Chico Whitaker: FSM2013
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FSN2013, 25 janvier 2013
Entretien réalisé par Marilza de Melo Foucher-Médiapart
Chico Whitaker: FSM2013
1. M. Whitaker, vous êtes un des fondateurs du Forum Social Mondial, né en 2001. Après 12 ans d’existence quel bilan faites-vous aujourd’hui?
Pour faire un bilan, il faut comparer ce qu’on a obtenu avec les objectifs visés. Permettez-moi donc que je rappelle ces objectifs. En fait ils ont été complétés et mieux définis au fur et à mesure que se déroulaient les Forums chaque année, depuis 2001. Je m'en tiendrai à quatre objectifs principaux.
Le premier consistait à faire entendre dans le monde un cri d'espoir : quand il semblait, après la chute du mur de Berlin, que le monde n’avait d’autre alternative que celle de soumettre toutes les activités humaines à la domination de la logique du marché - TINA (il n'y a pas d'alternative), comme disait Thatcher – au FSM on a déclaré que « un autre monde est possible ». C'était la contestation de la « pensée unique », diffusée dans le monde entier par le Forum Économique Mondial de Davos, qui occupait toujours les grandes pages de tous les journaux. En opposition à cette pensée, il a été créé un Forum qui n'était pas Économique mais Social, dans lequel on pourrait montrer qu'il était possible de construire un monde fondé non pas sur les intérêts de l'argent et du profit, mais sur les besoins des êtres humains.
Cet objectif est en train d’être atteint dans une certaine mesure, avec la multiplication, depuis 2001, de Forums Sociaux à tous les niveaux (mondiaux, régionaux, nationaux et locaux), dans lesquels la référence est toujours « l'autre monde ». Et on voit maintenant qu’il était déjà en construction, par l'action de citoyens mécontents et inquiets avec les perspectives difficiles que l'humanité avait en face d’elle. Mais le message d'espoir n'a pas encore atteint toutes les régions et pays et tous les coins de chaque pays.
Les initiateurs du FSM se sont rendus compte aussi, en organisant une rencontre où se réuniraient des plus divers mouvements et organisations qui se battent pour changer le monde, qu’il était nécessaire d'innover dans les pratiques politiques. Ils ont affirmé alors – c’etait le deuxième objectif du FSM - la nécessité de construire une nouvelle culture politique fondée sur la diversité, sur l’horizontalité et sur la poursuite de l'unité de tous – ce qui pourrait les rendre plus forts. Cette recherche d'une nouvelle culture politique avait été déjà lancée, de nombreuses années auparavant, par les Zapatistes du Mexique, avec leur perspective de « diriger en obéissant ». Après le premier Forum, ses organisateurs ont rédigé alors ce qu'ils ont appelé la Charte des Principes du FSM, c’est-à-dire ce qu’ils considéraient être les bases sur lesquelles pouvait s’appuyer la construction d’une nouvelle culture politique.
Où sommes-nous maintenant de cet objectif, après douze années ? L'idée selon laquelle une nouvelle culture politique est nécessaire - et même absolument nécessaire pour changer le monde - a été nettement renforcée, mais on a vu que c’est une tâche extrêmement difficile. Il y a des avancées et des reculs, parce que cela requiert aussi des changements de la part de ceux qu’y participent, pour « désapprendre » les habitudes et méthodes ancrées dans la gauche pendant plus d'une centaine d'années.
Quelles que soient les difficultés, on progresse. J’en veux pour preuve que les événements mondiaux – ce que nous appelons le « processus du Forum Social Mondial » - continuent à être essentiellement des «espaces libres» horizontaux où on cherche à respecter au maximum la Charte des Principes : ce sont des rencontres d'échange de connaissances et d'expériences, sans dirigeants ou porte-paroles, sans déclarations finales uniques, avec une présence très diverse des participants qui se respectent mutuellement dans leur diversité, et qui viennent aux Forums pour participer à des activités qu'ils ont eux-mêmes proposées (dans les FSM les sujets à discuter ne sont pas décidés d’en haut, ce sont les participants qui les proposent). Cette approche est une alternative à l’ organisation en pyramide - dans laquelle la lutte pour le pouvoir, qui est la motivation fondamentale de la « vieille » culture politique, s'insinue toujours. L’horizontalité des recontres s’est raffermie et a permis que s’expriment de nouvelles alliances.
Mais cela ne veut pas dire que ces principes d’une nouvelle culture politique sont tranquillement assimilés par les mouvements et les organisations dans leurs propres structures et modes de fonctionnement. En d'autres termes, nous avons encore un long chemin devant nous.
Troisièmement, le premier Forum s'appuyait également sur la constatation de l’émergence, dans le monde, d’un nouvel acteur politique: la « société civile » – autonome par rapport aux partis et aux gouvernements. La grande manifestation qui avait eu lieu deux ans plus tôt contre l'OMC à Seattle, aux États-Unis, avait montré que cette « société civile » existait effectivement déjà - et que, par ailleurs, l'organisation horizontale en réseau était la mieux adaptée et la plus efficace. Les organisateurs du FSM ont pris alors l’option de réserver ces rencontres mondiales aux mouvements et organisations de la société civile, qui jusque-là n'avaient aucune plate-forme de cette taille où ils pouvaient se reconnaître mutuellement, échanger des expériences, identifier des convergences, construire des alternatives d'action et lancer de nouvelles initiatives pour construire un monde plus juste et plus égalitaire.
Sur ce point, il n'y a aucun doute que la FSM a beaucoup contribué à ce que la société civile s’affirme comme un acteur politique autonome, comme par exemple dans les mobilisations parallèles aux grandes conférences thématiques des Nations Unies; et plus récemment dans l’émergence, en de nombreux endroits du monde, d’ initiatives comme celles des "indignés" en Espagne et des "occupy" aux États-Unis. Comme les manifestations populaires qui avaient renversé les dictatures dans le printemps arabe, ces mobilisations sociales sont une preuve évidente que la "société civile" n'a pas effectivement besoin de partis ou de gouvernements pour s'exprimer et avoir un pouvoir politique.
Quatrièmement, les organisateurs du Forum ont affirmé que, dans la phase de la lutte contre la domination de la logique du profit et du marché où nous étions, il était essentiel non seulement de résister et de protester, comme beaucoup le faisaient, mais de proposer des alternatives concrètes sur la façon de résoudre les problèmes du monde et de construire une autre société.
Les crises que le système capitaliste vit ont été clairement identifiées, des alternatives ont été proposées dans les espaces créés par le processus du Forum comme dans les nombreux autres espaces de discussion sur ce qui se passe dans le monde. Et de nouvelles questions ont été incorporées, en particulier celles relatives à l'environnement, qui est devenu une préoccupation plus généralisée.
Mais la mise en œuvre de ces alternatives est beaucoup plus difficile que leur identification. Pourquoi ? Parce que, pour rendre possible des changements structurels, il faut l’action des gouvernements et de l'État, y compris des changements dans les lois. Or, on est en présence d’un rapport des forces : d’un coté, un capitalisme qui s’est considéré victorieux avec la chute du mur de Berlin et qui, une fois achevée la guerre froide, s’est élargi considérablement, sans limites éthiques qui puissent l’empêcher d’agir, ayant imposé sa logique dans le monde entier y compris dans les grands bastions socialistes tels que la Chine ; et de l'autre coté, seulement quelques partis axés effectivement sur le changement plutôt que simplement sur la lutte pour le pouvoir, et une société civile encore extrêmement fragmentée.
Ajoutons à cela que le pouvoir dans l'utilisation des médias, est très disproportionné. Le système capitaliste, auquel sont soumis presque tous les gouvernements, dispose d’une énorme machine de propagande, de contrôle et de manipulation de l'information et d'exacerbation du consumérisme (grâce à une publicité omniprésente), face à laquelle nous n’avons presque aucun autre choix que celui de « manifester » dans les rues, même si aujourd'hui la communication par l'internet commence à nous aider. Dans le monde d’aujourd’hui une énorme bataille est livrée dans le domaine de la communication, pour gagner les cœurs et les esprits. Qui pense, aujourd'hui, qu’un autre monde est effectivement possible? Nous qui nous battons pour cela nous disons déjà que cet autre monde est non seulement possible, mais est absolument nécessaire et extrêmement urgent... Mais nous sommes encore bien loin d'une prise de conscience généralisée. Simplement des résultats électoraux plus favorables à ce changement semblent déjà bien difficiles à atteindre.
2 .En 2001 vous aviez pensé que les acteurs locaux de différents pays dans leur pluralité et diversité avaient des alternatives à proposer aux politiques néolibérales. Les premiers FSM ont vu défilé des responsables politiques de différents pays, quelles sont les propositions issus des ces Forums qui ont été mise en place ?
Dans ma longue réponse à votre première question je crois avoir commencé à répondre à cette question. Mais il est possible de dire que de nombreuses propositions discutées dans le processus du FSM - et dans d’autres espaces de recherche d’alternatives qui s'interpénètrent dans le monde entier – gagnent du terrain, conduisant des candidats présidentiels et même des chefs d’Etats élus à participer aux FSM, pour affirmer leurs engagements. Et des questions soulevées dans les premiers forums – comme par exemple celle des paradis fiscaux et du contrôle des transactions financières internationales – commencent a être finalement prises en compte dans les programmes gouvernementaux.
Mais la puissance des grands intérêts est évidente quand on voit la difficulté des gouvernements à réaliser ces promesses ou à assumer effectivement d’autres engagements, tels que ceux dramatiquement exigés par le réchauffement climatique et d'autres questions environnementales, qui mettent de plus en plus en danger la pérennité de la vie sur la planète. Quand serons-nous en mesure d'obtenir que nos gouvernements interdisent, par exemple, l’utilisation et la commercialisation de divers types de poisons qui arrivent sur nos tables ? Comment faire pour « infléchir » le désir insatiable de profit des entreprises qui agissent ainsi ? Ne parlons pas des guerres, comme l'invasion de l'Irak, un bon exemple de l’ampleur de la difficulté. Répondant à un appel, non à l’initiative du FSM – qui est un espace et non un mouvement - mais à celle des mouvements et organisations qui l’ont diffusé au Forum Social Européen de 2002 et au Forum Social Mondial de 2003, 15 millions de personnes ont manifesté pour la Paix, dans les rues, en février 2003. Mais même cette gigantesque mobilisation – la plus grande dans l’histoire de l’Humanité, selon le « Guinness Book des Records » - n’a pas, malheureusement, changé la décision du gouvernent nord-américain.
3. Cette année le FSM sera au pays du « jasmin » où les jeunes ont brisé le mur de la peur et ont fait une révolution endogène sans être télécommandé par l’extérieur.
Ces jeunes demandaient plus de libertés, rêvaient d’une démocratie…Mais le printemps arabe a renforcé le pôle conservateur. Le parti Ennahda de Rached Ghannouchi, à l'écart du mouvement qui a chassé Benali du pouvoir, a pourtant recueilli la majorité des suffrages lors des premières élections libres d'octobre 2011.
Entre l’enthousiasme et l’inquiétude existant aujourd’hui dans la société civile tunisienne, surtout, les organisations de femmes, quelle place pour un FSM en Tunisie ?
Quels sont les principaux défis ce FSM ?
Ce que les jeunes demandaient en Tunisie n'était pas seulement de la liberté. Ils ont rêvé de la démocratie comme le seul chemin pour résoudre des problèmes comme leur survie économique - travail et l'emploi - qu'ils ressentaient durement. Et ils sont arrivés à réveiller le courage des citoyens de leur pays pour lutter pour le renversement de la dictature. Mais une démocratie n'est pas, évidemment, une nouvelle dictature au service de ceux qui étaient les opprimés. C’est l'ouverture à la discussion de tous, à la liberté d'expression et d'organisation. Et les problèmes sociaux et économiques d'un pays qui a souffert pendant vingt ans les conséquences d'une dictature corrompue au service du « big business » ne sont pas simples. Aucun parti étant arrivé au pouvoir ne serait en mesure de satisfaire les besoins et les aspirations de tous dans le peu de temps disponible entre le renversement de la dictature et les premières élections libres.
Bien sûr, dans la bataille de la communication, dans une démocratie, qui est aussi une bataille d’ « explication » de ce qui se passe et de ce qui peut être fait, il y a de la place pour toutes sortes de propositions et critiques. Il est donc normal que, dans ces conditions, au moment des « premières élections libres d'octobre 2011," comme vous dites, la population n’ait pas encore considéré suffisant les changements réalisés. D’autres résultats également « décevants » peuvent se produire encore lors de prochaines élections. La démocratie après une dictature est un chemin à parcourir, dans lequel les citoyens ont à reconstruire aussi, peu à peu, la confiance et le respect mutuel. Et les avancées et les reculs, que j'ai déjà mentionnés en parlant de la construction de la nouvelle culture politique, se produiront également: le grand défi est celui de ne pas sortir de la démocratie.
Vous citez la question de la femme: là il s'agit d'un défi encore plus grand dans des pays où pendant des nombreuses années l'égalité des droits des hommes et des femmes étaient presque impensable. Le chemin à parcourir sur ce point est aussi long ou peut être encore plus long que celui pour résoudre d'autres questions sociales.
Sur la tenue d'un FSM en Tunisie, il faut dire d’abord que la décision de réaliser des FSM dans tel ou tel pays ne vient pas d’en haut. Dans le processus du FSM il n’y a pas une instance directive qui prend cette décision, ni même pour donner son aval pour que des forums sociaux régionaux, nationaux ou locaux se réalisent en utilisant ce nom. Le Conseil International du FSM n'a pas ces attributions: il n'est pas un Conseil d'Administration ni un Corps de Directeurs ou un organe de gouvernance. Cette décision est construite collectivement et de manière consensuelle lors des réunions de ce Conseil, à partir de propositions faites par les mouvements et organisations sociales des différents pays. Le consensus est formé autour du choix le plus opportun du point de vue politique, dans la perspective de la lutte pour un monde plus juste et plus égalitaire, dépassant le néolibéralisme. Un FSM en Tunisie a semblé à tous extrêmement propice en raison de la signification du printemps arabe par rapport à cette lutte. Rappelons que c'est ce mouvement social qui a inspiré beaucoup des jeunes qui campent aujourd'hui dans des milliers de places de par le monde, exigeant des changements, tout comme les sociétés civiles tunisiennes et égyptiennes, pour renverser la dictature dans leurs pays.
Des gens du monde entier viendront à Tunis. Pour eux le FSM sera l'occasion de parler directement à des acteurs de la « révolution » - comme ils appellent leur mouvement -, de comprendre mieux ce qui s’est passé en Tunisie et comment les différents secteurs sociaux se sont incorporés au processus ; d'apprendre le courage, la ténacité et l'espoir de ceux qui ont commencé le chemin du printemps arabe et qui poursuivent leur marche. Et, quant à ceux qui viendront, ils ont vécu des expériences semblables ou d’autres que les Tunisiens vivront plus tard, ou sont en train de construire des solutions à leurs problèmes. Et cela peut être, pour les tunisiens, une importante source d'inspiration et de renouvellement de leurs espoirs.
Dans cette perspective, les débats dans un Forum Social étant les plus variés, il y aura par exemple, probablement, des français que proposeront des discussions sur le gaz de schiste, question qui se pose également en Tunisie ; et il y aura très certainement des brésiliens (comme moi) qui feront part de leur expérience de participation populaire dans l’élaboration législative, depuis leur Assemblée Constituante en 1988 (ce qui a conduit il y a moins d'un an à l'approbation par le Congrès d'une nouvelle loi qui modifie la culture brésilienne en ce qui concerne la corruption: la Loi du Casier Propre). Si l'on considère qu’au moment où je vous parle le nombre d'activités en autogestion, inscrites par des mouvements et organisations des plus divers pays du monde, est 1390 (voir fsm2013.org), nous pouvons imaginer la richesse et la variété des expériences dont non seulement les Tunisiens mais aussi les autres participants pourront profiter. Et étant donné que beaucoup d'activités qui auront lieu à Tunis seront connectées via Internet à des groupes ailleurs dans le monde qui n’ont pas pu se déplacer (ce que l’on appelle le "FSM-Tunis étendu »), la possibilité des échanges augmentera encore plus.
Le principal défi du FSM en Tunisie est en fait qu’il soit une occasion et un instrument effectivement utile dans la lutte des Tunisiens pour un pays juste et égalitaire, et qu’il soit également un pas de plus pour tous ceux qui luttent pour « un autre monde possible », dans la recherche de façons d'aborder – nouvelles propositions et nouvelles articulations - les énormes défis qui se posent pour l'Humanité aujourd'hui.
4. En quoi pensez-vous que les pays du Sud tel que le Brésil, avec la vitalité de ses réseaux et sa société civile, pourraient aider les organisations tunisiens ?
Je crois que j'ai déjà répondu un peu à cette question dans mes réponses précédentes. Mais compte tenu du but du FSM qui est d’augmenter l’intercommunication effective entre les expériences de lutte qui se développent dans les différents pays du monde, les organisations et les mouvements brésiliens qui viendront à Tunis pourront partager avec les Tunisiens - et avec des mouvements d'autres pays — beaucoup de ce qu'ils sont en train d'apprendre et de construire. Il existe une variété de questions comme par exemple, celle de l’économie solidaire, de l’organisation de femmes, de la lutte pour la terre, ou, plus largement, le concept du "bien vivre", proposé par les peuples autochtones des pays andins de l'Amérique latine au FSM de 2009, et selon lesquels le monde vit aujourd'hui une véritable crise de civilisation, au delà des crises économiques et des conséquences environnementales de la croissance économique en tant que seul objectif national. Le Forum Social mondial s’inscrit, en fait, dans une longue et profonde quête de l'utopie, et Tunis sera une nouvelle étape dans ce chemin