Daech et la légende de Gilgamesh

Ahmed Bensaada

« Je vais présenter au monde celui qui a tout vu,
Connu la terre entière, pénétré toutes choses,
Et partout exploré tout ce qui est caché »

L’épopée de Gilgamesh



Selon la légende, Gilgamesh était un roi terrible, sanguinaire et cruel. Mû par le désir de se mesurer au monde entier, il était impitoyable pour ses adversaires. Ce sadique souverain n’était qu’un vil tyran qui prenait plaisir à opprimer son peuple au point d’abuser de toute nouvelle mariée la nuit de ses noces. Se voulant l’égal des Dieux, Gilgamesh a longtemps poursuivi sa quête vers l’immortalité, mais en vain…


Cette histoire, « aussi vraie que le ciel est peuplé d’oiseaux et que la mer de poissons » [1] nous est parvenue par-delà les âges, sans prendre une seule ride. La plus vieille œuvre littéraire de tous les temps, gravée en caractères cunéiformes sur une douzaine de tablettes en argile.
Ce joyau de la littérature assyrienne et humaine qui date, selon les spécialistes, du 18e siècle av. J.-C., fut découvert en 1853 au milieu d’une collection de près de vingt-cinq mille tablettes d'argile qui constituait la bibliothèque du roi Assurbanipal (7e siècle av. J.-C.). La découverte a été réalisée lors de fouilles dirigées par Hormuzd Rassam, le plus célèbre des archéologues irakiens, sur le site de l’antique Ninive, dans la banlieue de l’actuelle Mossoul. C’est d’ailleurs dans cette ville du nord de l’Irak qu’est né Rassam dans une famille chrétienne de père irakien (né à Mossoul) et de mère syrienne (née à Alep). Avec une telle ascendance, Rassam aurait été un parfait citoyen de Daech (acronyme de « Dawla Islamiya fil Iraq wa Cham ») ou, en français, l'État Islamique en Irak et au Levant, le Levant (ou Cham) correspondant à l’historique « Grande Syrie ». Pour autant, cependant, que les bourreaux de Daech lui aient laissé la vie sauve car il aurait été certainement doublement jugé pour hérésie : de par sa confession chrétienne et, surtout, pour sa passion envers Ishtar, déesse assyrienne.
Les différentes fouilles menées par Hormuzd Rassam ont permis de mettre au jour plusieurs autres trésors du génie humain dont le célèbre « Cylindre de Cyrus » (539 av. J.-C.) qui est considéré comme la « première charte des droits de l’homme ». En 1971, ce document gravé sur un cylindre d’argile a été traduit par l’ONU en chacune de ses six langues officielles [2].
Rassam a été initié à l’assyriologie par l’illustre archéologue anglais Austen Henry Layard dont les importantes recherches à Ninive furent consignées dans « Les ruines de Ninive » (Nineveh and its Remains, 1849), un vrai bestseller en son époque. Notons que ce grand cunéiformiste a fait ressurgir de la nuit des temps Nimrud (l'antique Kalhu), ville située à une trentaine de kilomètres de Mossoul. En plus d’inestimables trésors archéologiques, Layard y découvrit la plus ancienne lentille optique jamais fabriquée de main d’homme. Cette lentille datant d’environ 3000 ans fut examinée par l’éminent physicien écossais David Brewster. Après une minutieuse analyse, le physicien en donna une description détaillée et déclara que l’objet devait être considéré « comme destiné à être utilisé comme une lentille soit pour grossir ou pour concentrer les rayons du soleil […] » [3].
Que penser alors des actes barbares et « culturicides » de Daech et ses nervis ? Peut-on réellement imaginer la construction d’un quelconque « état » sur les décombres des vestiges archéologiques de son propre peuple ? Ou en coupant des têtes humaines et en brisant celles en pierre ? Ceux-là mêmes qui veulent faire disparaitre l’immense culture assyrienne ne se comportent-t-ils pas pire que le sanguinaire Gilgamesh ? La démolition au bulldozer du site de Nimrud ou à la massue des sculptures du musée de Mossoul est plus qu’un signe d’inculture : c’est la manifestation d’une vision rétrograde de l’être humain et de sa formidable créativité. Il faut se le dire : contrairement à l’édification, la démolition n’est que l’apanage des déprédateurs, des faibles et des insignifiants.
Cette folie destructrice qui défie le bon sens est d’autant plus choquante qu’elle se déroule au cœur du croissant fertile, berceau de la civilisation humaine. Tout proche de cette ville de Mossoul d’où étaient importés vers l’Europe ces riches tissus de soie et d'or auxquels Marco-Polo donna le nom de « mousseline » (originaire de Mossoul) [4]. Mossoul où est né l’immense Ziryab (789-857), un des fondateurs de la musique arabo-andalouse qui, tout jeune, émerveilla le calife abbasside Haroun Al-Rachid. Vers 822, sous le règne de son fils le calife Al-Mamoun (786-833), Ziryab se rendit à Cordoue (Andalousie) où il fut accueilli avec honneur par l’émir Abderrahmane II (792-852). Il y créa le premier conservatoire de musique d’Europe, révolutionna le chant, la musique ainsi que la mode, le raffinement et les bonnes manières, contribuant de manière incontestable à l’essor sans précédent de la civilisation arabo-musulmane dans le monde [5].
De qui donc tiennent ces gens qui se sont installés à Mossoul et qui ont poussé l’offense jusqu’à dynamiter la mosquée du prophète Younes (AS), où se trouve la tombe de ce prophète connu de tous les gens du Livre [6] ?
Nombre d’observateurs relient avec raison ces destructions avec celle des bouddhas de Bamiyan perpétrée en 2001 par les talibans afghans ou celle des mausolées musulmans rasés en 2012 à Tombouctou (Mali) par le mouvement djihasiste Ansar Eddine [7].
Et cela aurait pu être pire. En 2012, sous l’administration du président Morsi issu de la confrérie des Frères musulmans, Morjan Salem Al-Johary, un leader islamiste égyptien, avait demandé « la destruction du Sphinx et des pyramides de Giza » [8].  
Et des questions se posent : pourquoi les vestiges archéologiques pharaoniques sont encore actuellement debout alors que l’Égypte est islamisée depuis le 7e siècle ? Comment se fait-il que tous les dirigeants musulmans qui se sont succédé à la tête de l’Égypte, à commencer par Amr Ibn Al-As, son premier gouverneur, ont préservé cet inestimable patrimoine de l’humanité ?
Pour Al-Johary (et probablement pour tous les djihadistes), la réponse est simple : les vestiges étaient pratiquement couverts de sable et, à l’époque, il n’existait pas de moyens de destruction efficaces (sic !).
Ce qui est pratiquement faux dans la mesure où même si certains vestiges étaient enfouis sous le sable, les plus imposants ont toujours été visibles, même partiellement. D’ailleurs, les premières fouilles des pyramides sont attribuées au calife Al-Mamoun dont les ouvriers réussissent à pratiquer, en 820, la première ouverture de la grande pyramide de Khéops encore utilisée de nos jours [9].   
Ajoutons à cela que l’historien, médecin et philosophe arabe Abd Al-Latif Al-Baghdadi (1162-1231) fit une description détaillée des vestiges pharaoniques. Dans son ouvrage « Relation de l’Égypte », considéré comme une des premières œuvres d’égyptologie, il donna moult détails sur la tête du Sphinx, son corps étant à l’époque enseveli sous le sable [10].
Okasha El Daly, professeur d’archéologie à l’Université Collège de Londres, précise au sujet d’Abd Al-Latif, qu’il était bien conscient de la valeur de monuments anciens pour étudier le passé et qu’il exprima son admiration à l’égard des dirigeants musulmans pour la préservation et la protection des artefacts et des monuments préislamiques [11].
De son côté, l’historien égyptien Ahmed Al-Makrizi (1364-1442) explique que la mutilation visible actuellement sur le visage du Sphinx est due à un fanatique soufi du nom de Mohammed Saim Al-Dahr. Cet incident a été daté par Al-Makrizi vers 780 de l’hégire, c’est-à-dire entre le 30 avril 1378 et le 18 avril 1379 [12]. Selon un récit rapporté par l’historien et islamologue allemand Ulrich Haarmann, Al-Dahr fut lynché par les habitants des environs, courroucés par son acte sordide. Ils l’enterrèrent par la suite près du monument qu’il avait saccagé [13].
Cette histoire confirme que non seulement il était possible de détruire les vestiges archéologiques, mais aussi que la population locale ne permettait pas qu’on vandalise impunément ce patrimoine historique.
En plus d’Abd Al-Latif et Al-Makrizi, d’autres historien arabes se sont intéressés aux trésors de l’archéologie égyptienne et en ont donné des descriptions détaillées non sans une pointe d’émerveillement. Citons, par exemple, Al-Idrissi (mort en 1251) qui a étudié les pyramides de manière systématique et qui a minutieusement décrit l’intérieur de la grande pyramide quatre siècles avant l’astronome anglais John Greaves (1602-1652), qui ne la présenta à l’Occident qu’en 1646, dans son célèbre livre « Pyramidographia » [14].
Et pour contredire les illuminés de Daech, les dynamiteurs talibans, les démolisseurs d’Ansar Eddine et les djihadistes de l’engeance d’Al-Johary, Al-Idrisi mentionna que non seulement les Sahabas (compagnons du prophète Mohamed - SAWS) ne se sont pas attaqués aux monuments pharaoniques mais qu’ils appréciaient se reposer sous leurs ombres [15].
Il faut reconnaître aussi, qu’à travers les siècles, l’ombre des pyramides n’a pas corrompu l’islamité de l’Égypte, bien au contraire. Le « don du Nil » compte actuellement des milliers de mosquées et, surtout, la plus prestigieuse des institutions académiques dédiées aux sciences islamiques du Monde, l’université Al-Azhar du Caire (fondée au 10e siècle).
Parmi les innombrables et éminentes personnalités formées par cette vénérable institution, il est intéressant de citer le « doyen de la littérature arabe », Taha Hussein. Aveugle dès son plus jeune âge, il est considéré comme un des plus importants intellectuels arabes du 20e siècle. Après avoir été écarté de son poste comme doyen de la faculté des Lettres de l’université du Caire, il y revint en 1936 porté triomphalement à son bureau par des étudiants nationalistes. Opposés à son retour, des étudiants islamistes scandèrent des slogans belliqueux le traitant de « doyen aveugle ». Il leur répondit : « Je remercie Allah de m’avoir créé aveugle de sorte que je ne vois pas vos horribles faces » [16].
En février 2013, le mémorial de Taha Hussein fut vandalisé dans la ville d’Al-Minya, et son buste a été arraché de son socle. Le forfait a été naturellement attribué aux islamistes égyptiens auprès de qui il n’a jamais été en odeur de sainteté, même de nos jours [17].

Après s’être mesuré à toutes les forces de la nature, Gilgamesh se rendit à l’évidence de son inéluctable mortalité. Lui qui se voulait l’égal des Dieux, comprit que pour atteindre la gloire éternelle, il fallait réaliser de grandes œuvres humaines. Ainsi, à force de chercher l’immortalité, Gilgamesh trouva finalement la sagesse.
Il est clair qu’aucun mémorial ne sera jamais érigé à la mémoire des coupeurs de têtes et des fossoyeurs de l’Histoire comme Daech et consorts car, contrairement à Gilgamesh à la fin de son périple, ils se sont cantonnés dans des recoins de l’humanité, trop éloignés de la sagesse, de la vérité et de la sapience.
Leur seule contribution sera probablement de remplacer le mot « vandalisme » par « daechisme ».
Il va sans dire que le « daechisme » n’a pas pu apparaître et se développer comme une tumeur maligne à croissance fulgurante sans le soutien, l’aide et la connivence des pays occidentaux et arabes, ainsi que ceux voisins de la Syrie et de l’Irak.

Mais ça, c’est une autre histoire…

Montréal, le 18 mars 2015



Références

1-    Jean Massin, « Don Juan », Éditions Complexe, Bruxelles (1993), p. 85
2-    Jacques Poulain, Hans-Jörg Sandkühler, Fathi Triki, « Justice, droit et justification : perspectives transculturelles », Éditions Peter Lang (2010), p.146
3-    Sir Austen Henry Layard, « Discoveries Among the Ruins of Nineveh and Babylon », Édition Harper & brothers (1871), p.167

4-     Philippe Menard, « Marco Polo, Le Devisement du Monde », Tome 1, Librairie Droz (2001), p.197
5-    FSTC Limited, « Ziryab, the Musician, Astronomer, Fashion Designer and Gastronome », Muslim Heritage, http://www.muslimheritage.com/article/ziryab-musician-astronomer-fashion-designer-and-gastronome
6-    Nasma Réda, « Le patrimoine irakien crie au secours », Al-Ahram Hebdo, 13 août 2014, http://hebdo.ahram.org.eg/NewsContent/1037/32/97/6601/Le-patrimoine-iraqien-crie-au-secours.aspx
7-    Le Monde, « Mali : les islamistes rasent trois mausolées près de Tombouctou », 18 octobre 2012, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/10/18/mali-nouvelle-destruction-de-mausolees-par-les-islamistes-a-tombouctou_1777726_3212.html
8-    Cavan Sieczkowski, « Murgan Salem al-Gohary, Egyptian Jihadist, Wants Pyramids And Sphinx Destroyed », The Huffington Post , 13 novembre 2012, http://www.huffingtonpost.com/2012/11/13/pyramids-sphinx-destruction-murgan-salem-al-gohary-egyptian-jihadist_n_2121446.html?utm_hp_ref=religion
9-    Giza Pyramid, « A Picture Tour of the Great Pyramid of Giza », http://www.gizapyramid.com/newtour2.htm
10-    Abd Al-Latif Al-Baghdadi, « Relation de l’Égypte », Traduction française, Imprimerie impériale, Paris (1810), pp.179-180
11-    Okasha El Daly, « Egyptology: The Missing Millennium: Ancient Egypt in Medieval Arabic Writings », Éditions Routledge (2004), p. 10
12-    Al-Makrizi, « Description topographique et historique de l’Égypte », Traduction française, Éditions Ernest Leroux, Paris (1895), pp.352-353
13-    Ulrich Haarmann, « Regional Sentiment in Medieval Islamic Egypt », The University of London's Bulletin of the School of Oriental and African Studies (BSOAS), vol.43 (1980) p.55-66, http://journals.cambridge.org/action/displayAbstract?fromPage=online&aid=4120372
14-    Peter J. Ucko et T. C. Champion, « The Wisdom of Egypt: Changing Visions Through the Ages », Éditions Cavendish, Londres (2003), pp. 44-45
15-    Caleb Heart Iyer Elfenbein, « Differentiating Islam: Colonialism, Sayyid Qutb, and Religious Transformation in Modern Egypt », Éditions ProQuest, Ann Harbor (2008), p.126
16-    Djaber Asfour, « Un feuilleton qui mérite le respect (2) », Al-Ahram, 19 septembre 2011, http://digital.ahram.org.eg/articles.aspx?Serial=639076&eid=444
17-     Nevine El-Aref, « Is nothing sacred now? », Al-Ahram Weekly, 21 février 2013, http://weekly.ahram.org.eg/News/1533/17/Is-nothing-sacred-now-.aspx


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