu'à ce jour entre les deux parties. Ce qui est certain, c'est que les Kurdes n'ont aucun intérêt à voir s'installer à Damas un régime salafo-jihadiste dont la première tâche consisterait à éradiquer toutes les minorités, dont les Kurdes !
Ensuite, les groupes « modérés » qui n'ont pas de convictions salafo-jihadistes n'ont qu'une valeur militaire sujette à caution. Pour les populations, les objectifs politiques de ces formations sont illisibles et le mot « démocratie » ne veut pas dire grand-chose à leurs yeux en dehors de quelques rarissimes intellectuels généralement exilés en Occident, donc coupés des réalités de terrain. Ils ne rencontrent ainsi que peu d'adhésion populaire quand ce n'est pas un rejet pur et simple car beaucoup sont considérés plus comme des bandits de grands chemins que comme des résistants.
La déroute des groupes soutenus par les Américains
Le Harakat Hazm était un des mouvements sur lequel les Américains comptaient beaucoup[3] jusqu'à son auto-dissolution en mars 2015. Cette dernière est survenue suite à la défaite cuisante que le mouvement a subi face au Front Al-Nosra, le bras armé officiel d'Al-Qaida « historique » en Syrie. Les deux mouvements cohabitaient - voire coopéraient ponctuellement - jusqu'au début de l'année 2015, mais le cheikh Abou Issa al-Taqba - un leader d'Al-Nosra - et trois de ses lieutenants auraient été enlevés et assassinés par des membres du Hazm, en février. Déjà un mois auparavant, Al-Nosra avait accusé le Hazm de massacrer des civils et de torturer des prisonniers. Des escarmouches avaient alors eu lieu au camp cheikh Salman, situé au nord d'Alep. Le Hazm avait alors qualifié le Front Al-Nosra de bande de « takfirs » (mécréants). Une fragile trêve n'était intervenue que grâce à médiation du Front islamique (FI), une importante coalition chapeautée par l'Arabie saoudite. La disparition de ses responsables imputée au Hazm a été considérée comme une véritable déclaration de guerre par Al-Nosra qui est parti à l'assaut de ses positions du 28 février au 1e mars, au nord d'Alep. 80 victimes - dont 50 membres du Hazm - seraient à déplorer.
Suite à la dissolution de ce mouvement, ses activistes devraient rejoindre Jabbat al-Shamiyah (le Front du Levant), une coalition regroupant Ahrar al Sham - un allié d'Al-Nosra -, le Jaish al-Mujahideen et le Harakat Nour al-Din al-Zenki - deux groupes soutenus par les Etats-Unis. Néanmoins, le Conseil consultatif d'Al-Nosra (l'organe de commandement) exige que les chefs du Hazm, mouvement qu'il qualifie de « gang criminel », soient jugés pour leurs crimes et que les militants se présentent devant les tribunaux islamiques qui statueront sur leurs responsabilités.
Cette défaite traduit la faiblesse tactique de ce groupe, mais aussi le fait que les unités formées par les Américains n'ont pas bonne presse au sein de la rébellion syrienne. Preuve en est qu'aucun autre groupe n'est venu porter assistance au Hazm alors qu'il était attaqué.
Déjà en novembre 2014, le Front Al-Nosra et ses alliés du Jund al-Aqsa avaient chassé le Front révolutionnaire syrien (FRS) également soutenu par Washington, de la province d'Idlib et avait forcé son chef, Jamaal Maarouf, à évacuer en catastrophe son repaire de Jabal al-Zawiya pour se réfugier avec quelques fidèles en Turquie. Depuis, la province d'Idlib est aux mains d'Al-Nosra qui d'ailleurs, auquel ont adhéré une grande partie des troupes du FRS. Ainsi, des activistes dits « modérés », rejoignent facilement des mouvements radicaux lorsque le rapport de force penche en leur défaveur.
La disparition de ces deux unités, créées et soutenues par la division des opérations spéciales de la CIA, provoque des réactions de défiance à Washington qui a ainsi vu les armes livrées - notamment 60 à 90 missiles antichars TOW - passer dans les mains de salafo-jihadistes. Théoriquement, pour contrôler l'emploi de ces armes, les rebelles devaient filmer leur mise en oeuvre ! Il n'empêche que le programme de formation et d'équipement d'autres forces rebelles se poursuit en Turquie et en Jordanie. Toutefois, de nombreux chefs rebelles dont la loyauté est sujette à caution ne sont plus conviés aux réunions de coordination organisées secrètement par la CIA dans les pays voisins de la Syrie. De plus, plus aucune arme d'origine américaine n'est livrée dans la région d'Idlib, entièrement passée sous le contrôle d'Al-Nosra.
Que va devenir le Front Al-Nosra ?
Le chef militaire d'Al-Nosra, Abou Hammam al-Chami - alias Farouq al-Suri -, aurait trouvé la mort le 27 février dans le village d'Hobait, au sud de la région d'Idlib, avec trois de ses adjoints. Même si les circonstances de son décès - qui a été confirmé - ne sont pas claires[4], l'importance de cette disparition serait cruciale. Cet ancien combattant d'Afghanistan et d'Irak qui a prêté personnellement allégeance à Oussama Ben Laden et qui a connu Abou Moussab Al-Zarqaoui, avait plus d'importance opérationnelle qu'Abou Mohammad al-Julani, l'émir d'Al-Nosra.
Depuis le début de l'année 2015, des émissaires du Qatar auraient contacté Julani pour lui demander de rompre son allégeance à Al-Qaida « canal historique » afin de prendre la direction des opérations dirigées contre Daech et le régime syrien. En effet, Al-Nosra, avec 5 000 à 6 000 combattants, s'affirme progressivement comme étant la seule force militairement assez puissante et assez motivée idéologiquement[5] pour barrer la route à Daech, créant même son propre califat dans la province d'Idlib. De plus, ses activistes sont particulièrement performants contre le régime de Damas, ayant par exemple, réussi à attaquer, début mars 2015 le siège des services secrets de l'armée de l'air syrienne à Alep[6]. Ils sont également très actifs au sud-ouest du pays, dans le triangle Damas-Quneitra-Deraa. A la différence du nord-ouest, ils collaborent là avec l'opposition « modérée » représentée par l'Armée syrienne libre (ASL) dans les combats engagés contre l'ensemble armée régulière syrienne/pasdaran/Hezbollah. Pour expliquer ce fait, il convient de noter que la hiérarchie d'Al-Nosra n'est pas pyramidale comme celle de Daech. Il s'agit plutôt d'un conglomérat de groupes relativement indépendants qui, officiellement, dépendent de la Chura (Conseil consultatif). D'ailleurs, plusieurs membres de cet organisme de commandement central n'accepteraient pas une éventuelle rupture avec Al-Qaida « canal historique », ce qu'ils considéreraient comme une trahison. Le décès d'Al-Chami qui s'opposait à cette politique est peut-être à replacer dans le cadre d'une lutte d'influence qui se joue au plus haut niveau du mouvement.
Le Qatar et les émirats du Golfe persique mettraient tous leurs espoirs dans une nouvelle entité qui ne porterait plus le nom d'Al-Nosra et qui aurait coupé le cordon ombilical avec Al-Zawahiri, histoire de se rendre plus présentable. Il est toutefois fort ennuyeux pour la viabilité d'une telle démarche que cette organisation soit inscrite sur la liste des mouvements terroristes par les Etats-Unis et condamnée par les Nations Unies. C'est également sans compter que son objectif final reste l'établissement d'un califat islamique sur l'ensemble de la Syrie (pour commencer) appliquant la charia pure et dure. A l'évidence, ce mouvement est hostile aux Occidentaux et aux minorités syriennes (Alaouites, Kurdes, chrétiennes, etc.).
Enfin, Al-Nosra n'est pas seul à être actif au nord de la Syrie. Ainsi, le Jabhat Ansar al-Dine (Front des défenseurs de la religion), une coalition de quatre mouvements d'opposition au régime de Bachar el-Assad, a été formée récemment. Elle regroupe le Jaish al-Muhajireen al-Ansar (JMA), le Harakat Sham al-Islam (Mouvement islamique pour le Levant) - deux mouvements déjà inscrits sur la liste noire des Etats-Unis -, la katibat al-Khadra et le Fajr al-Sham. La particularité de cette coalition est qu'elle est constituée majoritairement de combattants étrangers. Le JMA comporte de nombreux Caucasiens ; le Harakat Sham al-Islam, fondé par trois anciens pensionnaires marocains de Guantanamo, accueille des Maghrébins et la Katibat al Khadra des Saoudiens. Cette coalition a toujours essayé d'apparaître comme « neutre » dans le conflit qui oppose al-Nosra et Daech. Elle aurait même tenté - sans succès - de servir de médiateur. Il n'est pas impossible qu'elle rejoigne un jour le camp du vainqueur.
Notes:
[1] Les avions français qui participent aux frappes contre Daech en Irak ont reçu l'ordre formel de ne pas survoler l'espace aérien syrien. Cela complique la manœuvre des pilotes quand des missions ont lieu dans le nord-ouest du pays.
[2] Ce qui explique les réticences d'Ankara, qui n'en veut pas.
[3] Voir Note d'actualité n°370 d'octobre 2014 : « Etats-Unis : soutien aux rebelles syriens ».
[4] Il aurait été tué lors d'un bombardement aérien. Les insurgés affirment qu'il s'agissait d'avions de la coalition mais les Américains assurent qu'il n'y a pas eu de bombardements de cette zone à ce moment là. Il s'agissait peut-être de forces loyalistes syriennes mais personne n'est sûr de rien.
[5] Et pourtant, les idéologies d'Al-Nosra et de Daech sont très proches car elles découlent du salafisme. L'opposition des deux mouvements est surtout une question de personnes. Si al-Baghdadi, qui a renié al-Zawahiri, venait à disparaître, il n'est pas impossible que Daech fasse alors alliance avec Al-Nosra.
[6] 20 militaires et 14 rebelles auraient été tués lors de l'assaut qui a suivi l'explosion d'une charge placée dans les sous-sols d'un immeuble voisin.