Les médias étasuniens travaillent main dans la main avec la CIA depuis les années 1950
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Le saker francophone, 16 mars 2017
Les médias étasuniens travaillent main dans la main avec la CIA depuis les années 1950
Brandon Turbeville - Source Washington’s blog
Avec l’apparition récente de frictions entre deux factions différentes de l’État profond étasunien, se déroulant devant l’ensemble du pays, quelques médias alternatifs ont commencé à se demander si certains grands médias ne seraient pas liés à l’État profond, notamment la CIA. Vue l’ampleur inimaginable de la désinformation publiée et promue quotidiennement sur les chaînes grand public, tout cela pour pousser ce dernier à aller dans la direction désirée par l’establishment américain, il est difficile d’en douter. Car de telles connexions entre les grands médias américains et la CIA sont plus que de simples conjectures, elles sont bien connues et documentées depuis un certain temps.
Par exemple, à la fin des années 1940 et au début des années 1950, l’opération Mockingbird, un plan connu par de nombreux chercheurs aujourd’hui, mais que pratiquement personne ne connaissait à l’époque, consistait en un effort secret de la CIA pour influencer et contrôler les médias américains, afin d’influencer et de contrôler les informations reçues (ainsi que les opinions) du peuple américain. Le premier rapport sur ce programme est apparu en 1979 dans la biographie de Katharine Graham, propriétaire du Washington Post, écrite par Deborah Davis 1.
Davis y écrit que le programme a été créé par Frank Wisner, le directeur du Bureau de coordination des stratégies, une unité d’opérations secrètes placée sous l’autorité du National Security Council. Selon Davis, Wisner a recruté Philip Graham du Washington Post pour diriger le projet dans l’industrie des médias. Davis indique qu’« au début des années 1950, Wisner ‘possédait’ des membres respectés du New York Times, de Newsweek, de CBS et d’autres médias de communication ». Davis écrit également qu’Allen Dulles a convaincu Cord Meyer, qui devint l’un des principaux agents opérationnel de Mockingbird, de rejoindre la CIA en 1951 2.
Mais si le livre de Davis a été le premier à mentionner ce nom Mokingbird, Carl Bernstein s’était aussi penché sur l’influence de la CIA sur les médias, en 1977. Selon l’article de Bernstein paru dans le magasine Rolling Stone, après 1953 le programme de contrôle des médias a été supervisé par Allen Dulles, le directeur de la CIA. Bernstein dit que, à ce moment-là, la CIA exerçait son influence sur 25 journaux et agences de presse. Bernstein a écrit :
« Parmi les cadres qui ont prêté leur concours à l’Agence figuraient Williarn Paley du Columbia Broadcasting System, Henry Luce de Tirne Inc., Arthur Hays Sulzberger du New York Times, Barry Bingham Sr. du Louisville Courier-Journal et James Copley du Copley News Service. Parmi les autres organisations qui ont collaboré avec la CIA figurent l’American Broadcasting Company, la National Broadcasting Company, l’Associated Press, United Press International, Reuters, les journaux Hearst, Scripps-Howard, le magazine Newsweek, le Mutual Broadcasting System, le Miami Herald et le vieux Saturday Evening Post ainsi que le New York Herald-Tribune.
De loin, les plus précieuses de ces associations, selon les responsables de la CIA, ont été celles avec le New York Times, CBS et Time Inc.
L’utilisation par la CIA des médias d’information américains a été beaucoup plus étendue que les fonctionnaires de l’Agence ne l’ont reconnu publiquement ou même en sessions privées avec les membres du Congrès. Les grandes lignes de ce qui s’est passé sont indiscutables, les détails sont plus difficiles à trouver. Les sources de la CIA indiquent qu’un journaliste en particulier trafiquait dans toute l’Europe de l’Est pour l’Agence. Le journaliste dit que non, il venait seulement déjeuner avec les chefs de station. Les sources de la CIA disent catégoriquement qu’un correspondant bien connu de l’ABC travaillait pour l’Agence jusqu’en 1973 ; ils refusent de l’identifier. Un haut fonctionnaire de la CIA avec une mémoire prodigieuse dit que le New York Times a fourni une couverture pour une dizaine d’agents de la CIA entre 1950 et 1966 ; il ne sait pas qui ils étaient ni qui, dans la direction du journal, a fait ces arrangements.
Les relations privilégiées de l’Agence avec les « majors » de l’édition et de la radiodiffusion ont permis à la CIA de placer quelques-uns de ses agents les plus précieux à l’étranger, avec une bonne couverture, pendant plus de deux décennies. Dans la plupart des cas, les dossiers de l’Agence montrent que les fonctionnaires des plus hauts niveaux de la CIA (habituellement un administrateur ou le directeur adjoint) s’occupent personnellement d’un seul individu désigné dans la haute direction du média coopérant. L’aide fournie se présentait souvent sous deux formes : fournir des emplois et une « couverture journalistique » (dans le jargon de l’Agence) pour les agents de la CIA sur le point d’être placés dans les capitales étrangères ; et prêter à l’Agence des journalistes attitrés pour des missions particulières, y compris certains des correspondants les plus connus dans le monde journalistique.
Sur le terrain, les journalistes ont été utilisés pour aider à recruter et à traiter des étrangers comme agents ; à acquérir et évaluer des informations et déposer de fausses informations auprès de fonctionnaires de gouvernements étrangers. Beaucoup ont signé des accords de confidentialité, s’engageant à ne jamais divulguer quoi que ce soit au sujet de leurs relations avec l’Agence. Certains ont signé des contrats de travail. Certains ont été assignés à des officiers de l’Agence pour traiter certains cas spécifiques avec eux. D’autres avaient des relations moins structurées avec l’Agence, même s’ils accomplissaient des tâches semblables : ils étaient briefés par le personnel de la CIA avant les voyages à l’étranger, puis interrogés par la suite et utilisés comme intermédiaires avec des agents étrangers. De façon appropriée, la CIA utilise le terme « reporting » pour décrire une grande partie de ce que les journalistes ayant coopéré ont fait pour l’Agence. « Nous leur demandons : Voulez-vous nous faire une faveur ?, a déclaré un haut responsable de la CIA. Nous savons que vous allez en Yougoslavie. Ont-ils pavé toutes les rues ? Où avez-vous vu des avions ? Y avait-il des signes de présence militaire ? Combien de Soviétiques avez-vous vus ? Si vous rencontrez un Soviétique, obtenez son nom et épelez-le bien […] Pouvez-vous organiser une réunion ? Ou transmettre un message ? » Beaucoup de fonctionnaires de la CIA considéraient ces journalistes bien utiles comme des agents. Les journalistes avaient tendance à se considérer comme des amis de confiance de l’Agence en lui accordant des faveurs occasionnelles, généralement sans rémunération, mais pour l’intérêt national.
[…]
Au cours de l’enquête de 1976 sur la CIA par le Comité sénatorial du renseignement présidé par le sénateur Frank Church et nommée Comité Church, les membres de la commission et deux ou trois enquêteurs ont pris conscience de cette association avec la presse. Mais les hauts fonctionnaires de la CIA, dont les anciens directeurs William Colby et George Bush, ont persuadé le comité de restreindre son enquête sur la question et de délibérément dénaturer la portée réelle des activités dans son rapport final. Le rapport multi-volume ne contient que neuf pages dans lesquelles l’utilisation des journalistes est discutée dans des termes délibérément vagues et parfois trompeurs. Il n’est fait aucune mention du nombre réel de journalistes qui ont accompli des tâches secrètes pour la CIA. Il ne décrit pas non plus adéquatement le rôle joué par les cadres des journaux et des radiodiffuseurs dans la coopération avec l’Agence.
Ce genre de relations entre la presse et l’Agence ont commencé pendant les premières années de la Guerre froide. Allen Dulles, qui devint directeur de la CIA en 1953, chercha à établir une capacité de recrutement et de couverture au sein des institutions médiatiques les plus prestigieuses d’Amérique. En opérant sous le couvert de correspondants accrédités, Dulles pensait que les agents de la CIA à l’étranger se verraient accorder un degré d’accès et de liberté de mouvement impossible à obtenir sous presque tout autre type de couverture.
Les éditeurs américains, à l’instar de tant d’autres dirigeants institutionnels et du monde des affaires à l’époque, étaient disposés à consacrer les ressources de leurs entreprises à la lutte contre le « communisme international ». En conséquence, le point de vue traditionnel séparant la presse américaine et le gouvernement était souvent indiscernable. Une agence de presse était rarement utilisée pour couvrir les agents de la CIA à l’étranger sans le consentement de son propriétaire principal, du directeur ou de l’éditeur. Ainsi, contrairement à l’idée que la CIA a insidieusement infiltré la communauté journalistique, il est largement prouvé que les principaux éditeurs américains et les dirigeants de journaux se sont autorisés, à eux-mêmes et à leurs organisations, à se mettre au service des agences de renseignement. « Ne prenons pas de mauvais journalistes, pour l’amour de Dieu, s’est écrié William Colby, à un moment donné, aux enquêteurs du Comité Church. Allons à la direction, ils nous attendent à bras ouverts. » En tout, environ vingt-cinq organisations médiatiques, y compris celles qui sont énumérées au début de cet article, ont fourni une couverture à l’Agence.
En plus de la capacité de couverture, Dulles a instauré une procédure de « débriefing » dans laquelle les correspondants américains revenant de l’étranger offrent régulièrement leurs notes et leurs impressions au personnel de l’Agence. De tels arrangements, perpétués par les successeurs de Dulles jusqu’à nos jours, ont été pris avec littéralement des douzaines d’organisations médiatiques. Dans les années 1950, il n’était pas rare que des journalistes de retour soient rencontrés à bord du navire par des officiers de la CIA. « Il y avait ces gars de la CIA avec leurs cartes d’identité clignotantes qui te regardaient comme s’ils appartenaient au Yale Club », déclarait Hugh Morrow, un ancien correspondant du Saturday Evening Post, maintenant secrétaire de presse auprès de l’ancien vice-président Nelson Rockefeller. « C’était une telle routine que vous vous sentiez comme offensé s’ils ne vous abordaient pas. »
[…]
Dès le début, l’utilisation de journalistes fut parmi les entreprises les plus sensibles de la CIA, en toute connaissance de cause limitée au directeur de la Centrale et à quelques-uns de ses hauts fonctionnaires. Dulles et ses successeurs avaient peur de ce qui se passerait si la couverture d’un journaliste était révélée ou si les détails des relations de l’Agence avec la presse devenaient publics. En conséquence, les contacts avec les chefs des organisations médiatiques ont été habituellement gérées par Dulles et les directeurs successifs de l’Agence, les directeurs adjoints et les chefs de division chargés des opérations secrètes, Frank Wisner, Cord Meyer Jr., Richard Bissell, Desmond FitzGerald, Tracy Barnes, Thomas Karamessines et Richard Helms, lui-même un ancien correspondant de l’UPI [Agence de presse étasunienne, NdT]. Et, parfois, par d’autres membres de la hiérarchie de la CIA dont on savait qu’ils entretenaient des relations sociales étroites avec un éditeur particulier ou un dirigeant de la radiodiffusion.
James Angleton, qui a été récemment relevé de ses fonctions de chef des opérations de contre-espionnage de l’Agence, dirigeait un groupe complètement indépendant de journalistes-opérants qui effectuaient des missions délicates et souvent dangereuses. On en connaît peu sur ce groupe pour la simple raison qu’Angleton gardait délibérément de vagues fichiers.
La CIA a même dirigé un programme de formation officiel, dans les années 1950, pour enseigner à ses agents à être journalistes. Les officiers de renseignement ont été « formés à faire du bruit comme des journalistes », a expliqué un haut fonctionnaire de la CIA, et ont ensuite été placés dans les principales organisations d’information avec l’aide de la direction. « Ce sont les gars qui ont passé les échelons et à qui on a dit ‘Vous allez être un journaliste’ », a déclaré le responsable de la CIA. Cependant, assez peu des 400 relations décrites dans les dossiers de l’Agence suivaient ce modèle ; la plupart des personnes impliquées étaient déjà de vrais journalistes quand ils ont commencé à entreprendre des tâches pour l’Agence.
Quarante ans plus tard, l’article de Bernstein est encore l’article à lire pour comprendre la relation de la CIA avec les médias d’entreprise.
En effet, un mémo déclassifié de 1965 confirme une grande partie de ce que Bernstein a écrit en 1977. Ce mémo était adressé au directeur adjoint de la Direction du renseignement, Ray S. Cline, et révèle les noms de plusieurs journalistes de haut niveau qui « recevaient des renseignements » de la part de Cline. Par « renseignements », cependant, on peut comprendre que les journalistes recevaient simplement leurs ordres de publication de la part de la CIA. Le mémoire contient les noms de Joseph C. Hersch, de Walter Lippmann, de John Scott, de Joseph Alsop, de Wallace Carroll, de Cy Sulzberger, de Henry Gemill, de Charles Bartlett, de Max S. Johnson, de Harry Schwartz, de Bill Shannon, de Jess Cook, de Stewart Alsop, de William S, Chalmers Roberts, Murrey Marder, Charles JV Murphy, Russell Wiggins, Alfred Friendly, Tad Szulc et Kay Graham. Les journaux énumérés incluent le Christian Science Monitor, Los Angeles Times, NBC, TIME, Publishers’ Newspaper Syndicate, New York Times, Wall Street Journal, U.S. News and World Report, Saturday Evening Post, United Features Syndicate, Washington Post, Fortune, et Newsweek.
Même le résumé officiel du gouvernement des États-Unis sur le renversement du président élu de l’Iran dans les années 1950 admet que la CIA a fabriqué et inséré des histoires dans la presse américaine. Il y est écrit : « En coopération avec le Département d’État, la CIA a fait distribuer plusieurs articles dans les principaux journaux et magazines américains qui, reproduits en Iran, ont eu l’effet psychologique voulu en Iran et ont contribué à la guerre des nerfs contre Mossadegh. »
En 1975, le Comité spécial du Sénat des États-Unis chargé d’étudier les opérations gouvernementales en matière d’activités de renseignement a constaté que l’Agence avait bel et bien soumis des articles à la presse. Le président du comité Church, le sénateur Frank Church, a déclaré publiquement : « J’ai pensé que c’était une réelle préoccupation que des histoires inventées et destinées à un but national à l’étranger reviennent à la maison, circulent ici et y sont crues parce que cela signifierait que la CIA pourrait manipuler les informations aux États-Unis en la canalisant à travers un pays étranger. » En d’autres termes, le type de propagande censé être confiné à l’emploi contre les ennemis étrangers et cibler les populations étrangères est maintenant utilisé dans le pays.
Au cours d’une séance de questions et réponses au Comité Church, on a posé à un représentant de la CIA une série de questions liées à la possibilité que la CIA insère des histoires dans la presse. Il y à lire entre les lignes dans les réponses du représentant tant elles sont évidentes par ce qu’elles ne contiennent pas, à savoir un déni.
Question : « Avez-vous des gens payés par la CIA qui contribuent à une importante circulation – dans les journaux américains ? »
Réponse : « Nous avons des gens qui soumettent des articles à des revues américaines. »
Question : « Avez-vous des gens payés par la CIA qui travaillent pour des réseaux de télévision ? »
Réponse : « Je pense que cela va entrer dans le genre de euh… d’entrée dans les détails, M. le président, que je voudrais garder pour la session de direction. »
(plus tard)
Question : « Avez-vous des gens qui sont payés par la CIA qui contribuent aux agences de presse nationales, l’AP et l’UPI ? »
Réponse : « Eh bien encore une fois, je pense que nous entrons dans le genre de détail que je préférerais traiter à la séance de direction. »
Dans le livre de Deborah Davis, Katharine the Great, il est rapporté qu’un agent de la CIA a déclaré un jour au propriétaire du Washington Post, Philip Graham : « Vous pourriez obtenir un journaliste pour moins cher qu’une bonne fille de joie, pour quelques centaines de dollars par mois. »
Que le programme se poursuive jusqu’à ce jour est maintenant davantage un secret de polichinelle que quelque chose de profondément caché comme cela était le cas dans les années 1950 jusqu’aux années 1970. Cependant, jusqu’à quel point les nouvelles sont entièrement produites par la CIA et d’autres parties intéressées du gouvernement reste ce qui est généralement conservé hors de la vue du public américain et bien gardé sous clef. En 1975, l’idée que les médias d’entreprise mentent et que la CIA fabrique de fausses histoires à des fins de propagande était choquante, mais en 2017, pas tellement.
En fait, beaucoup de choses considérées choquantes en 1975 apparaissent à peine sur l’écran radar aujourd’hui. Cela montre jusqu’à quel point les Américains sont descendus dans la pente de l’acceptation de la perte de droits ou même de l’apparence de l’honnêteté. Cela est, en partie, dû aux programmes que je décris dans cet article. Et il ne dit rien du contrôle massif que la CIA et d’autres intérêts connexes exercent sur l’industrie du divertissement. L’industrie du divertissement, cependant, est un sujet bien au-delà de la portée de cet article.
Les États-Unis continuent aujourd’hui à payer des journalistes pour écrire des articles de propagande qui conviennent à leur ordre du jour. Par exemple, il a été rapporté par le New York Times lui-même en 2006 que l’administration Bush a payé un journaliste pour créer des histoires contre Cuba.
Rappelez-vous aussi le Dr Udo Ulfkotte, journaliste et politologue allemand qui a déclaré à la télévision publique que, tout en travaillant comme journaliste, il a été obligé de publier le travail d’agents du renseignement sous son propre nom. Son refus, selon lui, entraînerait la perte de son emploi.
Il a déclaré :
« Je suis journaliste depuis environ 25 ans et j’ai été formé à mentir, à trahir et à ne pas dire la vérité au public.
Mais en voyant maintenant, ces derniers mois, comment les médias allemands et américains tentent de pousser les peuples européens à la guerre, à la guerre contre la Russie, c’est un point de non retour et je vais me lever et dire que ce n’est pas bien ce que j’ai fait dans le passé, manipuler les gens, faire de la propagande contre la Russie, et ce n’est pas juste ce que mes collègues font et ont fait dans le passé parce qu’ils se sont corrompus pour trahir les gens, pas seulement en Allemagne, mais partout en Europe. »
En 2014, d’autres révélations reflétant le mémo déclassifié de 1965 sont apparues, indiquant que les journalistes reçoivent encore régulièrement des « informations » de la CIA, participent à des événements de la CIA et même remettent leurs histoires à la CIA pour commentaires et réécritures. Comme Ken Silverstein l’a écrit pour The Intercept dans son article L’homme gomme de la CIA : le journaliste du LA Times a corrigé ses articles avec l’Agence avant publication :
Un éminent journaliste du Los Angeles Times sur la sécurité nationale a systématiquement soumis des ébauches et des résumés détaillés de ses histoires aux manipulateurs de presse de la CIA avant leur publication, selon des documents obtenus par The Intercept.
Les échanges de courrier électronique entre les agents des affaires publiques de la CIA et Ken Dilanian, maintenant journaliste de l’agence de presse Associated Press qui avait précédemment couvert la CIA pour le Times, montrent que Dilanian entretenait une relation de collaboration étroite avec l’agence, promettant explicitement une couverture journalistique positive et envoyant parfois des brouillons pour correction avant publication. Dans au moins un cas, la réaction de la CIA semble avoir entraîné des changements importants dans l’histoire qui a finalement été publiée dans le Times.
« Je travaille sur une histoire sur la surveillance des frappes de drones par le Congrès qui peut présenter une bonne opportunité pour vous les gars », écrit Dilanian dans un courriel à un attaché de presse de la CIA, expliquant que ce qu’il avait l’intention de signaler serait « rassurant pour le public » au sujet des frappes de drone de la CIA. Dans un autre, après une série de va-et-vient de courriels au sujet d’une histoire en attente sur les opérations de la CIA au Yémen, il a envoyé un brouillon complet d’un rapport non publié avec en en-tête « est-ce mieux ? ». Dans un autre courriel il demande à l’agent : « Vous ne voudriez pas mettre de la désinformation sur ceci, vous ? »
Les courriels de Dilanian font partie de centaines de pages de documents que la CIA a déclassifié en réponse à deux requêtes de la FOIA qui demandait un accès aux dossiers sur les interactions entre l’Agence et les journalistes. Elles incluent des échanges de courriels avec des journalistes de l’Associated Press, du Washington Post, du New York Times, du Wall Street Journal et d’autres journaux. En plus de la relation déférente de Dilanian avec les manipulateurs de presse de la CIA, les documents montrent que l’agence invite régulièrement les journalistes à son siège de McLean, en Virginie, pour des briefings et autres événements. Parmi les reporters qui se sont adressés à la CIA figurent David Ignatius du Washington Post, les anciens médiateurs du New York Times, du NPR et du Washington Post, ainsi que Brett Baier, Juan Williams et Catherine Herridge de Fox News.
[…]
Les courriels montrent également que la CIA a demandé à Ignatius, du Washington Post, de prendre la parole lors d’une conférence de mai 2012 sur « L’avenir de l’Islam politique : défis, choix et incertitudes » pour les analystes et les décideurs du gouvernement américain. L’invitation a été faite par un courrier électronique du bureau de presse qui a déclaré que les organisateurs de la conférence « aimeraient que vous puissiez tirer parti de votre expérience de terrain, de vos rapports et d’un vaste réseau de contacts pendant le printemps arabe pour partager comment les journalistes sentent que des changements politiques, sociaux ou religieux majeurs sont en train de se produire ».
Ignace a répondu qu’il serait « heureux et honoré de le faire », mais malheureusement, il serait en voyage en Europe le jour de la conférence. La CIA a ensuite proposé « une table ronde plus petite avec nos […] gars, un peu plus tard. Une table ronde plus petite ce serait parfait », a répondu Ignatius.
[…]
Bret Baier, de Fox News, a donné une allocution sur l’importance de la charité en 2008 (qui a été signalée à l’époque), et les agents relais à la NPR, au Washington Post et au New York Times (Jeffrey Dvorkin, Michael Getler et Daniel Okrent, respectivement), sont apparus ensemble sur un panel de la CIA. La description de l’événement indiquait que le journalisme « partage certaines des mêmes missions que les analystes du renseignement ; présenter l’information d’une manière impartiale et remettre en question les opinions courantes ». Les agents relais pourraient aider la CIA à « voir comment les journalistes traitent certaines de nos difficultés professionnelles et éthiques communes ». (La date exacte de la réunion n’est pas clairement indiquée dans les documents, mais cela pourrait avoir été en 2009 ou avant.)
En 2007, Juan Williams, alors à la NPR en plus de son rôle à Fox News, a prononcé un discours parrainé par le Bureau des plans et programmes de diversité de l’Agence. Au cours de son discours, Williams a vanté le personnel de la CIA comme étant « le meilleur et le plus brillant », et a déclaré que les Américains admiraient l’agence et lui faisaient confiance « pour guider la nation et l’avenir de la nation ».
En 2007 également, le vénéré journaliste John Pilger a prononcé un discours à la Conférence 2007 sur le socialisme y décrivant comment la propagande est devenue un facteur important et omniprésent dans notre vie. Il a dit :
« Nous savons maintenant que la BBC et d’autres médias britanniques ont été utilisés par le service de renseignement secret britannique MI-6. Dans ce qu’ils ont appelé Opération Appel des masses, les agents du MI-6 ont fabriqué et diffusé des histoires au sujet des armes de destruction massive de Saddam, telles que des armes cachées dans ses palais et dans des souterrains secrets. Toutes ces histoires étaient fausses.
***
Une de mes histoires préférées au sujet de la Guerre froide concerne un groupe de journalistes russes qui faisaient une tournée aux États-Unis. Le dernier jour de leur visite, ils ont été invités par l’hôte pour faire part de leurs impressions ». « Je dois vous dire, dit le porte-parole, que nous sommes étonnés de constater après avoir lu tous les journaux et regardé la télévision quotidiennement, que toutes les opinions sur tous les sujets vitaux sont les mêmes. Pour obtenir ce résultat dans notre pays, nous envoyons des journalistes au goulag. Nous arrachons même leurs ongles. Ici, vous n’avez rien à faire. Quel est le secret ? ».
Un an plus tard, Nick Davies a écrit ce qui suit dans le journal The Independent :
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, il existe une stratégie concertée pour manipuler la perception globale. Et les mass medias fonctionnent comme des assistants complaisants, manquant à la fois de résister et de dévoiler ce phénomène.
La facilité avec laquelle cette machination a pu se mettre en place reflète une faiblesse structurelle rampante qui afflige maintenant la production de nos informations. J’ai passé les deux dernières années à la recherche d’un livre sur le mensonge, la distorsion et la propagande dans les médias.
La Lettre de Zarqaoui, publiée en première page du New York Times en février 2004, faisait partie d’une série de documents hautement suspects qui auraient été écrits par, ou à, Zarqaoui et qui ont été publiés dans les médias d’information.
Ce matériel est produit, en partie, par des agences de renseignement qui continuent de travailler sans surveillance efficace ; et aussi par une structure nouvelle et assez anodine de « communications stratégiques » qui a été initialement conçue par les colombes du Pentagone et de l’Otan qui voulaient utiliser des tactiques subtiles et non violentes pour faire face au terrorisme islamiste mais dont les efforts sont mal réglementés et mal supervisés. Le résultat en est que certains de ses pratiquants se déchaînent et s’engagent dans les arts noirs de la propagande.
***
Le Pentagone a maintenant désigné les « opérations d’information » comme sa cinquième « compétence de base » aux côtés des forces terrestres, maritimes, aériennes et spéciales. Depuis octobre 2006, chaque brigade, division et corps de l’armée américaine a son propre élément « psyop » produisant des résultats pour les médias locaux. Cette activité militaire est liée à la campagne de « diplomatie publique » du Département d’État qui comprend le financement de stations de radio et de sites Web d’actualités. En Grande-Bretagne, la Direction du ciblage et des opérations d’information du ministère de la Défense collabore avec des spécialistes de 15 psyops britanniques, basées à l’école de sécurité et de renseignement de la défense de Chicksands, dans le Bedfordshire.
Dans le cas du renseignement britannique, on peut voir cette combinaison de propagande impudente et d’échec de la surveillance du travail dans le cas de l’opération Mass Appeal. L’ancien inspecteur des armements de l’ONU, Scott Ritter, a expliqué dans son livre, Iraq Confidential, comment, à Londres en juin 1998, il a été présenté à deux « spécialistes de la propagande noire » du MI-6 qui voulaient lui donner des documents qu’il pourrait diffuser grâce « aux éditeurs et aux journalistes qui travaillent avec nous de temps en temps ».
En 2013, un autre lien évident entre le Washington Post et la CIA est apparu quand il a été révélé que Jeff Bezos, seul propriétaire du Washington Post, propriétaire d’Amazon, avait conclu un accord avec la CIA concernant l’infrastructure de la technologie cloud. Cela remet en question l’indépendance de la couverture du Washington Post sur les activités de la CIA et la capacité du journal à choisir de publier ou non les histoires fabriquées par l’Agence. Comme l’a constaté RootsAction.org, « l’accord Amazon-CIA pourrait bien n’être qu’un début ». Le groupe a répondu : « L’offre d’Amazon n’était pas la moins chère, mais elle a quand même gagné le contrat de la CIA en offrant le haut de gamme technologique du cloud computing. […] Bezos vante personnellement et publiquement les services internet d’Amazon et Amazon cherchera à passer de futurs contrats avec la CIA. »
Robert McChesney est co-auteur du livre Dollarocracy : comment l’argent et les médias détruisent le système électoral étasunien et l’auteur de La déconnexion numérique : comment le capitalisme utilise Internet contre la démocratie. Il est aussi professeur de communications à l’université de l’Illinois. Lorsqu’on lui a demandé de commenter la relation Washington Post-Bezos-CIA-Amazon, il a répondu :
« Lorsque le principal actionnaire de l’une des plus grandes sociétés du monde bénéficie d’un contrat massif avec la CIA, d’une part, et que ce même milliardaire possède le Washington Post, d’autre part, cela pose de sérieux problèmes. Le Washington Post est incontestablement le journal politique de référence des États-Unis, et la manière dont il couvre la gouvernance fixe l’ordre du jour pour l’équilibre des médias d’information. Les citoyens ont besoin de lire au sujet de ce conflit d’intérêt dans les colonnes du Washington Post lui-même. »
[…]
« Si un ennemi officiel des États-Unis était dans une situation comparable – disons que le propriétaire du journal dominant à Caracas reçoive 600 millions de dollars en contrats secrets du gouvernement Maduro, le Washington Post lui-même mènerait le chœur hurlant pour dénoncer ce journal et ce gouvernement qui moquent ainsi le concept de presse libre. Il est temps pour le Washington Post de prendre une dose de sa propre médecine. »
L’un des plus récents exemples de participation de la CIA aux médias a été l’éviction de Michael Flynn, ancien conseiller à la sécurité nationale du président Donald Trump. Alors que pratiquement tous les grands médias se sont joints à l’hystérie pour pousser à la démission de Flynn, ce qui est en soi une raison suffisante pour suggérer une campagne coordonnée, il est également important de noter que les « fuites » concernant la conversation ont été initialement imprimées dans le Washington Post, un journal longtemps reconnu comme le « journal des fuites » de la CIA, comme il est montré dans cet article. En fait, c’est le procureur général suppléant laissé par l’administration Obama, Sally Q. Yates, qui a émis l’avertissement à l’administration Trump concernant les déclarations de Flynn et la conversation avec l’ambassadeur russe.
Pire encore, l’attaque contre Flynn a été lancée avant que Trump n’ait pris ses fonctions. Au cours des derniers jours de l’administration Obama, le directeur de la CIA, John Brennan et James Clapper, le directeur du Bureau du renseignement national, deux personnes ayant participé aux deux ridicules scandales d’« interférence russe dans les élections », sans pouvoir montrer aucune preuve, ont surveillé les conversations de Flynn en faisant valoir que sa nomination constituerait un risque potentiel pour la sécurité nationale et l’administration Trump. Comme le Washington Post lui-même l’a écrit,
Dans les derniers jours de l’administration Obama, James R. Clapper Jr., qui était le directeur du renseignement national, et John Brennan, le directeur de la CIA à l’époque, partageaient les préoccupations de Yates et ont souscrit à sa recommandation d’informer la Maison Blanche de Trump. Ils craignaient que « Flynn se soit mis dans une position compromettante » et pensaient que Pence avait le droit de savoir qu’il avait été induit en erreur, selon l’un des fonctionnaires qui, comme d’autres, ont parlé sous couvert d’anonymat pour discuter des questions de renseignement.
Comme l’a souligné l’ancien député de l’Ohio, Dennis Kucinich, il est important de se rappeler qu’un appel téléphonique du nouveau conseiller à la Sécurité nationale du président élu des États-Unis a été « intercepté » par la communauté du renseignement puis distribué aux médias pour diffusion. C’est une pièce incroyablement importante du puzzle, démontrant que toute l’affaire fait clairement partie d’une opération de renseignement.
« Le cœur de cette affaire est un effort par certains dans la communauté du renseignement pour bloquer toute relation positive entre les États-Unis et la Russie, a déclaré Kucinich.
Il y a des gens qui tentent de séparer les États-Unis et la Russie pour que ce regroupement entre le renseignement, l’industrie et les militaires puisse s’enrichir », a-t-il ajouté.
Kucinich a également déclaré : « On assiste à une manigance à l’intérieur de la communauté du renseignement où certains veulent séparer les États-Unis de la Russie de manière à relancer la guerre froide.
Ce qui se passe dans la communauté du renseignement avec ce nouveau président est sans précédent. Ils font tous les efforts pour le renverser. On ne sait plus où se trouve la vérité.
Il y a quelque chose de très mauvais dans la communauté du renseignement » a-t-il conclu.
Lorsqu’on lui a demandé ce que Donald Trump devait faire, Kucinich a répondu : « Avant tout, il doit se créer son propre service de renseignement. Vous savez ? Ce n’est pas une blague. Ceci est une affaire sérieuse. S’il ne contrôle pas l’origine de l’information, il ne saura jamais la vérité, le peuple américain ne connaîtra pas la vérité et nous pourrons partir en guerre avec presque n’importe quel pays. Soyez très prudent, c’est mon avertissement de ce matin. »
Si la CIA / la communauté du renseignement est derrière la controverse, l’histoire doit sortir d’une manière ou d’une autre et cette « manière » est le célèbre Washington Post de la CIA ainsi que les journaux du même acabit.
Bien que, littéralement, des volumes de documents puissent être écrits pour documenter et expliquer la relation de la CIA avec les principaux médias américains (et étrangers) et la manipulation des consciences qui en découle, il n’en demeure pas moins que pratiquement tout ce qui a été rapporté dans la presse commerciale a été au moins approuvé et autorisé à être diffusé par des pouvoirs bien supérieurs à ceux de la rédaction. Il est donc remarquable de signaler qu’il suffit qu’une seule agence de presse, en général Reuters ou Associated Press, rapporte une information et tous les autres grands médias suivent le même exemple, rapportant la même information, avec la même perspective que tous les autres. En un sens, il est seulement nécessaire d’influencer les deux agences de presse et l’on a des niveaux drastiques d’influence sur l’ensemble des médias commerciaux (maintenant composé de seulement six entreprises). La CIA, cependant, exerce une influence sur de nombreux autres médias que seulement Reuters et AP.
Malheureusement, les Américains, victimes de la même propagande qui les a persuadés que les États-Unis sont le pays le plus libre au monde avec la presse la plus libre, continuent à s’en prendre de nouveau au soit disant « agresseur » et défendent leurs médias comme si ils étaient la référence suprême. Comme Zbigniew Brzezinski l’a dit une fois : « Dans peu de temps, le public sera incapable de raisonner ou de penser par lui-même. Ils ne seront capables que de répéter les informations qu’ils ont reçues aux informations de la soirée précédente. » Cette information leur est fournie par les abeilles ouvrières d’une oligarchie d’élite qui a l’intention de contrôler les opinions, les pensées et l’orientation des Américains, un objectif qu’ils ont presque atteint, si ce n’est déjà fait, en partie parce que la CIA a accès aux quantités massives de données numériques volontairement fournies par les entreprises et acheminées vers la NSA aux fins de surveillance, de profilage et de manipulation. Ces seules données ont permis au ministère de la Défense de créer des avatars individuels qui peuvent prédire le comportement de chaque homme, femme et enfant dans le pays.
Les informations fournies dans cet article ne forment que la pointe de l’iceberg des techniques de fabrication du consentement utilisées par l’establishment anglo-saxon.
Notes
1. Davis, Deborah (1979). Katharine The Great : Katharine Graham et le Washington Post. Harcourt Brace Jovanovich. ISBN 0151467846.
2. Idem
Traduit par Wayan, relu par Michèle pour le Saker Francophone
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