TelQuel (21-27 juin 2008)

 
Par les envoyés spéciaux de TelQuel à Tindouf
Ahmed R. Benchemsi et Mehdi Sekkouri Alaoui



Au cœur du polisario

 

Mardi 10 juin

 
Le dîner de l'ambassadeur

 Vu de Rabat, la République arabe sahraouie démocratique (RASD) est un “Etat fantoche”. Vu d'Alger, la perception est radicalement différente. “L'Etat sahraoui” n'a peut-être pas de territoire, mais c'est bien la seule chose qui lui manque. Il dispose d'une Constitution, d'un gouvernement, d'un Parlement… et d'une représentation diplomatique, une villa plutôt cossue, au cœur d'Alger. Il est 19h30, et nous y sommes. Brahim Ghali, ex-ministre de la Défense et actuel ambassadeur de la RASD en Algérie, a souhaité nous recevoir à dîner avant que nous nous envolions pour Tindouf.
 
Les salutations d'usage expédiées, il embraie tout de suite, faussement innocent : “Où en est la situation, à Sidi Ifni ? Al Jazira a annoncé que les émeutes ont fait une dizaine de morts”. Nos dénégations (à notre connaissance, il n'y a eu que des blessés) le laissent sceptique. Serions-nous de ceux qui relaient “la propagande du Makhzen” par réflexe et par principe ? M. Ghali précise sa pensée : “C'est difficile, pour vous autres journalistes marocains, de rapporter objectivement la situation au Sahara, non ?”. Le ton est donné. Nous ne sommes pas encore à Tindouf, et déjà, la présomption de mauvaise foi nous colle à la peau…
 
Nous passons à table. Un chevreau grillé est empalé sur une broche en bois, accompagné de multiples plats de viande et de légumes. Nous sommes cinq et il y a à manger pour vingt - la légendaire hospitalité sahraouie… Nous parlons de Manhasset, où Brahim Ghali était présent parmi les négociateurs du Polisario. Il demande des nouvelles de “Taïeb” (Fassi Fihri, le ministre des Affaires étrangères) et de “Chakib” (Benmoussa, Intérieur), qui faisaient partie de la délégation marocaine. Dans cette banlieue de New York, quatre rounds de négociations ont déjà eu lieu. Sans aucun résultat. “Par la faute du Maroc”, précise l'ambassadeur comme si c'était une évidence. Il ajoute : “Ce que je ne comprends toujours pas, dans ce conflit, c'est le silence du peuple marocain. Comment peut-il cautionner une telle injustice ?” Que répondre, face à une certitude aussi profondément ancrée ? Nous complimentons l'ambassadeur sur le chevreau, vraiment excellent.
 
Il est temps de partir, notre avion décolle à 22h45. Brahim Kerdellas, un des conseillers de l'ambassadeur, nous accompagnera à Tindouf. Arrivés à l'aéroport, il demande nos passeports pour accomplir les formalités d'embarquement. Curieux, nous demandons aussi à voir le sien. C'est un passeport diplomatique vert, portant le sceau de la RASD. Il nous montre aussi son permis de conduire sahraoui, réplique exacte du permis rose marocain, en 3 volets plastifiés. Leur république est peut-être “fantoche”, mais elle est bien organisée…
Après avoir franchi de multiples contrôles de sécurité et subi autant de fouilles au corps, nous embarquons dans un avion civil dont les sièges sont, littéralement, rongés par les mites. Nous avons de la chance : le vol ralliera Tindouf directement, sans l'habituelle escale à Bechar.

 

Tindouf n'est pas Tindouf

Il est deux heures du matin quand nous atterrissons. Première surprise, et elle est de taille : ici, nulle trace de la République sahraouie. Tindouf et son aéroport, un petit bâtiment relativement délabré, sont tout ce qu'il y a de plus algérien. A commencer par la police dont le chef local, dès qu'il découvre notre nationalité, se lance dans un discours enthousiaste sur les mérites comparés de nos équipes nationales de football. Il est, nous assure-t-il, un fan de Marouane Chamakh. Apprenant, après un aparté avec Brahim, que nous sommes des journalistes en passe de visiter les camps du Polisario, il nous lance, sincèrement compatissant : “ça va être difficile pour vous d'écrire la vérité sur l'indépendance du peuple sahraoui”. Ben voyons…
 
Un 4x4 blanc, sans plaques d'immatriculation, nous attend à la sortie de l'aéroport. Le territoire alloué aux Sahraouis commence une trentaine de kilomètres - et deux barrages policiers algériens - plus loin. D'ici-là, interdiction de prendre des photos : la région, frontalière du Maroc, est classée zone militaire - on nous dit que les trois-quarts de l'armée algérienne sont stationnés ici. Voilà qui est rassurant…
Pendant 15 minutes, nous roulons sur du bitume, puis notre véhicule s'engage sur une piste sans panneau indicateur, dans la plus totale obscurité. Au bout d'un autre quart d'heure de route et de cahots, nous arrivons à ce qui sera notre lieu de résidence pendant ces 4 jours : une “ferme d'accueil”, nous dit-on. Nous sommes fourbus. Demain sera un autre jour.


 
Mercredi 11 juin

 
Une ferme et des poulets

Il est 10 heures. En attendant que le programme de notre visite soit fixé (nous en avons discuté pendant le petit-déjeuner avec le “chef du protocole de la présidence”), nous visitons les lieux. La “ferme” mérite son nom : une palmeraie luxuriante s'y épanouit, au milieu du désert de rocaille. Ici, on cultive toutes sortes de fruits et légumes, destinés à être distribués au peuple des camps. Des camions frappés des logos de diverses organisations humanitaires européennes sont parqués ça et là.
Mais la principale attraction du lieu est une entreprise… avicole, financée par la coopération espagnole. Dans un vaste hangar climatisé, 30 000 poulets en batterie produisent 900 000 œufs par mois. “Pour couvrir nos frais, nous sommes obligés de vendre 70% de notre production sur le marché algérien. Le reste est distribué gratuitement au peuple sahraoui, à raison de 4 œufs par mois pour chaque citoyen”, nous explique, dans le vacarme des caquètements, le maître des lieux. Agé de 42 ans, ce natif de Laâyoune a étudié la gestion à l'université Cadi Ayad de Marrakech avant de rejoindre les camps en 1991. Depuis, il n'a revu sa famille que deux fois, en 1999 et en 2007. Il assure n'avoir aucun regret : “J'ai toujours su qu'après mes études, je viendrais ici, pour participer au combat de libération aux côtés de mes frères”.
 
Brahim nous rejoint et nous informe du programme. Notre première visite sera pour le Parlement sahraoui. Nous embarquons dans le 4x4 sans plaques, suivis par un véhicule “jumeau”. Tout au long de notre séjour, nous circulerons par convois de deux 4x4. “Au cas où l'un d'entre eux tomberait en panne dans le désert”, nous explique-t-on… Nous roulons pendant une bonne demi-heure dans un vaste désert de rocaille. اa et là, des containers sont échoués à même le sol, sous un soleil de plomb. De loin en loin, nous croisons des jeeps couleur sable, ou des pick-up chargés d'hommes aux visages enturbannés, qui roulent à tombeau ouvert au milieu de l'immensité désertique. On se croirait en Afghanistan. Notre chauffeur, qui a planté un fanion sahraoui sur son tableau de bord, ne suit aucune piste. “Nous, les Sahraouis, n'avons pas besoin de GPS, ni d'aucun instrument de navigation, lance Brahim, pas peu fier. Le jour, nous nous repérons grâce à la couleur de la terre et la forme des dunes. Et la nuit, nous nous fions aux étoiles”. Pas de doute, ça impressionne.

 

Parlement Dimatit

Le siège du Parlement sahraoui est un bâtiment isolé, planté au milieu de nulle part. Nous traversons une courette en terre cernée de murs décrépis, avant de pénétrer dans ce qui ressemble à une salle de classe d'un collège de campagne, où on aurait disposé du matériel de bureau en kit. Toiture en tôle type “Dimatit”, tables en bois alignées en rangs, sièges standard dont la majorité sont encore recouverts de leurs housses de plastique originelles… Une quarantaine de Sahraouis dont un gros quart de femmes (et, curieusement, un enfant d'une dizaine d'années) sont dispersés dans les rangées. Face à eux, un mur recouvert de tentures vertes et de drapeaux de la RASD, sous une grande inscription en arabe et en espagnol : “Assemblée nationale sahraouie”. Sur une estrade légèrement surélevée, d'autres hommes en darra'iya entourent Mahfoud Ali Beïba, le président de l'Assemblée. Qui prend le micro pour… souhaiter la bienvenue à la “délégation du peuple marocain” ! Avant que nous ayons eu le temps de protester, il ajoute : “Nous n'avons aucun problème avec nos voisins marocains, qui sont un peuple frère. Notre problème, c'est avec leur régime”. Cette phrase, nous l'entendrons mille fois durant notre séjour…
 
Ordre du jour : l'élection démocratique et populaire de deux membres de la Cour suprême sahraouie, “tel que prévu dans l'article 134 de la Constitution”. Les procédures s'engagent, sous l'œil distrait de la plupart des députés. L'un d'entre eux dort même franchement, la tête renversée en arrière. Voilà au moins un point commun avec le Parlement de Rabat…
La séance terminée, le président de l'Assemblée nous invite à le rejoindre dans une salle de réception voisine, en compagnie d'une dizaine de députés. L'un d'entre eux nous explique, chemin faisant, qu'il est “élu du secteur militaire”. Il perçoit, comme tous ses collègues, un salaire de 4000 dinars algériens par mois (400 dirhams). “Combien touchent les députés marocains ?”, nous demande-t-il. Nous sommes presque gênés de lui répondre. Lui étouffe un petit rire…
 
Dans la salle de réception, on remarque des posters de manifestants à Laâyoune, et une grande photo de Ali Salem Tamek. Vu d'ici, ce dissident sahraoui est un héros national. Le fait qu'il ait un passeport marocain et qu'il étudie le journalisme à Casablanca ne semble déranger personne. Les verres de thé circulent et les députés nous posent des questions sur… Fouad Ali El Himma ! “Alors comme ça, il se dit démocrate et veut créer un parti ?” Ces gens, manifestement, ne ratent pas une miette de l'actualité politique marocaine…
 
La discussion débouche sur Manhasset, où Mahfoud Ali Beïba était présent. Pourquoi lui et les autres membres de la délégation sahraouie avaient-ils refusé de serrer la main de Khelli Henna Ould Errachid, président du Conseil royal consultatif pour les affaires sahariennes et ardent défenseur de la marocanité du Sahara ? La question énerve fortement nos interlocuteurs. “La présence de Sahraouis parmi les négociateurs marocains était en soi une provocation”, lance, très remonté, un député répondant au nom de Ahmed Omari. “Du reste, ajoute-t-il, Khelli Henna se contredit. Pas plus tard qu'hier, il m'a appelé au téléphone pour me dire de ne pas lui en vouloir, qu'il était manipulé par les Marocains”. Le mensonge est grossier, personne ne fait mine d'y croire. Plusieurs députés fusillent leur collègue du regard, tout en nous décrochant des sourires gênés.

 

“Nous sommes un virus”

De retour à la ferme, nous déjeunons avec M'hammed Khaddad, un autre négociateur de Manhasset. Membre du secrétariat national du Polisario et coordinateur des relations avec la Minurso, l'homme est affable et intelligent. Il contre avec subtilité nos arguments en faveur du plan d'autonomie proposé par le Maroc, et reconnaît de bonne grâce une certaine évolution démocratique du royaume, depuis une dizaine d'années. Mais notre conversation est sans cesse interrompue par un autre convive. Nous finissons par nous taire pour le laisser dérouler une interminable diatribe de laquelle il ressort, en gros, que le régime de Mohammed VI est plus dictatorial encore que celui de Hassan II.
Cet homme s'appelle Khalil Sid Mohamed et il occupe le poste de “ministre des Territoires occupés”. Sa mission : coordonner l'action du Polisario avec celle de ses militants secrètement implantés au Sahara sous administration marocaine. Voilà qui est très intéressant… Nous cherchons à en savoir plus, mais l'homme se contente de répondre, sourire carnassier aux lèvres : “Mon travail consiste à déstabiliser la monarchie marocaine”. Rien que ça ! Mais en a-t-il vraiment les moyens ? Soudain grave, il réfléchit quelques secondes, puis lâche : “Le Maroc est un grand pays, un pays fort. Mais nous sommes un virus, et nous faisons beaucoup de dégâts. Vous avez épuisé tous les antibiotiques, aucun n'a marché. Et aucun ne marchera jamais”. Près de lui, M'hammed Khaddad a un sourire un peu gêné. Comme s'il approuvait les propos de son collègue, mais qu'il trouvait inutile leur ton agressif…

 

“Najm Al Polisario”

Au programme cet après-midi, la visite d'un centre médico-éducatif pour les femmes sahraouies. Surgi des sables il y a une dizaine d'années grâce à l'argent de la coopération étrangère, ce conglomérat de coopératives a été baptisé “27 février”, en référence à la date anniversaire de la proclamation de la RASD, en 1976. La directrice du centre nous accueille avec un sourire légèrement crispé. Avant de commencer la visite, elle nous dit que les Marocains sont “un peuple frère, quoi qu'il en soit”. Nous réprimons un sourire.
Ici, ce sont les femmes qui font tout. En toute objectivité, elles ont accompli un travail admirable. Au fil des pièces, on découvre une bibliothèque, des ateliers d'alphabétisation, de cours de langues, de couture, de cuisine, de conduite automobile, d'initiation à Internet et aux technologies de l'audiovisuel… Plus loin, un petit dispensaire bien achalandé en médicaments et doté d'équipements paramédicaux rudimentaires, mais jalousement entretenus, a été baptisé “Martyr Mohamed Lamine”. En hommage au premier médecin sahraoui décédé en 1975… d'un accident de voiture ! “Tout Sahraoui qui meurt ici, exilé de sa patrie occupée, est considéré comme un martyr”, nous explique gravement la directrice du centre.
 
Dans une salle de réception adjacente, quelques femmes sahraouies nous ont préparé du thé et des rafraîchissements. L'occasion de discuter du séjour qu'elles ont accompli à Laâyoune l'année dernière, dans le cadre du programme d'échange de visites familiales de la Minurso. Sur leurs sœurs et cousines “de là-bas”, elles ont une vision attendrie… et un poil condescendante. “Nous avons été étonnées de voir qu'elles avaient peur de tout, et qu'elles évitaient à tout prix de parler de la situation au Sahara. Dès que nous abordions avec elles des sujets comme le référendum ou l'indépendance, elles baissaient la voix, se mettaient à regarder autour d'elles… اa a confirmé tout ce que nous pensions sur le climat de dictature instauré par l'occupant marocain. Ici, les femmes parlent librement, et expriment toutes sortes d'opinions politiques”. Ah ? Y compris, par exemple, un soutien au plan d'autonomie proposé par le Maroc ? Chapelet de sourires charmeurs : “Bien sûr, rien ne l'interdit ! Il se trouve que personne n'est pour, voilà tout”. Hum…
 
Alors que nous sommes sur le point de prendre congé, des sons de guitare et d'orgue électronique nous parviennent de la salle voisine. “C'est notre groupe de musique, venez voir !”, lancent nos hôtesses d'un ton enjoué. Nous découvrons une petite salle de spectacle rudimentaire, où un quatuor de musiciens est en train de répéter. Le groupe s'appelle “Najm al Polisario” (l'Etoile du Polisario) et spécialement pour nous, il va interpréter son célèbre tube “Attadhiat al Jissam” (Les Grands Sacrifices). La chanson est une ballade raï-rock, aux sonorités très années 80. Extraits des lyrics : “ô peuple qui a consenti de grands sacrifices / prends soin de leur fruit, produit de mon sang bouillant / continue de défier les forces obscures, par les gloires grandioses / exige le respect et refuse les solutions qu'ils t'imposent / nous tuerons les rêves des envahisseurs / par le sacrifice des martyrs, les anciens et ceux à venir”. Tout au long de la chanson, nos hôtesses tapent des mains en cadence, et affichent un enthousiasme débordant. Pour faire bonne mesure, l'une d'entre elles esquisse même un pas de danse.
 
L'heure est venue de prendre congé. En signe d'amitié, la directrice du centre offre aux représentants des “forces obscures” que nous sommes une paire de châles noirs sahraouis. Un cadeau très utile, alors qu'une petite tempête de sable se lève…

 

Le musée de l'armée

Après une bonne heure de route dans un paysage quasi-lunaire, nous atteignons l'étape suivante de notre périple. Le “musée de l'armée” est une enfilade de grandes salles rectangulaires peintes à la chaux et éclairées au néon. Le conservateur du musée (“et commissaire politique”, ajoute-t-il curieusement) nous accueille avec le désormais classique “nous n'avons rien contre le peuple marocain frère ; notre problème est avec le régime royal colonisateur et expansionniste”. Voilà qui est dit. La visite peut commencer.

A l'entrée du musée, la première chose qu'on voit est un grand tableau reprenant les paroles de l'hymne national sahraoui intitulé “le langage du fer et du feu”. Puis de salle en salle, les tableaux se succèdent. Ici, le récit de l'histoire du peuple sahraoui “qui a toujours farouchement résisté aux envahisseurs” (y compris au Sultan marocain Hassan Ier, en 1882 !). Là, le texte de “l'accord voleur de Madrid” de 1975, qui a partagé le Sahara entre le Maroc et la Mauritanie. Puis une salle entièrement dédiée à la vie du héros national et premier des martyrs : El Ouali Mostafa Sayed, fondateur du Polisario, tombé au combat en 1976.
C'est au sortir d'une salle entièrement dédiée aux faits de guerre de l'Armée de libération populaire sahraouie (contre le Maroc, principalement) que le malaise commence à nous prendre à la gorge. Dans la cour centrale du musée, gisent les débris de 3 avions des Forces Royales Air. Sur un morceau de tôle cabossée, on voit clairement le blason de la monarchie. Puis des épaves de jeeps militaires marocaines, de camions, et même quelques tanks. Nous prenons quelques photos mais savons déjà, instinctivement, que nous n'allons pas les publier. On ne peut s'empêcher de penser aux soldats qui conduisaient ces véhicules, et qui se sont retrouvés prisonniers ici pendant plus de 20 ans… Dans une salle adjacente, deux grandes armoires contenant des centaines de documents saisis au combat : correspondances secrètes et bulletins de liaison militaires (certains signés de la main de Hassan II !), carnets médicaux, fiches de toutes sortes… Dans une autre armoire, des insignes de soldats marocains par centaines. Sur un mur, une collection de photos, saisies lors de raids contre des casernes, montrent la vie de soldats marocains souriants, posant lors de leurs moments de repos. Tous allaient être tués ou capturés dans les jours suivants.
 
En sortant du musée, nos visages tendus parlent pour nous. Un brin sadique, le conservateur/commissaire politique (on comprend mieux, maintenant) nous propose de signer le “livre d'or” du musée, “comme le font tous les visiteurs”. Non merci, vraiment. La neutralité journalistique a tout de même des limites. Brahim vient nous chercher. Une bonne heure de route nous attend avant notre prochaine étape.

 

Mad Max du désert

Nous sommes à Rabouni, la “capitale administrative” du gouvernement sahraoui. C'est une grosse agglomération de baraques qui évoque, au choix, une fourrière municipale ou une décharge de ferraille à même le sable. Rabouni est manifestement un centre logistique : des 4x4 et des pick-up y stationnent par dizaines, près de gros bidons rouges percés de tuyaux, qui font office de pompes à essence. Le décor évoque furieusement Mad Max : des machines non identifiées et des pièces détachées de toutes sortes gisent sur le sol par centaines, entre des flaques noirâtres et des traînées d'huile de moteur. Au milieu de ce fatras, des hommes aux visages recouverts de châles noirs s'activent, démontent des pièces, en bidouillent d'autres… En temps de guerre, ce doit être une véritable ruche, ici.
 
Mais nous sommes ici pour parler droits de l'homme, nous rappelle Brahim. Nous avons en effet rendez-vous avec les responsables de l'Association des parents des prisonniers et disparus sahraouis. Dans une baraque à l'entrée discrète, deux hommes à l'apparence d'intellectuels nous accueillent sous une inscription murale géante : “Nous exigeons le démontage du mur de la honte”. Ce qui, vu du Maroc, est un rempart de défense contre des agressions militaires extérieures est considéré, vu d'ici, comme une muraille qui sépare un peuple opprimé de sa nation spoliée. Même dans le drame, tout est question de point de vue.
 
“Nous suivons au jour le jour les atteintes aux droits de l'homme que ne cessent de subir nos concitoyens au Sahara occupé”, nous déclarent d'emblée les responsables de l'“ONG”, qui nient toute relation avec les autorités de Rabouni. Depuis que l'expression indépendantiste est tolérée au Sahara sous administration marocaine, des échauffourées opposent régulièrement des jeunes Sahraouis et des policiers, mais cela tourne rarement à l'émeute. Vu d'ici, ce sont autant de “soulèvements populaires noyés dans le sang par l'occupant”. Et de lister les emprisonnements, les passages à tabac… Dès qu'un coup de matraque est donné à Laâyoune ou à Smara, c'est de cette pièce que partent les communiqués enflammés et les montages vidéo qui inondent les rédactions de la planète.
 
Qu'en est-il de la situation des droits de l'homme dans les camps ? La question est accueillie avec placidité par nos interlocuteurs. “Il y a eu des arrestations arbitraires dans les années 70 et 80, concèdent-ils. Mais la direction du Front les a reconnues et s'en est excusée. Pour le reste, notre association n'a reçu aucune plainte depuis 1990”. Et le fameux rapport de l'ONG France Libertés, qui a suspendu ses dons humanitaires après avoir découvert qu'une partie était détournée par les dirigeants du Polisario ? “Mensonges et manipulation commandités par le Maroc !”, dénoncent-ils d'une seule voix - avant que l'un d'entre eux n'ajoute, candidement : “Et puis, ça ne portait que sur 6000 euros, alors franchement…”

 

L'Allemagne et le Luxembourg

La nuit est tombée. Notre dernière activité est un “dîner-débat” chez le Premier ministre de la RASD… en présence de la moitié du gouvernement ! Notre visite est manifestement vécue comme un évènement considérable. Abdelkader Taleb Omar, homme calme et souriant, nous accueille dans un bâtiment sinistre dont on n'a pas pris la peine de peindre tous les murs. Comme à chaque fois depuis notre arrivée, le menu est pléthorique, et comporte plusieurs plats de viande. “La générosité est un trait culturel fondamental des Sahraouis, explique le Premier ministre. Quand nous recevons un invité, nous lui donnons tout ce que nous avons, quitte à ce que nos enfants restent sans manger. En revanche, si on nous fait violence, nous sommes prêts à mourir pour une goutte d'eau. Les Marocains, hélas, n'ont rien compris à notre culture. Si on le traite dignement, on peut tout obtenir d'un Sahraoui”.
Alors que le dîner touche à sa fin, la conversation roule sur l’hypothèse de l'indépendance. “Nous sommes conscients que l'époque n'est pas aux nations atomisées mais aux regroupements régionaux, lance un des ministres. C'est pourquoi, dès que nous aurons récupéré notre pays, nous œuvrerons activement à l'unité du Maghreb arabe”. Nous faisons remarquer la disproportion entre le Maroc et l'Algérie, qui comptent 30 millions d'habitants chacun, et un potentiel Etat sahraoui, qui n'en compterait que 300 000. “Et alors ? L'Allemagne siège bien aux côtés du Luxembourg au Conseil de l'Europe”. Certes, mais le Luxembourg a une superficie en rapport avec sa population, alors que le Sahara indépendant disposerait d'un territoire équivalent à ce qui resterait du Maroc. اa ferait quoi, un habitant tous les 3 kilomètres carrés ? Dans l'assistance, les rires de commisération fusent. Faut-il que notre argument soit saugrenu…

 

Jeudi 12 juin

 
“N'degdeg lik rassek !”

Ce matin, nous allons enfin rencontrer la population. Cap sur le camp de Laâyoune, un immense bidonville posé sur le sable qui s'étend à perte de vue. Nous avons exigé d'être seuls, de pouvoir parler aux gens sans Brahim, ni aucun des 4 chaperons qui nous suivent pas à pas depuis le début de cette visite. A notre grande surprise, notre requête est acceptée… mais à plusieurs reprises, alors que nous déambulons dans les ruelles, nous verrons les 4x4 blancs passer lentement dans notre champ de vision.
 
Nous nous enfonçons dans les entrailles du camp. Baraques en terre et en torchis, linge accroché sur les toits en zinc… La misère suinte de partout. Il est midi, le soleil tape fort et il n'y a quasiment personne dehors. Au détour d'un sentier, un jeune homme lave ses vêtements dans une flaque d'eau croupie. Derrière lui, une poignée d'enfants de 5-6 ans, aux habits rapiécés, nous lancent des “hola, como esta” joyeux. Nous leur répondons en arabe. Ils s'approchent, ravis de bavarder avec des étrangers.
 
- Ntouma dzaïr ? (vous êtes des Algériens ?), nous demandent-ils en gloussant.
- Lla, hna mgharba (non, nous sommes des Marocains).
A ces mots, les gamins se pétrifient. Quelques secondes de silence stupéfait, puis l'un d'eux répète, incrédule : “Mgharba ? Ntouma mgharba ?”. Manifestement, c'est la première fois que ces bambins voient “l'ennemi” en chair et en os. Nous cherchons à les rassurer, tandis que le groupe recule prudemment. Le plus hardi se redresse soudain et crie d'une voix fluette, en nous pointant du doigt : “N'degdeg lik rassek !” (je vais te casser la tête !). Nous esquissons un pas vers eux, tout sourires, les bras ouverts. Pfuit ! Les gamins s'égaillent dans toutes les directions. Quelques secondes encore, puis des adultes commencent à sortir des baraques et à nous toiser, visages fermés. Tandis que nous accélérons le pas, les enfants, enhardis, nous suivent à bonne distance en criant “n'degdeg lik rassek” et “Polisario !”. L'un d'eux lance un pétard qui explose non loin de nous, au ravissement de ses petits camarades. Pour une fois qu'ils jouent à la guerre avec de vrais Marocains !
 
Nous débouchons sur un terre-plein. Deux équipes d'adolescents disputent un match de foot, la plupart pieds nus. Nous nous approchons des joueurs remplaçants, assis en groupe sur un petit talus de sable. Quand ils apprennent que nous sommes marocains, ils froncent le sourcil, quelques-uns nous tournent ostensiblement le dos. Le gardien de but, oubliant son match, crie rageusement “n'degdeg lik rassek !” derrière ses bois. Mais quelques-uns restent, désireux de nouer le dialogue. “Il ne faut pas lui en vouloir, disent-ils en hochant la tête vers le gardien. De nombreux jeunes, ici, sont des fils de martyrs qui ont perdu leur père ou leur grand-père à la guerre. C'est dur, pour eux”. La discussion s'anime. Ils parlent combat pour l'indépendance, nous répondons négociations de paix. Tous sont d'accord sur leur inutilité : “Ce qui est enlevé par la force doit être repris par la force. Ce qu'il faut, c'est reprendre les armes !”. Niant la pauvreté flagrante qui règne dans le camp, ils disent vivre dans de bonnes conditions, “ne manquer de rien”. Ils disent aussi que les médias marocains ne cessent de mentir à leur sujet.
 
La conversation s'achève dans une minuscule gargote, où quelques jeunes suivent la Coupe d'Europe sur un écran de télé antédiluvien et crachotant. Ils abandonnent vite le match, nous offrent une bouteille d'eau relativement fraîche, et la discussion reprend. Nous leur demandons ce qu'ils pensent du projet marocain d'autonomie. Manifestement, ils n'en connaissent le contenu que très vaguement. Nous leur apprenons qu'il propose aux Sahraouis un gouvernement autonome, un Parlement autonome, et même une police autonome. Mais ces détails ne les intéressent pas. “Il y aura toujours un drapeau marocain qui flottera au-dessus de tout ça, et on ne l'acceptera jamais”. “Et puis, ajoute le plus “raisonnable” de la bande, qui nous garantit que nous n'aurons pas de problèmes, même ‘autonomes’, avec les autorités marocaines ? Regardez ce qui se passe à Laâyoune et à Sidi Ifni !”. Nous répondons qu'en effet, tout est encore loin d'être parfait au Maroc, mais que le pays a quand même beaucoup changé depuis une dizaine d'années. Bordée de sourires goguenards. Même si ce conflit s'achève un jour, la propagande laissera des traces durables dans les esprits.
C'est à ce moment que Brahim et ses acolytes nous retrouvent. Ils nous avaient manqués…

 

“Notre but : former des guerriers”

Aujourd'hui, nous déjeunons avec la ministre sahraouie de l'Education. “100% des 28 000 enfants des camps sont scolarisés dans nos 34 écoles primaires, par nos 2700 instituteurs”, nous explique-t-elle avec fierté. Pour le secondaire, puis l'université, il faut aller en Algérie. 85% des 7000 étudiants sahraouis issus des camps y vivent dans des internats. Le reste étant réparti entre les “pays amis”, principalement Cuba et la Libye. Dès le début de notre visite, nous avions demandé à voir les manuels scolaires sahraouis, principalement ceux d'histoire contemporaine et d'éducation civique. La ministre en a ramené un exemplaire. On y trouve deux chapitres intitulés “le hold-up des accords de Madrid” et “la perpétuation de la lutte armée contre les envahisseurs”. Mais ce manuel, nous explique la ministre, est déjà dépassé. Depuis au moins 5 ans, les élèves en utilisent un nouveau, dont elle n'a “pas pu trouver d'exemplaire”. Hum… Devant notre mine suspicieuse, la ministre nous lâche tranquillement : “De toute façon, notre politique pédagogique est claire : le but premier de notre système éducatif est de former de nouvelles générations de guerriers”. Les scènes de la matinée nous reviennent à l'esprit. Le but semble d'ores et déjà atteint…

 

“Le Maroc, un pays effrayant”

Après une heure de 4x4 dans le désert, nous voilà dans “l'école militaire du martyr El Ouali”. Le ministre de la Défense, nous assure-t-on, va nous rejoindre plus tard pour prendre le thé. En attendant, le directeur de l'école nous accueille à sa manière : “Alors, il paraît que votre armée récupère du matériel de la ferraille espagnole ?” De l'humour militaire, sans doute… L'école consiste en une cour centrale, entourée par une quinzaine de baraquements sommaires. La moitié sont des salles de classe, le reste, des dortoirs. Comme par hasard, nous arrivons pile quand la compagnie achève un salut du drapeau. A 17 h 15… 400 élèves soldats, tous maigres et très jeunes, mal sanglés dans des uniformes trop grands pour eux, sont debout, au garde-à-vous. Au signal du directeur, ils se dispersent par petits groupes et rejoignent leurs instructeurs en sautillant, tout en scandant des slogans guerriers en cadence. La scène est censée impressionner, elle fait plutôt sourire. L'armée sahraouie, nous explique le directeur, ne distribue pas de grades à ses soldats, juste des fonctions : chef de groupe, chef de section, chef de zone…
 
Le ministre de la Défense est arrivé. Après l'inévitable couplet sur la fraternité des peuples sahraoui et marocain, il déclare compter sur une armée de 15 000 hommes, extensible à 25 000 en cas de mobilisation générale. “Nous savons que votre armée compte 10 fois plus d'hommes, et une aviation de combat. Mais ce n'est pas la quantité qui fait la différence, c'est la bravoure”. Eux n'ont pas d'avions et, nous dit notre interlocuteur, n'ont pas acheté de nouvelles armes depuis le cessez-le-feu de 1991. “Nous nous contentons d'entretenir celles que nous avons déjà, qui proviennent de l'ancien bloc de l'Est”. On n'est pas obligé de croire M. le ministre sur parole, même s’il a une bonne tête. L'air navré, il nous explique que le Maroc a toujours été, pour les Sahraouis, un “pays effrayant”. “Vous avez fait la guerre à l'Algérie un an après son indépendance pour une question de tracé des frontières, puis vous avez fortement combattu l'indépendance de la Mauritanie, avant d'y fomenter des coups d'Etat… Les Marocains ont toujours eu des velléités expansionnistes. Tout au long de votre histoire, vous n'avez pas cessé d'agresser vos voisins pour conquérir de nouveaux territoires”. Nous lui faisons remarquer que la période de l'Histoire durant laquelle l'empire du Maroc était le plus étendu correspond au règne des Almoravides, de farouches guerriers venus… du Sahara ! Le ministre réprime un petit rire embarrassé. Doit-il prendre cela comme un compliment ou une insulte ? Un bref instant, il ne semble plus si sûr que “l'expansionnisme” soit une tare…

 

Hasta Siempre, Comandante !

La route pour le camp de Dakhla est longue, au moins deux heures de traversée du désert. Quand le convoi de 4x4 arrive, la nuit est déjà tombée. Ce soir, nous dormons chez l'habitant, sous la tente. Une occasion de discuter librement, en partageant le repas d'une famille ? Notre enthousiasme retombe vite. L'“habitant” sélectionné par Brahim et ses amis a choisi, par hospitalité… de vider sa tente pour nous la laisser ! Nous sommes trop fatigués pour protester. Un dernier petit tour dans le camp nous permet de constater que les jeunes sahraouis “sortent” le soir - en fait, ils se réunissent par sexe et par tranche d'âge et papotent, assis sur le sable en tailleur, à la belle étoile. Un groupe de jeunes filles fredonne “Hasta Siempre, Comandante”, le fameux hymne à la gloire de Che Guevara. Ne manquent plus que les guitares et les feux de camp… 
 

Vendredi 13 juin

Le vieux corbeau

Le matin, nous échappons de justesse à une énième cérémonie officielle (le Polisario fête l'arrivée d'une promotion d'infirmières formées en Algérie). Nous nous esquivons comme des voleurs et déambulons dans les ruelles désertes du camp, tôt le matin, de nouveau seuls.
Dans le camp de Dakhla comme dans celui de Laayoune, on trouve les mêmes baraques miséreuses en terre. Mais il y a ici plus de tentes et plus d'enclos - si on peut appeler ainsi ces étranges cônes faits de tôle et de fil de fer, dans lesquels sont enfermées quelques chèvres faméliques. Un vieil homme s'approche de nous. Il nous a entendu parler et notre accent lui évoque quelque chose. Quand nous avouons notre nationalité, il a un sourire qui signifie quelque chose comme “je le savais”.
- Il faut aller voir l'administration tout de suite, nous dit-il.
- Ah bon, pourquoi ?
- Pour rien, parce que c'est la tradition, pour boire un verre de thé…
Amusés par cet acte de délation spontanée, nous suivons le vieil homme, histoire de voir ce qui va se passer. Chemin faisant, il nous raconte que du temps de sa jeunesse, des tribus sahraouies entières sillonnaient encore le désert à dos de chameau, avec un minimum de bagages. “Aujourd'hui, déplore-t-il, nous sommes devenus sédentaires, nous avons plus de besoins, et plus de difficultés à les satisfaire”. Nous demandons de quoi manquent les habitants du camp, au juste. Mais l'ancêtre réalise soudain en avoir trop dit, et à des Marocains de surcroît. “Grâce à notre gouvernement, nous ne manquons de rien, hamdoullah”, assure-t-il sans crainte de la contradiction. Nous sommes arrivés devant le siège de “l'administration”, une baraque en torchis un peu plus grande que les autres, avec un grand vantail de fer rouillé. Mais il n'y a personne. Le vieil homme semble désemparé. Nous le saluons, nous excusant presque, et nous esquivons par un passage entre deux maisons.
 

Cannavaro et Jil Jilala

Nous avons bien fait de suivre notre sympathique délateur, parce qu'il nous a menés dans ce qui ressemble à un souk : quelques épiceries, des fripiers, un mécanicien, un coiffeur… et une échoppe de musique ! A l'intérieur, personne, mais des posters de Kadem Saher et de la pulpeuse Elissa, très dénudée, recouvrent un papier peint à fleurs particulièrement criard. Alignées sur des étagères, des cassettes pirates de raï et - surprise - de musique marocaine ! Sur le minuscule étal, Daoudi et Abdelhadi Belkhayat côtoient Jil Jilala. Le vendeur sait-il que ce groupe est l'auteur du mythique “Laâyoune, âyniya” (Laâyoune, prunelle de mes yeux), hymne vibrant à la marocanité du Sahara ? Probablement pas, et on ne va pas le lui dire. Le voilà d'ailleurs qui surgit dans la boutique.
 
C'est un jeune d'une vingtaine d'années, arborant un maillot du Real de Madrid au nom du défenseur italien Cannavaro. Il est sympathique et accueillant, et tique à peine quand il apprend que nous sommes marocains. Le désir de discuter l'emporte. Non, il n'ira pas au Sahara tant que le Maroc l'occupera. Non, il ne veut pas entendre parler d'autonomie, c'est le référendum d'indépendance ou rien. Et si le Maroc l'emporte ? Alors il prendra les armes et se perdra dans le désert avec ses amis, qui ont tous envisagé cette hypothèse…
 
Notre discussion est tout à coup interrompue par deux membres de la “gendarmerie nationale” (c'est ce qui est inscrit sur leur jeep) qui passent leur tête dans la minuscule boutique. On leur a signalé des étrangers dans le coin (bravo papy, tu y es arrivé !), et ils viennent demander nos papiers. Ils n'ont pas l'air de plaisanter, aussi, nous annonçons prudemment être les invités des autorités. Le temps de faire crachoter leurs talkies-walkies, et c'est avec de grands sourires qu'ils nous font signe d'oublier ce malentendu… Que se serait-il passé, si nous étions venus ici sans aviser personne ? Cannavaro nous donne l'accolade devant son étal de cassettes marocaines. “L'art, nous dit-il en guise d'adieu, n'a pas de frontières !”

 

… et Sakharov ?

De retour à la ferme, nous rencontrons une légende vivante : Bachir Mustapha Sayed, le frère d'El Ouali (voir encadré p. 51). Ancien numéro 2 du Polisario, il a été un commandant redoutable, au plus fort de l'affrontement militaire avec le Maroc, à la fin des années 70. Depuis la rencontre de Londres en 2000, il effectue - l'expression est de lui - une traversée du désert. Au Polisario, il n'occupe plus qu'un poste discret, et à contrecœur. Mais il reste alerte et pénétrant, défendant la cause sahraouie avec conviction mais lucidité. En début de soirée, quelques heures à peine avant de prendre la route pour Tindouf, où notre avion de retour nous attend, nous rencontrerons - enfin - Mohamed Abdelaziz (voir interview p. 56). Le n°1 du Polisario et chef de l'Etat est plutôt dans le genre idéologue. Sa vérité, il la martèle d'autant plus fort qu'elle est difficilement soutenable.
 
Une pensée nous vient : si El Ouali Mustapha Sayed est le Che des Sahraouis, Abdelaziz est leur Castro. Et Bachir ferait un bon Sakharov…

 

“C'est le Maghreb”

Minuit, aéroport de Tindouf. Au retour pas plus qu'à l'aller, nous ne pourrons prendre de photos de Tindouf, ni même de la plaque signalant l'aéroport de la bourgade. Nous faisons nos adieux à Brahim et à nos accompagnateurs du Polisario. Notre avion pour Alger décolle à deux heures du matin. Dans la salle d'embarquement, nous retrouvons notre ami de la police algérienne fan de Chamakh, toujours aussi jovial. “Alors, les camps, ça a été, vous allez écrire la vérité ? Aala balek, vous allez avoir des problèmes”. Ah oui, et pourquoi ? Il réfléchit un instant, puis répond en haussant les épaules : “aya, c'est normal. C'est le Maghreb…”.

 



 

La question qui fâche. “Séquestrés” ? Pas tout à fait…

C’est la grande question : les habitants des camps de Lahmada (ou Tindouf, pour les non initiés) sont-ils, oui ou non, “séquestrés” par cet ogre totalitaire qu'on nomme Polisario ? Risquent-ils de se faire tirer dessus s'ils quittent les camps sans autorisation ? C'est ce qu'affirment les médias officiels marocains depuis 33 ans.
Tous les habitants des camps à qui nous avons posé la question ont affirmé circuler le plus librement du monde. On pourrait penser, à l'extrême limite, qu'ils ont peur et qu'ils mentent tous. Mais c'est un fait : les camps sont ouverts sur le désert, leurs abords ne sont pratiquement pas gardés, et nous n'avons croisé aucune patrouille armée en 4 jours. Pourtant, nous n'avons pas cessé de circuler entre les camps.
Il n'y a, en revanche, aucun transport en commun qui conduise à l'extérieur des camps, vers Tindouf ou ailleurs. Et il est impossible, bien entendu, de s'aventurer dans le désert à pied - sauf à risquer de mourir de soif et de chaleur. La vraie difficulté, pour ceux qui veulent sortir, c'est de trouver une voiture. Hormis celles des autorités, il y en a quelques-unes qui appartiennent à des particuliers. Ceux-là n'ont pas de problème pour quitter les camps. Pour les autres, en revanche, il faut trouver de l'argent pour louer un véhicule. Et comme la plupart des gens n'ont pas un centime…
Cela étant dit, si on arrive à Tindouf (à 30 km du camp le plus proche), franchir le barrage et pénétrer en Algérie ne requiert qu'une chose : montrer sa “carte d'identité sahraouie”. La plupart des habitants des camps, semble-t-il, en ont une. Et une fois passé Tindouf, il n'est pas très difficile, si on a un véhicule, de pénétrer en Mauritanie : la frontière est proche, et les contrôles d'identité y relèvent souvent de la théorie.
Il n'est pas interdit de penser que ceux qui auraient des velléités de rejoindre le Maroc (rien ne se cache, dans une société tribale comme celle-là) ne pourraient pas dépasser Tindouf, car ils n'obtiendraient leur carte d'identité que très difficilement. Mais combien y en a-t-il vraiment qui nourrissent un tel projet ? Rapporté à la population totale des camps, le nombre de ralliés au Maroc, depuis le déclenchement du conflit, est insignifiant. C'est aussi un fait qu'on ne peut pas nier.
A supposer qu'ils en aient les moyens, prendre l'avion pour l'étranger (à partir d'Alger ou d'un autre aéroport international algérien) est, en revanche, plus problématique pour les habitants des camps. Il faut pour cela disposer d'un passeport. La RASD en émet, mais seuls de rares privilégiés, liés à la direction du Front Polisario, en possèdent. Et encore, ils ne donnent le droit d'aller que dans les pays qui reconnaissent la RASD…

 

Système économique. Entre communisme et zones d'ombre

“Le système économique en vigueur dans les camps est fondé sur la distribution gratuite de denrées de première nécessité issues de l'aide internationale”. C'est le “wali” de Laâyoune, le plus gros des 6 camps de Lahmada (44 000 habitants) qui parle. Ses services et ceux de ses collègues, assure-t-il, distribuent une fois par mois à chaque citoyen 20 à 30 kilos de farine, huile, lait, féculents, etc. “A chaque occasion exceptionnelle, ajoute-t-il (mariages, baptêmes, décès, visites d'invités), le gouvernement fournit une aide supplémentaire”. Ces informations sont justes, nous les avons recoupées auprès des habitants des camps. Même si les quantités distribuées varient en fonction de nos interlocuteurs…
Mais il y a aussi un ersatz d'économie privée, dans les camps. Celle-ci ne s'est développée que depuis le cessez-le-feu, en 1991. Elle consiste principalement en la fabrication et commercialisation de produits artisanaux, l'élevage de chèvres et la tenue de quelques petits commerces et services de proximité (épiceries, garages, coiffeurs, fripiers…). Tout cela se paie en dinars algériens. “Mais l'économie marchande, estime le wali de Laâyoune, représente tout au plus 20% de l'activité des camps”. Autrement dit, la plupart des gens vivent, en toute simplicité, sans argent. Pourtant, la plupart des adultes travaillent, généralement au service de “l'Etat”, en remplissant diverses fonctions administratives… Sauf qu'ils ne perçoivent aucun salaire en contrepartie ! “C'est normal, l'Etat leur rend service gratuitement. En échange, ils rendent service gratuitement à l'Etat”, explique ce jeune Sahraoui qui travaille comme scribe à la wilaya de Dakhla.
Un système proche, donc, du communisme (même si tous les officiels récusent ce terme) - à ceci près que les gens sont extrêmement pauvres, et que leur survie dépend de l'aide internationale. Que se passe-t-il quand celle-ci vient à manquer ? “Le gouvernement algérien, que Dieu multiplie ses bienfaits, nous compense la différence”. Soit…
Mais ce système recèle de nombreuses zones d'ombre. Que font des produits espagnols dans les épiceries des camps ? N'étaient-ils pas censés être redistribués gratuitement à la population ? Et puis, qui les achète, puisque la plupart des gens n'ont pas un centime en poche ? Les réponses que nous avons pu obtenir ne sont guère convaincantes. Les clients des rares commerces, nous a-t-on dit, sont en grande partie ceux qui tiennent d'autres commerces. Les élites font des affaires avec les élites ? Pas très socialiste, tout ça… Autre explication : les habitants des camps reçoivent des aides financières de la communauté sahraouie installée à l'étranger. D'accord mais où, à l'étranger ? Le plus gros contingent de Sahraouis en dehors des camps vit au Sahara sous administration marocaine. On imagine mal l'argent venir de là, la loi marocaine l'interdit clairement. Pour le reste, il doit bien y avoir quelques membres de la diaspora sahraouie en Algérie ou en Europe. Mais ils doivent être très riches et avoir des familles très nombreuses, alors. Parce que si on déduit les 7000 étudiants sahraouis à l'étranger (qui, par définition, ont des ressources très limitées), il ne reste quasiment plus personne…


 
Rencontre. L’énigmatique M. Bachir

Depuis les négociations directes entre le Maroc et le Polisario, tenues à Londres en mai 2000 sous les auspices de James Baker, on n'avait plus entendu parler de Bachir Mustapha Sayed. Certains le disaient aux Canaries, d'autres en Mauritanie. D'autres encore disaient qu'il s'était retiré de la vie politique, et qu'il élevait des chameaux quelque part dans le nord du Mali… La vérité, c'est que le frère d'El Ouali Mustapha Sayed, le “Che Guevara sahraoui”, n'a tout simplement plus quitté Tindouf depuis près de 8 ans. Etonnant, de la part d'un homme qui a été numéro 2 du Polisario, qui a dirigé l'armée sahraouie à l'époque où les FAR subissaient leurs plus lourdes pertes… et qui a rencontré Hassan II plus d'une fois, dans les années qui ont précédé le cessez-le-feu. Un personnage d'envergure, ce Bachir…
Que lui est-il arrivé en 2000, après Londres ? Très peu de gens le savent. Même s'il n'a jamais cessé de défendre le droit du peuple sahraoui à l'autodétermination, un désaccord fondamental l'oppose manifestement à Mohamed Abdelaziz, le chef du Polisario. Depuis 8 ans, il n'est plus impliqué dans aucune activité diplomatique d’envergure. Lui même déclare vivre une “traversée du désert”. TelQuel a rencontré Bachir Mustapha Sayed.
Dès notre arrivée dans les camps, nous avions demandé à le voir. Pendant 3 jours, notre requête était restée sans réponse. Puis le dernier jour, miraculeusement, le cabinet de Abdelaziz a accepté. C'est Bachir qui est venu à notre rencontre, escorté par 4 hommes, dans un climat tendu que nous n'avions pas ressenti depuis notre arrivée. Lui était courtois et affable, même s'il a essayé, au début, de se dérober à l'entretien. Mais dès que nous avons sorti nos calepins pour démarrer, un de ses accompagnateurs a posé un appareil enregistreur sur la table. Cela ne s'était produit avec aucun autre de nos interlocuteurs.
Un peu plus tard, nous lui avons clairement posé la question : “Est-ce librement et de votre plein gré que vous n'avez pas quitté Tindouf depuis 8 ans ?”. Sa réponse a été : “Oui et non. C'est de mon plein gré parce que j'estime n'avoir rien à dire, vu l'évolution de la situation ; et ce n'est pas de mon plein gré à cause, disons, des pesanteurs politiques du moment”. Une réponse bien énigmatique. Bachir Mustapha Sayed serait-il en résidence surveillée ? Rien ne permet de l'affirmer avec certitude. Mais ça y ressemble beaucoup…
 
 

RASD. Une autocratie déguisée en démocratie

Apart qu'elle est fondée sur le système du parti unique, et que le parti unique en question - le Front Polisario - est particulièrement opaque, la République arabe sahraouie démocratique (RASD), proclamée en 1976, a toutes les apparences d'une démocratie. Un chef de l'Etat élu, un gouvernement contrôlé par un Parlement (lui aussi élu), une justice indépendante…
Sauf qu'à bien lire la Constitution de la RASD (elle-même rédigée par le Polisario), on découvre un système extrêmement centralisé, gravitant tout entier autour d'une personne : Mohamed Abdelaziz, continuellement réélu secrétaire général du Polisario depuis 32 ans et à ce titre (art. 51 de la Constitution), président de la république.
Commençons par le gouvernement : le président nomme le Premier ministre (art. 53) et sur proposition de ce dernier, les membres du gouvernement (art. 64). Mais le gouvernement ne prend ses fonctions qu'après un vote de confiance du Parlement (art. 76). Et ce même Parlement contrôle le gouvernement, puisqu'il peut lui retirer sa confiance à tout moment (art. 95). Pas de problème, tout cela est valablement démocratique. Sauf que si le Parlement vote contre le gouvernement, c'est au président de décider quoi faire. Et la Constitution lui donne le droit de… dissoudre le Parlement ! (art. 114).
Parlons-en d'ailleurs, de ce Parlement. Oui, ses membres sont élus à bulletins secrets par la population (art. 79), et personne n'a contesté un scrutin jusqu'à présent. Mais le contrôle intervient bien avant les élections. Pour prétendre siéger au Parlement sahraoui, l'article 80 de la Constitution pose une condition : que le candidat ait déjà occupé auparavant de hautes fonctions dans les appareils de l'Etat, du Polisario, ou de l'armée. Et comme seul le président a le pouvoir (art. 58) de nommer des gens à ces fonctions-là…
Quant à la justice, “indépendante” à en croire l'article 124, on va vous la faire courte : à la base, tous les juges sont nommés par le président.
C'est clair : le système politique de la RASD est une grossière autocratie. Les Sahraouis les plus lucides avancent une excuse : c'est nécessaire en temps de guerre, pour ne pas disperser l'attention du peuple combattant. Sauf que la guerre est finie depuis 17 ans… 

 

 

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