Il faut sauver la jeunesse marocaine
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Maroc, avril 2007 - Commentant les récents événements qui ont secoué Casablanca, le jeune écrivain marocain Abdellah Taïa signe pour TelQuel une chronique poignante, qui sonne comme un cri de détresse, une bouteille jetée à la mer
(Abdellah Taia)
Spécial Terrorisme
Chronique. Il faut sauver la jeunesse marocaine
Abdellah Taïa
Commentant les récents événements qui ont secoué Casablanca, le jeune écrivain marocain Abdellah Taïa signe pour TelQuel une chronique poignante, qui sonne comme un cri de détresse, une bouteille jetée à la mer
Le Maroc m'inquiète. De loin. De près. De plus en plus. Et c'est grave, ce qui se produit en ce moment dans ce pays, terrible, horrible. Un cauchemar collectif. Une tragédie moderne à la laquelle je ne peux rester insensible, sur laquelle je voudrais écrire, dire ce qui me révolte, réagir face à l'injustice, crier, oui, crier le désespoir. Celui de la jeunesse marocaine. Le mien mêlé au sien.
Des jeunes, ceinturés d'explosifs, qui arpentent une grande ville, prêts à se faire sauter d'un moment à l'autre. Se tuer. Se désintégrer. Se faire la plus grande des violences en entraînant avec eux dans la mort d'autres personnes, des victimes innocentes. Ces lignes ne résument pas le très beau film Paradise now (2005, on peut le trouver partout au Maroc en DVD pirate) du Palestinien Hani Abou Assad. Non, elles disent l'horreur qui s'abat aujourd'hui sur le Maroc. Et, au risque de choquer certains, qu'on en soit arrivé là ne constitue pas une grande surprise.
Je voudrais d'abord m'arrêter un moment et essayer d'imaginer le film noir de ces jeunes Casablancais, futurs kamikazes, imaginer ce qui se passe dans leur tête, ce qui s'est passé dans leur corps. Des adolescents, des amis, des voisins, des frères en marche (volontaire ?) vers la mort, le chaos. Je le vois très bien ce film, très vite j'ai les images dans l'écran de mes yeux, très vite je suis un des personnages, mais pas une victime.
Je suis un kamikaze
Je suis kamikaze. Je suis dans la rue, dans les boulevards, vagabond, décidé, peureux, courageux, lâche, un homme, un enfant, en larmes, en prière. Je suis dans l'apocalypse. Et je veux par un dernier geste donner un sens (n'importe quel sens) à ma vie gâchée, je veux qu'on retienne mon nom, qu'on sache que je suis passé par cette vie, par ce Maroc, que j'ai existé, respiré dans le désespoir et l'indifférence. Je marche lentement, un peu désorienté, et je cherche ma cible. Je me répète sans cesse dans la tête que je suis musulman, un bon musulman et que, bientôt, je serai au paradis. Le suicide est interdit par l'islam, c'est vrai. Mais mon imam, mon émir, m'a dit qu'en cas de guerre, on avait le droit d'user de tous les moyens pour vaincre l'ennemi, les mécréants.
Je vais me suicider, je vais partir explosé, je vais tuer des gens que je ne connais pas, des Marocains comme moi, et je vais rencontrer Dieu. C'est cela ma mission. C'est ce à quoi je me suis préparé depuis des mois et des mois… Je me suis accroché de tout mon cœur à ce but, à cette occupation qui comblait le vide de mes heures et de mes jours. Je me suis investi, j'ai changé de peau, discrètement je suis devenu autre, un “juste” qui veut rendre les autres “justes” comme lui, “justes” malgré eux s'il le faut. J'ai participé à toutes les opérations de mon groupe, à toutes les réunions, à toutes les veillées religieuses. J'ai respecté les consignes. J'ai dit toutes les prières, répété en moi-même un millier de fois les paroles sacrées de mon chef spirituel, mon guide, ma lumière. Je n'ai pas flanché. Je suis devenu quelqu'un. Je suis devenu important. On me salue avec respect. On me donne des ordres avec respect. J'ai choisi ce que je vais faire. J'ai le monde entre mes mains. J'ai le Maroc entre mes mains. Il m'appartient enfin. Il est pour moi enfin. Et je suis en train de marcher dans la ville pour vérifier mon pouvoir, respirer autrement. Je n'ai pas d'autres motivations. J'ai confiance en moi, oui, j'ai confiance en moi, j'ai confiance en moi… Je me répète ça pour ne pas avoir peur, pour ne pas laisser filer le courage, ne pas oublier ma rage, ma mission, mon chemin… Non, je n'ai pas peur, je n'ai pas peur… Mais je tremble, j'ai mal aux jambes, aux pieds… J'ai peur, je ne peux plus le cacher. Peur comme toujours, depuis le début de ma vie. J'ai peur et je vais quand même à la mort. C'est ma mission. Je n'avais pas d'autres choix.
Je n'excuse pas, mais je comprend...
A travers cette identification, je ne veux pas trouver des excuses aux kamikazes de Casablanca. Je veux juste dire que je les comprends, de l'intérieur, que je me sens solidaire, non pas de leurs actes, de leur terrorisme, mais de leur déchéance, de leur désespoir. Moi aussi, à Salé, à Hay Salam où j'ai vécu jusqu'à l'âge de 25 ans, j'ai ressenti de la haine pour le Maroc indifférent à mon sort, à mon malheur et à mon “no future”. Moi aussi on m'a écrasé et on m'a fait comprendre que j'étais moins que rien. Moi aussi je me suis senti maudit et j'ai maudit ce pays qui n'appartient qu'aux riches. Moi aussi, à ce moment-là précisément, dans le noir de ma vie, j'ai été approché par les islamistes.
C'était en 1990. J'avais 17 ans. Je faisais mes études au lycée Hay Salam qui se trouvait à Hay Al Inbiâat, non loin du fameux quartier de L'Oued L'khanez et du non moins fameux Souk El Kalb. Un homme d'une cinquantaine d'années (il ressemblait un peu à mon père et il n'était pas barbu) venait régulièrement nous inviter, mes copains du quartier et moi, à manger le couscous chez lui après la prière du vendredi. Il était tout sauf insistant. Il continuait à passer nous saluer même si nous ne répondions pas à son invitation, il nous parlait brièvement de religion et nous encourageait gentiment à prier cinq fois par jour. Il n'oubliait jamais de renouveler son invitation pour le couscous. Je n'y suis jamais allé (et je le regrette un peu aujourd'hui). Ce ne fut pas le cas de mes autres copains.
Cet homme inspirait la confiance et la piété. Il avait l'air tranquille, détaché. Moderne aussi. Il marchait et parlait toujours lentement. Il sentait le musc, très fort. Un homme discret, qu'on a envie de suivre. Dieu semblait de son côté : il ne l'a jamais dit en ces termes, mais c'était cela son programme. Nous sauver.
ہ cette époque, j'étais quelqu'un de triste, d'amer. J'avais des rêves de films, moi réalisant des films, mais je ne savais pas comment les concrétiser, et je ne savais pas non plus si cela suffirait à me sauver, de la misère, du chômage qui m'attendait. J'étais fragile, au sens propre. J'appartenais à cette génération dépolitisée par la volonté de Hassan II et qui allait bientôt être sacrifiée. Ignorée. Jetée. L'avenir s'annonçait bouché. ہ un an du baccalauréat, j'aurais pu, vu ce qu'on avait prévu pour nous, bifurquer, renoncer aux études, aller vers l'extrémisme, mener une carrière dangereuse. Personne, à l'époque, ne m'en aurait détourné. Personne n'en aurait rien su d'ailleurs. Car, c'est cela le lot de l'individu au Maroc : il n'intéresse personne. J'aurais pu remplacer le noir singulier de ma vie par un autre noir, collectif celui-là. Basculer dans la tragédie dans le silence. Mourir petit à petit dans l'indifférence de la société, de la famille. J'aurais été un bon musulman pour les gens, et cela aurait suffi.
Moi aussi, j'aurais pu…
Ce qui arrive aujourd'hui à certains jeunes Marocains est exactement ce qui aurait pu m'arriver. J'étais pauvre, seul, abandonné à mes tourments, subissant comme tout le monde les diktats du groupe, de la religion, du pouvoir, dans la peur moi aussi. Ce qui m'a sauvé ? Deux choses. D'abord ma mère M'Barka qui n'a jamais cessé de m'encourager à étudier encore et encore. Et ensuite le cinéma, ma véritable religion. Les prières de la première et le pouvoir extraordinaire sur mon imaginaire du deuxième ont, au sens propre, changé ma vie. Mais je sais que je suis une exception, que j'ai eu de la chance et que j'aurais pu très facilement mal tourner. Je sais aussi que je resterai toujours fidèle à ce moment précis où tout aurait pu basculer, à ce milieu social, les pauvres, Hay Salam, Salé, à ces jeunes, mes copains avec qui je tenais les murs.
En 2005, ce à quoi j'ai échappé a frappé ma famille de plein fouet. Le fils d'une cousine lointaine de Rabat est devenu islamiste. Il était en train de le devenir en tout cas. Il avait seulement 16 ans et ne reconnaissait plus aucune autorité sur lui, sauf celle de son guide spirituel. Il avait arrêté de fréquenter le lycée et passait son temps à la mosquée. Chez lui, il ne parlait presque plus. Les autres, tous les autres étaient à présents impurs pour lui, indignes de lui. Quand il ouvrait la bouche, c'était pour donner des leçons de morale religieuse. Il voulait que sa mère se voile. Il a coupé un jour à l'aide de ciseaux les robes de ses soeurs qui lui semblaient non conformes aux exigences de l'islam. Il leur interdisait de regarder les chaînes musicales. En l'absence de son père, il se comportait en petit dictateur, en macho et il disait que la société, la religion et même Dieu étaient de son côté. Ses parents ont tout fait pour le raisonner. Son père l'a même à plusieurs reprises battu. En vain. Excédés, et pour le sauver, ils ont fini par le dénoncer à la police qui l'a arrêté quelques jours et lui a fait subir un long interrogatoire musclé. Il a eu très peur, paraît-il. Il a abandonné depuis son prosélytisme et a repris ses études. Pour l'instant, il est sauvé.
Une bouteille à la mer
Entre 1990 et 2005 le Maroc a bien changé, “a bougé”, comme on dit. Il avance, n'est-ce pas… Il se libère, un petit peu. Mais au fond, les archaïsmes qui le commandent de l'intérieur sont toujours là, forts, très forts. La jeunesse (en grande partie), tiraillée entre deux mondes, obnubilée par le désir de “foutre le camp” ailleurs, a atteint aujourd'hui un degré de désespoir inimaginable, insoutenable. Elle tient toujours les murs. Chasse les mouches. Vit au quotidien l'humiliation de l'abandon et va chaque jour à la guerre de la survie. Personne n'écoute la jeunesse au Maroc. Bien sûr, on va me dire que j'exagère, que je noircis le tableau. Malheureusement, je ne le pense pas.
On ne donne pas à la jeunesse marocaine l'occasion d'exister pour elle-même, d'accéder à la culture, à la critique, à l'évolution (la révolution) individuelle. On la maintient, au contraire, dans la peur : la peur de dire les choses, la peur devant ceux qui croient détenir la vérité islamique, devant les parents, les voisins, le gouvernement. La peur de tous les côtés : est-ce cela l'avenir de notre jeunesse ? Le Maroc et ses richesses ne lui appartiennent pas : c'est ce qu'on lui rappelle à longueur de journée. Il suffit, pour s'en convaincre, de se promener au centre-ville de Casablanca (ou de Rabat, de Marrakech…).
Face au vide existentiel total, que faire ? Nous avons tous en nous, en germe, de la folie, des instincts autodestructeurs et ravageurs pour les autres. Je ne voudrais pas donner de leçons, ni faire celui qui comprend parfaitement la situation socio-politique du Maroc et du monde arabe. Mais il me semble que notre pays est au seuil d'une grande catastrophe.
Longtemps, à la Poste centrale de Rabat, j'ai aidé des vieilles personnes à remplir des formulaires, des mandats, des chèques, à écrire des lettres. J'ai toujours aimé le faire, connaître en quelques minutes un petit bout des vies des autres. Ils étaient la plupart du temps des étrangers à la ville, des campagnards illettrés, perdus dans les bureaux de la capitale. Plusieurs fois, certains d'entre eux m'ont demandé d'écrire à leur place une lettre au roi. Ceux-là étaient les plus désespérés, ils n'avaient plus rien à perdre, ils tentaient leur chance, on ne sait jamais. Déçus par le gouvernement, les députés et leurs compatriotes, ils se tournaient vers le roi : ils reconnaissaient ainsi son pouvoir et le priaient de leur rendre justice, leur rendre ce à quoi ils ont droit. Leurs lettres étaient comme des bouteilles jetées à la mer.
Ce que je viens d'écrire, ces mots durs peut-être, c'est aussi une lettre. Une bouteille à la mer. Un cri, comme celui du tableau du peintre norvégien Edvard Munch. Des larmes. Des prières.
Le Maroc a échappé au pire jusqu'ici grâce à “ridhat loualidine” (la bénédiction des parents, des ancêtres). ہ l'évidence, celle-ci ne fonctionne plus aujourd'hui. Il est urgent de passer à autre chose. La baraka n'existe plus. Les actes terroristes des kamikazes de Casablanca sont criminels. Continuer à abandonner la jeunesse de ce pays l'est aussi.