Califat islamique : comment ça marche ?
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Cf2R (Centre Frannçais de Recherche sur le Renseignement), 13 août 2014
Califat Islamique : comment ça marche ?
Alain Rodier
Le monde a été stupéfait par les succès remportés par l'Etat islamique d'Irak et du Levant (EIIL) ou Daesh, devenu depuis l'Etat islamique (EI), qui a établi le califat sur les territoires qu'il contrôle en Syrie et en Irak. Même le président Obama a déclaré que l'avance des forces islamiques avait été « plus rapide que prévu ». On peut se demander ce que font ses si distingués services de renseignement. Pour parvenir à comprendre comment fonctionne l'EI et son chef, le « calife Ibrahim » (Abou Bakr al-Bagdhadi), les deux premiers numéros de Dabiq, une revue publiée en version papier et sur le net par Al Hayat Media Center, l'organe de propagande du mouvement, sont très utiles à décrypter
Le camp du « bien » s'oppose à celui du « mal »
Tout d'abord le symbole du titre Dabiq. Il s'agit d'une localité située au nord de la Syrie, dans la région d'Alep, où devrait se tenir la bataille finale entre le « bien » et le « mal » : une sorte d'Armageddon. Cette théorie a été mise en exergue par le père fondateur du mouvement, le Jordanien Abou Moussab al-Zaqaoui, tué en 2006 par les Américains après trois ans de lutte acharnée et déjà extrêmement cruelle. Il déclarait à l'époque : « l'incendie a été allumé en Irak et sa chaleur s'intensifiera encore - avec la permission d'Allah- jusqu'à ce qu'elle consume les armées croisées à Dabiq ». Son extrémisme était tel que même le docteur Al-Zawahiri, alors numéro deux d'Al-Qaida, avait officiellement réprimandé sa conduite. Après sa mort, l'Etat islamique d'Irak s'était fait plus discret, d'autant qu'il était alors combattu par des tribus sunnites rassemblées sous la supervision des Américains dans le mouvement Sahwa (« réveil » en arabe), aussi appelé « Fils de l'Irak ».
Pour l'EI, la notion d'ennemi est d'autant plus vaste que le camp du « bien » est uniquement composé de musulmans qui respectent strictement l'islam des origines en excluant tous les apostats (les traîtres), au premier rang desquels se trouvent les chiites. Le camp du « mal » comprend les kafirs (mécréants) et les hypocrites dans lesquels se trouvent tous les dirigeants des pays musulmans. En fait, comme Oussama Ben Laden, Al-Baghdadi les considère comme des corrompus. Les kafirs sont d'abord les Juifs - l'EI étant antisémite par nature -, les croisés (les chrétiens dans leur ensemble) et les membres de toutes les autres religions. Personne n'est épargné !
En tête des nations ennemies se trouvent les Etats-Unis et la Russie, en soulignant que pour l'EI, ce sont les Juifs qui sont aux manettes de ces Etats. Nul doute que comme Hitler, al-Baghdadi est un lecteur assidu des protocoles des sages de Sion... A la différence d'Al-Qaida qui ne s'est jamais vraiment intéressé à Israël, l'EI menace aussi directement l'Etat hébreu. A propos de Gaza, il déclare « ce n'est qu'une question de temps et de patience avant que l'EI ne rejoigne la Palestine pour combattre les Juifs barbares qui se cachent derrière les arbres Gharqad ». A propos de cet arbre qui a été planté en nombre en terre d'Israël, un hadith proclamerait : « l'heure suprême ne se dressera pas avant que les musulmans ne combattent les Juifs. Les musulmans tueront les Juifs jusqu'à ce que les rescapés de ces derniers se réfugient derrière les pierres et les arbres qui appelleront les musulmans en disant : Oh musulman ! Oh serviteur d'Allah ! Voilà un Juif derrière moi, viens le tuer, exception faite de l'arbre du Al-Gharqad qui est l'un des arbres des Juifs ». L'EI reprend cette sombre déclaration à son compte, ce qui ne laisse aucun doute quant à ses intentions.
En dehors de cet antisémitisme virulent, l'EI présente ses adversaires comme ayant quatre caractéristiques : l'arrogance, l'envie, la colère et le désir. Il faut reconnaître que l'Occident en général, et les Etats-Unis en particulier, font tout pour répondre à cette définition. Malgré les abominations auxquelles se livrent les activistes de l'EI, il faut comprendre que, pour eux, leur guerre est avant tout « morale », l'Occident étant considéré comme décadent et fourbe et les dirigeants musulmans comme ses « valets ».
Le recrutement de nouveaux activistes
Un des points faibles de l'EI est le nombre de ses activistes estimé à 25 000 à l'été 2014 (15 000 en Irak, 10 000 en Syrie). Or, les étendues à couvrir sont immenses et les fronts nombreux. Un de ses objectifs consiste donc à recruter en masse de nouveaux adeptes, surtout parmi la jeunesse qui ne trouve pas sa place dans la société. Ainsi, beaucoup de militants appartenant à d'autres mouvements islamiques en Syrie et en Irak rejoignent aujourd'hui l'EI. Il faut dire qu'en dehors du discours idéologico-religieux musclé, les soldes y sont bien plus attrayantes. Sur le plan psychologique, l'accent est mis sur le « retour à la dignité » des musulmans perpétuellement « humiliés » et « opprimés ». De plus, les victoires successives remportées depuis un an constituent une motivation supplémentaire.
La revue Dabiq vise essentiellement les jeunes des autres pays, en particulier ceux du Maghreb qui fournit déjà un des contingents étrangers les plus important, fort de plusieurs milliers de combattants. Suivent les Saoudiens qui ne peuvent mener le djihad dans leur pays d'origine tant la répression y est actuellement efficace. Ces derniers ont le choix entre deux terrains de chasse : le Yémen voisin (Al-Qaida dans la péninsule arabique, AQPA) et le front syro-irakien (EI). Le problème est qu'AQPA est encore fidèle à Al-Qaida central alors que l'EI a rompu ses liens avec Al-Zawahiri depuis l'été 2013.
Fait extrêmement troublant, de plus en plus de jeunes garçons sont associés aux combattants qui n'hésitent pas à faire venir les membres de leurs familles. Ils sont soumis à l'horreur des combats et surtout des exécutions. Les djihadistes voudraient décérébrer ces enfants qu'ils ne s'y prendraient pas autrement. L'objectif est de préparer une nouvelle génération de combattants impitoyables qui mènera le djihad une fois que leurs aînés auront disparu. Cela démontre, une fois de plus, que la notion du temps qui passe est différente en Orient qu'en Occident. La guerre est prévue sur des générations, ceux qui la mènent aujourd'hui savent très bien qu'ils n'en verront pas la fin. Seul l'objectif final compte : établir le califat mondial.
La tactique
Depuis l'origine, le mouvement pratique une tactique du faible au fort qui s'avère payante. Dans un premier temps, il infiltre les régions convoitées afin d'y mener des opérations terroristes. Elles ont pour objectif la déstabilisation des autorités locales. Cette période porte le nom de nikaya. En cette occasion, des contacts sont forgés avec d'autres groupes rebelles présents sur place - en particulier des tribus sunnites - de manière à s'assurer leur collaboration future. Pour ce faire, des promesses leurs sont faites comme l'assurance de se voir attribuer des biens et que justice leur sera rendue une fois la bataille gagnée. L'espoir de ces groupes réside dans l'établissement d'un nouvel ordre dans lequel ils auront toute leur place, ce qui les motive considérablement. Cette phase doit conduire à un tel chaos que les autorités seront obligées de se replier. C'est ce qui vient de se passer en Irak et qui se déroule maintenant en Syrie.
La deuxième phase appelée Idarah al-Tawahhush (l'administration de la sauvagerie) consiste à prendre le contrôle d'une région en terrorisant l'ennemi par des actions cruelles savamment diffusées. L'EI est passé maître dans la science de la propagande, en particulier sur le net. Le but et de plonger l'adversaire dans l'effroi et d'écraser toute velléité de résistance de la part des populations civiles. L'EI a aussi bénéficié de l'apport d'armements lourds récupérés sur les armées syrienne et irakienne. La difficulté est de trouver les servants aptes à les mettre en œuvre correctement. Les anciens militaires irakiens qui ont basculé du côté de l'EI peuvent servir d'instructeurs avisés. Cela dit, la logistique devrait manquer et nombre de ces armements pourraient être rapidement hors d'usage. Toutefois, une grande inquiétude provient des missiles sol-air à courte portée (Manpads) qui représentent un réel danger par l'aviation adverse. Ces armements semblent être en parfait état de marche, à la différence de ceux qui sont arrivés au Sahel en provenance des arsenaux libyens, suite à la guerre de 2011. Cette menace oblige les aéronefs évoluant au dessus des zones tenues par l'EI à voler à haute altitude diminuant d'autant l'efficacité des tirs air/sol. Des pertes ne sont pas à exclure dans les semaines à venir.
Face aux premières frappes américaines, les djihadistes sont en train de changer leur tactique. Il n'est plus question d'exhiber des convois de rutilants véhicules 4X4 ; désormais la dissimulation au milieu des populations civiles et le combat en localités ont la priorité. Il est à craindre que des commandos soient infiltrés derrière les lignes adverses pour y mener des combats sanglants sur les arrières. Ces derniers pourraient bénéficier de la complicité d'agents et de sympathisants installés sur place depuis des années. La clandestinité est un des savoir-faire les mieux développé par l'EI.
La gestion des populations
La troisième phase est la gestion des populations vivant sur les territoires que le califat contrôle. Pour les minorités religieuses, les solutions expéditives sont de mise : la conversion payante, les intéressés étant obligés de donner une (grande) partie de leurs avoirs, la fuite ou la mort. Dans ces deux derniers cas, c'est l'ensemble de leurs biens qui est confisqué. Les exactions et meurtres de masse ont pour but de terroriser, non seulement les populations, mais aussi les ennemis. Il convient que ces derniers soient convaincus que les djihadistes « aiment la mort » comme eux « aiment la vie ». Cela donne à l'EI une supériorité psychologique énorme qui leur a souvent permis de prendre le dessus sans même combattre, leurs adversaires préférant se replier car ils savent que les djihadistes ne font pas de quartier.
Il faut aussi faire vivre les populations sunnites qui se sont soumises en approvisionnant les marchés, en fournissant de l'énergie, en assurant l'ordre public et administratif, etc. Des actions sociales sont donc entreprises avec des demandes de dons (qui sont souvent en réalité des confiscations de biens et même les sunnites doivent mettre la main à la poche), la distribution de nourriture (notamment du pain), les soins médicaux gratuits, l'aide aux veuves et aux orphelins. De mpeme, une justice expéditive pour les infractions de droit commun est établie. Les techniques de psyops ne semblent pas avoir de secrets pour les dirigeants de l'EI.
Pour cela, ainsi que pour financer la guerre, il faut des fonds, ce dont l'EI ne semble pas manquer.
Les ressources financières
On a beaucoup parlé des financements venant des pays du Golfe persique. L'affaire est plus compliquée qu'il n'y parait. Si ces régimes ont bien financé des mouvements islamiques, des révolutions dans le monde arabe, cela n'a pas eu lieu à destination des mêmes camps. L'Arabie saoudite a aidé, depuis la guerre d'Afghanistan menée contre les envahisseurs soviétiques, des mouvements islamiques radicaux qui étaient salafistes, c'est-à-dire qui prônait un retour à l'islam initial. La famille royale a commencé à avoir des doutes quand Oussama Ben Laden s'est retourné contre elle, lui reprochant d'utiliser l'islam pour museler son peuple. En outre, les circuits de financement étaient complexes pour ne pas impliquer Riyad directement. Ils passaient en particulier par de riches « donateurs ». Al-Qaida a profité des liens qu'entretenait Oussama Ben Laden avec certains d'entre eux pour continuer à recevoir des subsides, mais en quantités bien moins importantes.
Le renouveau est survenu avec la guerre civile qui s'est déclenchée en Syrie. Riyad a pensé trouver là le meilleur moyen de s'opposer, par un conflit de contournement, à son ennemi intime : le régime des mollahs en place à Téhéran. Toutefois, de nombreux groupes ont échappé à son contrôle, en particulier l'EIIL. Damas l'a bien compris à l'époque et a facilité la progression de l'EIIL en libérant un certain nombre de prisonniers qui sont allé grossir ses rangs et en n'intervenant pas dans ses régions d'implantation. Au départ, ces dernières n'étaient pas considérées comme vitales par Bachar el-Assad. L'objectif stratégique consistait à affaiblir l'opposition armée, ce qui a été un indéniable succès, même la coalition du Front islamique (FI) mise sur pied avec l'appui de l'Arabie saoudite, ne parvenant pas à juguler la montée en puissance de l'EIIL. Il faut dire que certains riches donateurs saoudiens avaient continué à financer ce mouvement.
Cela a amené Riyad à condamner tous les citoyens saoudiens, qui de près (les combattants internationalistes) ou de loin (les financiers), participaient aux combats de ce mouvement. Ce dernier s'est trouvé de nouveaux alliés : lees Frères musulmans en général, et le Qatar et la Turquie en particulier. Ces Etats ont rapidement déchanté lorsqu'ils se sont rendus compte qu'ils ne maîtrisaient pas le « bébé », particulièrement quand l'EIIL s'est attaqué à l'Irak à partir de décembre 2013. Il a même eu l'outrecuidance de faire des otages turcs lors de la prise de Mossoul[1]. Bachar el-Assad a aussi constaté qu'il était allé trop loin dans le machiavélisme car, galvanisé par ses succès remportés en Irak, l'EIIL - alors rebaptisé l'Etat islamique (EI) - s'est attaqué à plusieurs importantes garnisons dans la province de Rakka, qui sont tombées avec armes et bagages.
L'EI se retrouve aujourd'hui sans donateurs institutionnels à l'exception de quelques riches individus, dont des Koweïtiens[2]. En effet, certains cheikhs ayant déjà des idées très conservatrices sont séduits par les succès remportés par l'EI contre les chiites, les Kurdes et les Alaouites syriens.
D'autres rentrées d'argent font de lui le mouvement djihadiste le plus riche de la planète. Les prises d'otages, l'impôt demandé aux populations qu'il supervise (en particulier la Dhimma - ou jizya - exigée des non-musulmans), les taxes sur les commerces qui peuvent s'apparenter à un véritable racket et surtout les revenus issus des installations pétro-gazières dont l'EI s'est emparé en Syrie et en Irak[3] . Actuellement, le pétrole se négocie sur le marché noir turc à 25 dollars le baril contre plus d'une centaine de dollars pour le baril vendu légalement. Il sera intéressant de se pencher sur l'identité des intermédiaires dont une partie dépendrait des maffyas turco-kurdes. D'ailleurs, les régions frontalières turques font l'objet d'un intense commerce souvent illégal[4]. Même Damas se fournirait discrètement en gaz auprès de l'EI !
Indéniablement, l'EI a remporté de grands succès militaires extrêmement rapides en Irak et en Syrie. Il commence à faire peser sa menace sur le Liban et la Jordanie. Toutefois, il semble commettre une erreur fondamentale : combattre sur plusieurs fronts et affronter plusieurs adversaires à la fois. Malgré les défaites successives de ses ennemis, ces derniers vont vraisemblablement se reprendre, surtout grâce à l'aide étrangère.
L'Iran joue un rôle discret mais central en Syrie et en Irak. Les covert operations auxquelles se livrent la force Al-Qods des pasdaran et le Hezbollah libanais pourraient être appuyées par des opérations plus classiques. En effet, la prise par l'EI de la ville de Jalawla, située à proximité de la frontière iranienne, risque de provoquer des frappes aériennes, voire une action au sol de la part de l'Artesh[5]. Le régime de Téhéran a prévenu, depuis début juillet, qu'il ne laisserait pas les djihadistes sunnites s'approcher de ses frontières.
Moscou, de son côté, livre sans discontinuer des armes et des munitions à Bagdad et à Damas. Washington fait de même, se retrouvant curieusement allié à ses adversaires du moment : la Russie et l'Iran. Un grand mystère est fait sur les rencontres - peut-être impromptues - qui doivent avoir lieu sur le terrain entre opérationnels des trois pays.
La nomination d'Haïdar Al-Abadi comme Premier ministre par le président irakien Fuad Massoum, avec l'accord du grand Ayatollah Ali al-Sistani, la plus haute autorité chiite du pays, mais également sous les applaudissements de Washington et de Téhéran, est un signe politique fort. L'ère Al-Maliki, l'ancien Premier ministre irakien par qui le malheur est arrivé en raison de sa politique chiite sectaire, est en train de se refermer[6]. Il ne faut pas attendre de miracle à court terme, mais il n'est pas dit que si les chefs de tribus sunnites se voient réintégrés dans le processus politico-administratif engagé, ils ne se retournent pas à leur tour contre le califat qui leur a été imposé unilatéralement. A terme, la politique de terreur menée par l'EI pourrait aussi avoir un effet de repoussoir pour les populations sunnites.
Notes:
[1] Résultat : Ankara est coincé, ne pouvant agir contre cette menace qui est proche de ses frontières car la vie de 46 otages toujours détenus en dépend.
[2] Les Américains ont désigné Abd al-Rahman Khalaf « Ubayd Juday » al-‘Anizi comme un « facilitateur » assurant le transfert de fonds depuis le Koweït vers l'EIIL depuis 2008. Il se serait aussi chargé de payer le voyage de djihadistes étranger vers le front irako-syrien
[3] Le chiffre de 50 millions de dollars de bénéfices par mois est avancé. Les principaux puits de la province syrienne de Deir Ez-Zor sont aux mains de l'EI, ainsi que ceux de Njama, Qaraya (Mossoul), Hireen et Ajil (Tikrit) en Irak.
[4] De la Turquie vers la Syrie et l'Irak : des biens de consommation et les volontaires étrangers ; dans l'autre : du pétrole et des réfugiés. La ville de Reyhanli, dans la province de Hatay, est devenue un véritable repaire de contrebandiers. Elle a connu deux attentats à la voiture piégée en 2013 qui ont fait 52 tués. Un véhicule bourré d'explosifs a été découvert en juin 2014.
[5] Armée de terre iranienne.
[6] Bien qu'il tente de s'accrocher au pouvoir, étant encore constitutionnellement chef des armées et des services spéciaux.