Le Grand Soir, 24 février 2014



Venezuela : c’est l’opposition qui est anti-

démocratique


Jerome Roos



Ne vous laissez pas berner par la vue de manifestations au Venezuela : cette fois les méchants anti-démocratiques ne sont pas au gouvernement mais dans l’opposition pro-américaine


(…) Je suis de plus en plus frustré par l’absence totale d’information équilibrée sur le Venezuela dans les médias internationaux, y compris dans des publications de centre-gauche comme The Guardian ; la facilité apparente avec laquelle les camarades de la gauche libertaire ignorent les événements au Venezuela comme s’ils étaient en quelque sorte « étrangers » à notre cause , tout simplement parce nous ne sommes pas censés avoir une affinité idéologique étroite avec le chavisme, et la base mal informée sur laquelle de nombreux militants et même mouvements importants ont pris le parti des manifestants contre le gouvernement, partageant aveuglément la propagande de l’opposition de droite et répercutant les interprétations superficielles et dangereusement bornées sur les manifestations. J’ai l’intention d’écrire plus longuement sur ce sujet, mais voici déjà quelques réflexions :


1. Ce n’est pas parce que des gens sont dans la rue qu’ils sont de notre côté.
Nous vivons à l’ère du manifestant, et les protestations violentes sont devenues le spectacle médiatique par excellence (en français dans le texte - Ndt]. Dans le sillage de l’occupation de la place Tahir, nous avons été conditionnés à ressentir automatiquement de la sympathie pour tous les hommes et les femmes qui prennent les rues pour faire face aux cordons de la police anti-émeute. Il y a une vidéo YouTube qui circule sur le web où une Vénézuélienne avec un odieux accent de la classe supérieure américaine raconte l’héroïque soulèvement étudiant du Venezuela contre un « gouvernement illégitime ». A première vue, la vidéo - qui a recueilli plus de 2 millions de visites à ce jour - semble correspondre parfaitement aux récits des soulèvements mondiaux. Mais quiconque se soucie de faire un peu de vérification ou de recherche de fond va rapidement découvrir que les manifestations au Venezuela n’ont pas grand chose à voir avec Occupy ou le mouvement étudiant chilien.


2. Les manifestations au Venezuela sont (au moins en partie) orchestrées par l’oligarchie de droite.
Rétablissons les faits : beaucoup de Vénézuéliens prennent les rues avec des griefs légitimes contre la criminalité, une forte inflation et les pénuries alimentaires - et il ne fait aucun doute que la police anti-émeute vénézuélienne est violente envers un grand nombre de ces manifestants. Toute brutalité policière doit être fermement condamnée. Les Vénézuéliens devraient être autorisés à exprimer librement leur indignation en public sans crainte de répression. Mais à cet égard, il convient de souligner qu’au moins deux des principaux griefs des manifestants ont été délibérément amplifiés par l’élite oligarchique elle-même : grâce à une vaste accumulation et le trafic des produits de consommation (donnant lieu à des pénuries et à une inflation des prix) et la spéculation massive sur le marché des devises (provoquant une baisse du Bolívar et alimentant encore plus l’inflation ). C’est précisément le type de guerre économique à laquelle l’opposition chilienne pro-américaine a fait appel avant le renversement de Salvador Allende en 1973.


En outre, même si les manifestations ont d’abord commencé comme une mobilisation étudiante lors de Journée nationale de la jeunesse (12 Février), depuis la semaine dernière elles sont effectivement menées sous la direction de la section de l’aile la plus à droite de l’alliance de l’opposition, Mesa de la Unidad Démocratique (MUD - « boue » en anglais, ça ne s’invente pas - NdT), dirigée par Maria Corina Machado et Leopoldo López. En tant que dirigeants vociférants de la faction la plus anti-démocratique de l’élite oligarchique, López et Machado ont appelé activement au renversement du gouvernement démocratiquement élu de Nicolas Maduro et ont exhorté à la poursuite des manifestations violentes jusqu’à ce qu’il démissionne. Au cours des 15 dernières années, ces personnes ont démontré leur intention de rétablir à tout prix leurs privilèges de classe, même au prix de victimes parmi la population en général. Ils alimentent délibérément la violence et les troubles sociaux dans le but de délégitimer et évincer le gouvernement.


3. L’opposition vénézuélienne reçoit le soutien actif des États-Unis. Bien qu’il n’y ait aucune preuve que les protestations actuelles aient été directement machinées par la Maison Blanche ou la CIA, il est de notoriété publique que les principaux groupes d’opposition vénézuéliens reçoivent des millions de dollars d’appui financier du gouvernement américain et d’ONG et groupes de réflexion basés aux États-Unis. En 2008, un chef de file du mouvement étudiant du Venezuela - qui avait organisé une protestation anti-Chavez similaire en 2007 - a remporté le Prix Milton Friedman d’un montant de $ 500.000, attribué par la droite libertarienne du CATO Institute, financé par les principaux sponsors d’entreprise comme les frères Koch et la Ford Fondation, et dirigé par un « fervent dévot » d’Ayn Rand, et mue par la mission zélée de défendre « les principes de liberté individuelle, de gouvernement limité, de marchés libres et de paix. »


Dans l’ensemble, on estime que les divers programmes de « sensibilisation des jeunes » au Venezuela ont reçu au moins 45 millions de dollars de la part de leurs parrains américains. De plus, l’administration Obama a alloué au moins 5 millions de dollars pour appuyer directement les partis de l’opposition du Venezuela jusqu’en 2014 - sans mentionner les liens secrets qui existent sans aucun doute entre l’opposition et les services de renseignement des États-Unis. Tout cela s’ajoute aux dizaines de millions de dollars qui ont été donnés à l’opposition au cours des dernières années. Ce qui n’est pas vraiment surprenant étant donné que le Venezuela est assis sur les plus grandes réserves connues de pétrole au monde, pas très loin des Etats-Unis.


4. Le caractère démocratique du gouvernement de Maduro n’est pas contestable. L’opposition pro-américaine, qui appelle désormais ouvertement pour une salida (une sortie) de Maduro, considère que son gouvernement est « illégitime ». Ce qui est absurde, parce que même selon les normes restreintes du constitutionnalisme libéral, la légitimité démocratique de l’administration de Maduro est inégalée. En 15 ans, le Parti socialiste uni a remporté 18 élections et perdu un seul. Le système électoral du Venezuela a été décrit par l’ancien président américain Jimmy Carter - qui a observé les élections dans 92 pays différents sur tous les continents - comme « le meilleur système au monde ». Il y a tout juste deux mois, en Décembre 2013, le gouvernement a remporté 76 % de toutes les municipalités locales dans les élections à mi-mandat et a infligé une défaite décisive à l’opposition, menée par le « modéré » Henrique Capriles, par plus de 10 pour cent d’écart de voix. Plus encore, le gouvernement a travaillé activement avec les mouvements de base pour créer une des expériences les plus dynamiques au monde en matière de démocratie directe et participative, donnant naissance à des milliers de conseils communaux, des centaines de communes et des dizaines de milliers de coopératives dirigées par les travailleurs. Il n’y a pas d’autre pays au monde où la participation des citoyens à la vie politique et à l’économie est stimulée aussi activement par l’État qu’au Venezuela.


5. L’opposition de droite est elle-même totalement anti-démocratique. Les forces réellement dangereuses au Venezuela ne se trouvent actuellement pas à l’intérieur du « gouvernement illégitime », mais dans le secteur totalement anti-démocratique de l’opposition de droite. Un examen rapide des deux leaders de l’opposition - Maria Corina Machado et Leopoldo López – est suffisamment révélateur. Tous deux étaient signataires de l’infâme décret Carmona de 2002, qui a dissout temporairement le gouvernement Chávez suite à une tentative de coup d’Etat par l’élite oligarchique et des éléments de droite de l’armée. López, quant à lui, a orchestré des affrontements violents devant le palais présidentiel, provoquant des dizaines de morts qui ont servi de prétexte au coup d’état. Pendant le coup d’état, López a même personnellement participé à l’arrestation inconstitutionnelle (c’est à dire à l’enlèvement) du ministre de l’Intérieur Ramon Rodriguez Chacin.


Lorsque les mouvements et les éléments loyalistes dans l’armée ont réinstauré le président, Chávez a décidé de ne pas chercher la vengeance et a permis aux conspirateurs d’aller libres. Machado a ensuite fondé Súmate, une « ONG » qui a reçu un financement de la National Endowment for Democracy à Washington (où elle a été accueillie par le Président George W. Bush en personne), qui a joué un rôle central dans le référendum révocatoire qui visait à chasser Chávez deux ans après le coup d’Etat manqué. López a été autorisé à rester maire de Chacao, le quartier le plus riche de Caracas, avant d’être poursuivi par le gouvernement sur ​​des accusations de corruption en 2006. En 2007, López a été filmé en train de planifier la provocation d’une nouvelle crise politique en créant une instabilité sociale. Est-il vraiment tiré par les cheveux que de le soupçonner d’être impliqué dans une nouvelle tentative de déstabilisation du gouvernement par des moyens violents et anti-démocratiques ?


6. Les manifestations de 2014 ressemblent à une rediffusion de la période qui a précédé le coup d’État de 2002. Tout ce qui précède révèle des parallèles historiques troublants entre le coup d’état manqué de 2002 et la persistance des troubles actuels au Venezuela : des personnalités de l’opposition, financés par les Etats-Unis, provoquent délibérément des troubles sociaux dans l’espoir que la violence qui en résultera délégitime le gouvernement, de sorte que la droite puisse prendre le pouvoir. Une fois de plus, l’élite oligarchique cherche à obtenir par des moyens autoritaires ce qu’elle n’a pas réussi à obtenir par des moyens pacifiques : l’éviction du gouvernement socialiste et la répression de la révolution bolivarienne et son expérience radicale de démocratie directe, de solidarité sociale et de contrôle par les travailleurs.


Tout cela illustre le niveau de désespoir de l’opposition : d’abord ils ont tenté un coup d’Etat militaire puis, lorsqu’il a échoué, ils ont tenté de renverser le gouvernement par une grève du secteur pétrolier ; quand cela a échoué , ils ont tenté en vain un référendum révocatoire puis ensuite, à court d’idées, ils ont simplement boycotté les élections à l’Assemblée nationale sans aucune raison légitime ; en 2007, ils ont tenté une rébellion d’étudiants et ensuite, après la victoire de Maduro dans les élections de l’année dernière, Capriles n’a cessé d’exiger une recompte des voix en refusant de reconnaître le résultat des élections, même s’il était clair pour tout le monde - y compris pour les observateurs indépendants - qu’il avait perdu. Enfin, après la défaite humiliante de Capriles dans les élections municipales de décembre, l’aile droite de l’opposition a décidé d’abandonner la voie électorale et de revenir aux vieilles tactiques des préparatifs du coup d’Etat de 2002. Comme précédemment, ces manœuvres anti-démocratiques peuvent finir par se retourner contre la droite en ralliant les mouvements de base derrière le gouvernement et en renforçant davantage la position interne de Maduro dans le Parti Socialiste Uni.


7. Le problème, ce sont les médias. Un point crucial : la raison pour laquelle si peu de gens semblent être au courant de tout ce qui précède est tout simplement parce qu’il n’y a pratiquement aucune information équilibrée sur le Venezuela, et parce que beaucoup de gens sont suffisamment simples d’esprit pour gober tout ce qu’ils lisent sur ​​Twitter ou Facebook sans effectuer la moindre vérification ou recherche. Quand il s’agit du Venezuela, en particulier, les médias internationaux - y compris les bien-aimés médias « progressistes » tels que The Guardian - sont tellement remplis de merde qu’ils sont devenus une source d’embarras pour la profession de journalistes en tant que telle, tandis que les réseaux sociaux se retrouvent tellement inondés de mensonges et de propagande que certains spécialistes des médias devront sérieusement réviser leurs théories post-2011 sur les effets « démocratiques » de Facebook et Twitter.


Les médias internationaux adorent parler de la répression de Chávez et Maduro contre les médias vénézuéliens et leur censure du débat public, mais il s’avère que, comme à l’Ouest, les médias vénézuéliens sont majoritairement privés et détenus par les élites les plus riches du pays. En 2012, la BBC a noté que seulement 4,58% des radios et télévisions étaient détenues par l’état. Les trois journaux nationaux - El Universal , El Nacional et Ultimas Noticias, représentant 90 % du lectorat du pays - sont tous anti-gouvernementaux. Parmi les quatre principales chaînes de télévision nationales, trois - Venevisión , Globovision et Televen, qui représentent là aussi 90 % d’audience - sont alignés avec l’opposition. Les médias internationaux (ainsi que les administrateurs de comptes Facebook et Twitter d’importants mouvements sociaux) ne font que relayer le récit de droite qui émane du paysage médiatique vénézuélien très concentré, sans se poser la moindre question.


8. Le Venezuela constitue un défi pour les États-Unis et son hégémonie néolibérale. La distorsion inhérente des médias est l’une des raisons principales pour lesquelles vous n’avez jamais lu que l’inégalité des revenus au Venezuela – qui était une des plus élevées en Amérique latine - est devenue la plus faible du continent, tandis que le partage de la croissance et les programmes sociaux de redistribution ont réduit la pauvreté de moitié et réduit l’extrême pauvreté de 70 % depuis 2002 . L’analphabétisme a été éradiqué et de vastes améliorations ont été apportées en matière de santé, de logement et d’éducation. Voici quelques indicateurs du progrès social : la mortalité infantile a diminué de plus d’un tiers, le nombre de bénéficiaires de la sécurité sociale a plus que doublé, le nombre de médecins dans le secteur public a été multiplié par 12 entre 1999 à 2007, et fournit des soins à des millions des Vénézuéliens n’y avaient pas accès, et le taux de scolarisation a plus que doublé entre 1999 et 2008.


Voilà le « régime maléfique » que l’opposition de droite pro-américaine espère renverser. En réalité, il s’agit d’une expérience de socialisme démocratique qui cherche à construire un pouvoir populaire à travers des institutions de démocratie directe tels que les conseils, les communes et les coopératives. Bien sûr, ce processus est déchiré par des contradictions internes et marqué par d’importantes lacunes. Je ne suis pas chaviste et je n’ai pas d’illusions qu’un appareil bureaucratique, une violence urbaine et une économie troublée constitueraient en quelque sorte une utopie socialiste. Mais nous sommes clairement en présence ici de quelque chose qui rend fous les États-Unis et l’élite vénézuélienne : un régime populaire qui conteste l’hégémonie du néolibéralisme et qui construit ses propres institutions d’organisation communautaire qui pourraient un jour compléter voire même remplacer l’état bourgeois. Ce qui signifie que même si la droite reprenait un jour le pouvoir, elle serait confrontée à un contre-pouvoir populaire formidable dans les quartiers et les lieux de travail. Les socialistes libertaires et les mouvements autonomes d’ailleurs ne doivent pas nier ces avancées importantes, mais se tenir aux côtés des mouvements de base au Venezuela qui cherchent à se défendre contre cette attaque anti-démocratique menée par l’élite soutenue par les Etats-Unis, tout en restant farouchement critiques envers toutes les formes de brutalités policières et de répression d’État menée contre les manifestants au nom d’un gouvernement socialiste.


Même si la gauche vénézuélienne a accompli d’importants progrès sociaux, cela ne signifie pas que nous devrions faire aveuglément l’éloge du gouvernement de Maduro ou du chavisme en général (…). Mais cela signifie certainement que nous - en tant que militants, journalistes et organisateurs - devrions commencer par effectuer quelques vérifications avant de régurgiter stupidement la propagande superficielle dont les médias nous abreuvent tous les jours.


(…)


¡ La lucha sigue !

 

Traduction "pas mal pour un Libertaire" par VD pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.

 

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