Un monde en péril. Une interview de Noam Chomsky
- Détails
- Catégorie parente: Vu du monde
- Affichages : 2899
Le saker francophone, 20 octobre 2017
Un monde en péril. Une interview de Noam Chomsky
David Barsamian : – Vous avez déjà parlé de la différence entre la bouffonnerie de Trump, qui est sans cesse couverte par les médias, et les politiques qu’il s’efforce d’adopter, qui reçoivent moins d’attention. Pensez-vous qu’il a des objectifs de politique économique ou internationale cohérents ? Qu’est-ce que Trump a réussi à accomplir dans ses premiers mois au pouvoir ?
Noam Chomsky : – Il y a un processus de diversion en cours, peut-être juste un résultat naturel dû aux caractéristiques du personnage central et à ceux qui font le travail en arrière plan.
À un certain niveau, les pitreries de Trump font en sorte que l’attention se concentre sur lui, et peu importe la manière. Qui se souvient encore de l’accusation selon laquelle des millions d’immigrants clandestins auraient voté pour Clinton, privant le pathétique petit homme de sa grande victoire ? Ou l’accusation selon laquelle Obama aurait mis sur écoute la Trump Tower ? Les affirmations en elles-mêmes n’ont pas vraiment d’importance. Il suffit que l’attention soit détournée de ce qui se passe en arrière-plan. Là, hors de portée des projecteurs, la frange la plus sauvage du Parti républicain avance avec soin les politiques destinées à enrichir sa véritable circonscription : la circonscription du pouvoir privé et de la richesse, « les maîtres de l’humanité », pour reprendre la phrase d’Adam Smith.
Ces politiques vont nuire à la population générale et dévaster les générations futures, mais cela ne préoccupe guère les Républicains. Ils ont essayé de faire adopter des lois toutes aussi destructrices pendant des années. Paul Ryan, par exemple, a longtemps annoncé son idéal d’éliminer virtuellement le gouvernement fédéral, à l’exception du service militaire – bien que dans le passé, il ait emballé ses propositions dans des feuilles de calcul afin qu’elles aient l’air sérieuses pour les commentateurs. Maintenant, alors que l’attention est concentrée sur les dernières folies de Trump, le gang Ryan et la branche exécutive verrouillent la législation pour saper les droits des travailleurs, paralyser la protection des consommateurs et nuire gravement aux communautés rurales. Ils cherchent à dévaster les programmes de santé, à diminuer les impôts qui permettent de les financer de manière à continuer à enrichir leurs soutiens politiques et à éviscérer la loi Dodd-Frank, qui impose des contraintes bien nécessaires au système financier prédateur qui s’est développé pendant la période néolibérale.
Ce n’est qu’un exemple de la façon dont la massue de démolition est brandie par le Parti républicain qui est de nouveau au pouvoir. En effet, ce n’est plus un parti politique au sens traditionnel du terme. Les analystes politiques conservateurs, Thomas Mann et Norman Ornstein, l’ont décrit plus précisément comme une « insurrection radicale », qui a abandonné la politique parlementaire normale.
Une grande partie de ce travail se déroule furtivement, en séances à huis clos, avec le moins de publicité possible. D’autres politiques républicaines sont plus ouvertes, comme se retirer de l’accord de Paris sur le climat, isolant ainsi les États-Unis et en faisant un État paria qui refuse de participer aux efforts internationaux pour faire face à la catastrophe environnementale imminente. Pire encore, ils ont l’intention de maximiser l’utilisation des combustibles fossiles, y compris les plus dangereux ; de démanteler tous les règlements ; de réduire fortement la recherche et le développement de sources d’énergie alternatives, qui seront bientôt nécessaires pour une survie décente.
Les raisons qui animent ces politiques sont multiples. Certaines sont simplement un retour d’ascenseur aux soutiens financier. D’autres, qui ne préoccupent guère les « maîtres de l’humanité », sont faites pour conserver la confiance du groupe électoral que les Républicains ont rassemblé à la hâte, car les politiques républicaines s’étaient déplacées si loin vers la droite qu’elles n’attiraient plus les électeurs. Par exemple, mettre fin à l’aide à la planification familiale n’est pas un service aux financiers. En effet, ce groupe aurait plutôt tendance à soutenir le planning familial. Mais mettre fin à ce soutien contente la base chrétienne évangélique – des électeurs qui ferment les yeux sur le fait qu’ils préconisent effectivement plus de grossesses non désirées et, par conséquent, augmentent la fréquence de recours à l’avortement, dans des conditions dangereuses et même mortelles.
Tous les dommages ne peuvent être imputés au charlatan qui est théoriquement responsable, à ses nominations extravagantes ou aux forces du Congrès qu’il a déchaînées. Certains des développements les plus dangereux sous Trump remontent aux décisions d’Obama, décisions prises, bien sûr, sous la pression du Congrès républicain.
Le plus dangereux de tout cela a à peine été signalé. Une étude très importante publiée en mars 2017 dans le Bulletin of the Atomic Scientists révèle que le programme de modernisation des armes nucléaires d’Obama a augmenté « d’un facteur d’environ trois le pouvoir destructeur des missiles balistiques étasuniens existants et cela correspond exactement ce que l’on pourrait attendre d’un État doté d’armes nucléaires qui prévoirait d’avoir la capacité de combattre et de gagner une guerre nucléaire en désarmant ses ennemis par une première frappe surprise ». Comme le soulignent les analystes, cette nouvelle capacité compromet la stabilité stratégique dont dépend la survie humaine. Et le bilan effrayant des catastrophes et du comportement imprudent des dirigeants au cours des dernières années montre bien à quel point notre survie est fragile. Ce programme est perpétué par Trump. Ces développements, associés à la menace d’un désastre environnemental, jettent une ombre sur tout le reste – et sont à peine discutés car l’attention est attirée par les performances de l’acteur au centre de la scène.
Il n’est pas facile de discerner si Trump a une idée de ce que lui et ses acolytes font. Peut-être est-il tout à fait authentique : un mégalomane ignorant et fragile, dont la seule idéologie est lui-même. Mais ce qui se passe sous la domination de l’aile extrémiste des Républicains est bien visible.
– Voyez-vous une activité encourageante du côté des Démocrates ? Ou est-il temps de commencer à penser à un troisième parti ?
– Il faut d’abord bien y réfléchir. La caractéristique la plus remarquable de l’élection de 2016 a été la campagne de Bernie Sanders, qui a brisé l’ordre établi aux États-Unis par plus d’un siècle d’histoire politique. Un corpus substantiel de recherches en science politique établit de façon convaincante que les élections sont à peu près acquises ; le financement de la campagne est à lui seul un indicateur remarquable de réussite, tant pour le Congrès que pour la présidence. Il indique également les futures décisions des élus. Par conséquent, une majorité considérable de l’électorat – ceux au bas de l’échelle des revenus – est effectivement privée de ses droits, dans la mesure où ses représentants ne tiennent pas compte de ses préférences. Dans cette optique, la victoire d’une star de la télévision milliardaire avec un soutien médiatique important est peu surprenante : soutien direct de la chaîne câblée de premier plan, Fox News, de Rupert Murdoch, et de la très influente radio de droite ; soutien indirect mais conséquent du reste des grands médias, qui est resté fasciné par les pitreries de Trump et les recettes publicitaires qu’elles ont entraînées.
La campagne Sanders, par contre, a fortement rompu avec ce modèle en vigueur. Sanders était à peine connu. Il n’a pratiquement obtenu aucun soutien des principales sources de financement, a été ignoré ou tourné en dérision par les médias, étiqueté avec le mot effrayant de « socialiste ». Pourtant il est maintenant, et de loin, la figure politique la plus populaire dans le pays.
Le succès de la campagne Sanders montre au moins que de nombreuses options peuvent être mises en œuvre malgré le cadre biparti institutionnel, malgré toutes les barrières institutionnelles qui s’y opposent. Pendant les années Obama, le Parti démocrate s’est désintégré aux niveaux local et étatique. Le parti avait déjà abandonné en grande partie la classe ouvrière, et même fait pire avec les politiques commerciales et fiscales de Clinton qui ont sapé le secteur manufacturier américain et l’emploi relativement stable qu’il fournissait.
Les propositions politiques progressives ne manquent pas. Le programme développé par Robert Pollin dans son livre Greening the Global Economy est une approche très prometteuse. Le travail de Gar Alperovitz sur la construction d’une démocratie authentique basée sur l’autogestion des travailleurs en est une autre. Des mises en œuvre pratiques de ces approches et des idées associées se concrétisent de différentes manières. Les organisations populaires, dont certaines sont issues de la campagne Sanders, sont activement engagées pour profiter des nombreuses occasions qui s’offrent à elles.
Parallèlement, le cadre biparti établi, bien que vénérable, n’est nullement gravé dans la pierre. Que ces dernières années les institutions politiques traditionnelles déclinent dans les démocraties industrielles sous l’effet de ce qu’on appelle le « populisme » n’est pas un secret. Ce terme est plutôt utilisé pour parler de la vague de mécontentement, de colère et de mépris des institutions qui a accompagné l’assaut néolibéral de la génération précédente qui a conduit à la stagnation de la majorité d’un côté et à la concentration spectaculaire de la richesse dans les mains de quelques-uns de l’autre.
Le fonctionnement démocratique s’érode sous l’effet naturel de la concentration du pouvoir économique, qui se transforme en pouvoir politique par des moyens que l’on connaît bien, mais aussi par des raisons plus profondes et de principe. La doctrine en cours veut que le transfert de la prise de décision du secteur public vers le « marché » contribue à la liberté individuelle, mais la réalité est différente. Le transfert va d’institutions publiques, dans lesquelles les électeurs ont leur mot à dire, dans la mesure où la démocratie fonctionne, aux tyrannies privées – les entreprises qui dominent l’économie – sur lesquelles les électeurs n’ont aucun mot à dire. En Europe, il existe une méthode encore plus directe pour ébranler la menace de la démocratie : faire prendre des décisions cruciales par une troïka non élue – le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne et la Commission européenne – qui tient compte des vœux des banques du nord de l’Europe et de la communauté des créanciers, et non pas des électeurs.
Ces politiques sont faites de sorte que la société n’existe plus, la célèbre description de Margaret Thatcher du monde tel qu’elle le perçoit ou, plus précisément, espère le créer : un monde où il n’y a pas de société, seulement des individus. C’était la paraphrase involontaire par Thatcher de la condamnation amère de Marx de la répression en France, qui a laissé la société comme un « sac de pommes de terre », une masse amorphe qui ne peut pas fonctionner. Dans le cas présent, le tyran n’est pas un dirigeant autocratique – au moins en Occident – mais une concentration de pouvoirs privés.
L’effondrement des institutions dirigeantes centristes a été évidente lors des dernières élections : en France, mi-2017, et aux États-Unis quelques mois plus tôt où les deux candidats qui ont mobilisé les forces populaires étaient Sanders et Trump − même si Trump n’a pas tardé à démontrer la fraude de son « populisme » en s’assurant rapidement que les éléments les plus durs de l’ancien établissement seraient solidement installés au pouvoir du luxuriant « marécage ».
Ces processus pourraient conduire à la rupture du monolithique système américain basé sur un parti unique, celui du monde des affaires, divisé en deux factions concurrentes, avec les électeurs passant de l’un à l’autre au fil du temps. C’est l’occasion pour un véritable « parti populaire » d’émerger, un parti dont la base électorale serait réellement les électeurs, et dont les valeurs directrices mériteraient le respect.
– Le premier voyage à l’étranger de Trump a été pour l’Arabie saoudite. Quelle signification y voyez-vous et qu’est-ce que cela signifie pour les politiques moyen-orientales ? Et que pensez-vous de l’agressivité de Trump envers l’Iran ?
– L’Arabie saoudite est le genre d’endroit où Trump se sent chez lui : une dictature brutale, misérablement répressive (notoirement pour les droits des femmes, mais dans beaucoup d’autres domaines aussi), le premier producteur de pétrole (maintenant dépassé par les États-Unis), et beaucoup d’argent. Le voyage a généré de massives promesses de vente d’armes – ce qui a beaucoup plu à son électorat – et de vagues annonces d’autres dons saoudiens. L’une des conséquences de ce voyage est que les amis saoudiens de Trump ont reçu le feu vert pour intensifier leurs atrocités honteuses au Yémen et pour discipliner le Qatar, qui a été une ombre trop indépendante des maîtres saoudiens. L’Iran a aussi été un facteur. Le Qatar partage un champ de gaz naturel avec l’Iran et entretient des relations commerciales et culturelles, désapprouvées par les Saoudiens et leurs associés, avec ce pays.
L’Iran est depuis longtemps considéré par les dirigeants et les médias américains comme un pays extrêmement dangereux, peut-être le plus dangereux de la planète. Cela remonte à bien avant Trump. Dans ce système doctrinal, l’Iran est une double menace : il est le principal partisan du terrorisme, et ses programmes nucléaires constituent une menace existentielle pour Israël, sinon pour le monde entier. Il est si dangereux qu’Obama a dû installer un système avancé de défense aérienne près de la frontière russe pour protéger l’Europe des armes nucléaires iraniennes – qui n’existent pas et que, de toute façon, les dirigeants iraniens n’utiliseraient que s’ils étaient possédés par le désir d’être, en retour, instantanément incinérés.
C’est cela le système doctrinal. Dans le monde réel, le soutien iranien au terrorisme se traduit par un soutien au Hezbollah, dont le crime majeur est qu’il est le seul moyen de dissuasion contre une autre invasion israélienne destructrice du Liban, et au Hamas, qui a remporté des élections libres dans la bande de Gaza, crime qui a instantanément suscité des sanctions sévères et a conduit le gouvernement américain à préparer un coup d’État militaire. Il est vrai que les deux organisations peuvent être accusées d’actes terroristes, bien que complètement différents de ceux qui découlent de l’implication de l’Arabie saoudite dans la formation et les actions des réseaux djihadistes.
En ce qui concerne les programmes d’armement nucléaire de l’Iran, les services de renseignement américains ont confirmé ce que chacun peut facilement savoir : s’ils existent, ils font partie de la stratégie de dissuasion de l’Iran. Il y a aussi le fait inacceptable que toute préoccupation concernant les armes de destruction massive (ADM) iraniennes puisse être atténuée en répondant simplement à l’appel iranien pour établir une zone exempte d’armes de destruction massive au Moyen-Orient. Une telle zone est fortement soutenue par les États arabes et la majeure partie du reste du monde mais est bloquée, principalement par les États-Unis qui souhaitent protéger les capacités en ADM d’Israël.
Si on l’observe bien, on voit que ce système doctrinal s’effondre, il nous reste donc à trouver les vraies raisons de l’agressivité américaine envers l’Iran. Les possibilités viennent facilement à l’esprit. Les États-Unis et Israël ne peuvent pas tolérer une force indépendante dans une région qu’ils considèrent comme la leur. Un Iran avec une dissuasion nucléaire est inacceptable pour les États voyous qui veulent se déchaîner comme ils le souhaitent dans tout le Moyen-Orient. Mais il y a plus que cela. Washington ne pardonne pas à l’Iran d’avoir renversé le dictateur qu’elle avait installé lors d’un coup d’État militaire en 1953, un coup qui a détruit le régime parlementaire iranien et son espoir de pouvoir bénéficier de ses propres ressources naturelles. Le monde est trop complexe pour toute simple description, mais cela me semble être le centre de l’histoire.
Cela ne ferait non plus pas de mal de rappeler qu’au cours des six dernières décennies, à peine un jour ne s’est passé sans que Washington ne tourmente les Iraniens. Après le coup d’État militaire de 1953, les États-Unis ont appuyé un dictateur décrit par Amnesty International comme un des principaux violeurs des droits humains. Immédiatement après son renversement, l’invasion de l’Iran par Saddam Hussein, soutenue par les États-Unis, ne fut pas une mince affaire. Des centaines de milliers d’Iraniens ont été tués, beaucoup par des armes chimiques. Le soutien de Reagan à son ami Saddam était si extrême que lorsque l’Irak a attaqué un navire américain, l’USS Stark, tuant 37 marins américains, il n’a reçu, en réponse, qu’une légère tape sur les doigts. Reagan a également cherché à accuser l’Iran d’avoir perpétré des attaques chimique horribles sur les Kurdes irakiens, en réalité lancées par Saddam.
Finalement, les États-Unis sont intervenus directement dans la guerre Iran-Irak, conduisant à la capitulation amère de l’Iran. Par la suite, George W. Bush a invité les ingénieurs nucléaires irakiens aux États-Unis pour une formation avancée sur la production d’armes nucléaires – une menace extraordinaire pour l’Iran, indépendamment de ses autres implications. Et, bien sûr, Washington a été le moteur des sévères sanctions contre l’Iran qui continuent à ce jour.
Trump, de son côté, a rejoint les dictateurs les plus durs et les plus répressifs en criant des imprécations contre l’Iran. De plus, l’Iran organisait des élections lors du voyage de Trump au Moyen-Orient, une élection qui, même si elle n’était pas parfaite, serait impensable sur la terre de ses hôtes saoudiens, qui sont également la source de l’islamisme radical qui empoisonne la région. Mais l’agressivité étasunienne contre l’Iran va bien au-delà de Trump lui-même. Elle touche aussi ceux considérés comme les « adultes » de l’administration Trump, comme James « Mad Dog » Mattis, le secrétaire à la Défense. Et elle remonte à loin.
– Quels sont les enjeux stratégiques pour la Corée ? Peut-on faire quelque chose pour désamorcer ce conflit qui prend de l’ampleur ?
– La Corée est un problème qui persiste depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les espoirs des Coréens pour l’unification de la péninsule ont été bloqués par l’intervention des grandes puissances, les États-Unis en portant la responsabilité première.
La dictature nord-coréenne pourrait bien gagner le prix de la brutalité et de la répression, mais elle cherche, et dans une certaine mesure atteint, un certain niveau de développement économique, malgré le fardeau écrasant d’un énorme système militaire. Ce système comprend bien entendu un arsenal croissant d’armes nucléaires et de missiles, qui constituent une menace pour la région et, à plus long terme, pour des pays au-delà – mais sa fonction étant de dissuader, il est peu probable que le régime nord-coréen l’abandonne tant qu’il est sous la menace d’une destruction.
Aujourd’hui, on nous dit que le grand défi auquel le monde est confronté est de savoir comment contraindre la Corée du Nord à geler ses programmes nucléaires et balistiques. Ainsi, on devrait peut être recourir à plus de sanctions, à la cyberguerre, à l’intimidation ; au déploiement du système antimissile de la Défense terrestre à haute altitude (THAAD), que la Chine considère comme une menace sérieuse pour ses propres intérêts ; peut-être même attaquer directement la Corée du Nord, ce qui entraînerait des bombardements massifs en représailles, dévastant Séoul et une grande partie de la Corée du Sud, sans même utiliser d’armes nucléaires.
Mais il y a une autre option qui semble être ignorée : nous pourrions simplement accepter l’offre de la Corée du Nord de faire ce que nous demandons. La Chine et la Corée du Nord ont déjà proposé que la Corée du Nord gèle ses programmes nucléaires et de missiles. La proposition, pourtant, a été rejetée immédiatement par Washington, tout comme elle l’avait été deux ans plus tôt, car elle comprend une contrepartie : elle appelle les États-Unis à mettre fin à leurs exercices militaires menaçants aux frontières de la Corée du Nord, dont les simulations d’attaque nucléaires par des B-52.
La proposition sino-nord-coréenne n’est guère déraisonnable. Les Nord-Coréens se souviennent bien que leur pays a été littéralement écrasé par les bombardements américains, et beaucoup se souviennent peut-être de la façon dont les forces américaines ont bombardé de grands barrages quand il n’y avait plus d’autres cibles. Il y avait des rapports joyeux dans les publications militaires américaines au sujet du spectacle passionnant d’un énorme flot d’eau anéantissant les cultures de riz dont dépend l’« Asie » pour sa survie. Ils valent vraiment la peine d’être lus, une partie utile de la mémoire historique.
L’offre de geler les programmes nucléaires et balistiques de la Corée du Nord en échange de l’arrêt des actes provocateurs sur la frontière nord-coréenne pourrait être la base de négociations plus approfondies qui pourraient réduire radicalement la menace nucléaire et même résoudre la crise nord-coréenne. Contrairement à beaucoup de commentaires enflammés, il y a de bonnes raisons de penser que de telles négociations pourraient réussir. Pourtant, même si les programmes nord-coréens sont constamment décrits comme étant peut-être la plus grande menace à laquelle nous sommes confrontés, la proposition sino-nord-coréenne est inacceptable pour Washington et rejetée par les observateurs américains avec une unanimité impressionnante. C’est une autre entrée dans le dossier honteux et déprimant de cette préférence quasi-automatique pour la force alors que des options pacifiques sont disponibles.
Les élections sud-coréennes de 2017 pourraient offrir une lueur d’espoir. Le président qui vient d’être élu, Moon Jae-in, semble vouloir inverser la politique de dure confrontation de son prédécesseur. Il a appelé à explorer les options diplomatiques et à prendre des mesures pour la réconciliation, ce qui est certainement une amélioration par rapport à ces agitations de colère qui pourraient conduire à un vrai désastre.
– Vous avez par le passé exprimé des inquiétudes au sujet de l’Union européenne. Que pensez-vous qu’il adviendra alors que l’Europe devient moins liée aux États-Unis et au Royaume-Uni?
– L’UE est confrontée à des problèmes fondamentaux, notamment une monnaie unique sans union politique. Mais elle a également de nombreuses caractéristiques positives. Il y a quelques idées sensées visant à sauver ce qui est bon et à améliorer ce qui ne l’est pas. L’initiative DiEM25 de Yanis Varoufakis pour une Europe démocratique est une approche prometteuse.
Le Royaume-Uni a souvent été un substitut des États-Unis dans la politique européenne. Le Brexit pourrait encourager l’Europe à adopter un rôle plus indépendant dans les affaires mondiales, cela pourrait être accéléré par les politiques de Trump qui nous isolent de plus en plus du reste du monde. Pendant qu’il crie fort et brandit son énorme bâton, la Chine prend les devants au niveau des politiques énergétiques mondiales tout en étendant son influence vers l’ouest et, finalement, jusqu’à l’Europe, par le biais de l’Organisation de coopération de Shanghai et la Nouvelle Route de la Soie.
Que l’Europe puisse devenir une « troisième force » indépendante est un sujet de préoccupation pour les planificateurs américains depuis la Seconde Guerre mondiale. Il y a eu de longues discussions sur la conception gaulliste d’une Europe allant de l’Atlantique à l’Oural ou, plus récemment, sur la vision de Gorbatchev d’une Europe commune de Bruxelles à Vladivostok.
Quoi qu’il arrive, l’Allemagne est sûre de conserver un rôle dominant dans les affaires européennes. Il est plutôt surprenant d’entendre une chancelière allemande conservatrice, Angela Merkel, faisant la leçon à son homologue américaine sur les droits de l’homme et prendre l’initiative, au moins pour un temps, de se confronter à la question des réfugiés qui montre la profonde crise morale de l’Europe. D’autre part, l’insistance de l’Allemagne pour l’austérité, sa paranoïa envers l’inflation et sa politique de promotion des exportations tout en limitant la consommation intérieure ne portent pas une mince responsabilité dans la détresse économique de l’Europe, en particulier dans la situation désastreuse des économies périphériques. Cependant, dans le meilleur des cas et sans aller trop loin dans l’imagination, l’Allemagne pourrait influencer l’Europe afin qu’elle devienne une force généralement positive dans les affaires mondiales.
– Que pensez-vous du conflit entre l’administration Trump et les services de renseignement états-uniens ? Croyez-vous en « l’État profond » ?
Une bureaucratie de la sécurité nationale existe depuis la Seconde Guerre mondiale. Et les analystes de la sécurité nationale, au sein et en dehors du gouvernement, ont été consternés par les nombreux et sauvages dérapages de Trump. Leur consternation est partagée par les crédibles experts qui ont mis en place l’Horloge de Fin du monde, puisqu’ils l’ont avancée à deux minutes et demie avant minuit sitôt que Trump a pris ses fonctions ; le plus proche du désastre terminal depuis 1953, lorsque les États-Unis et l’URSS ont fait exploser des bombes thermonucléaires. Mais je vois peu de signes que cela aille plus profond que cela, qu’il y aurait une conspiration secrète par un « État profond ».
– En conclusion, à l’approche de votre 89e anniversaire, je me demandais : avez-vous une théorie à propos de la longévité ?
– Oui et elle est simple, vraiment. Si vous roulez à vélo et que vous ne voulez pas tomber, vous devez continuer à rouler, et vite.