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Cf2R (Centre Français de Recherche sur le Renseignement), 15 mai 2016
 
Syrie : l'idéologie d'Al-Qaïda
Alain Rodier
 
Le 8 mai 2016, le docteur Ayman Al-Zawahiri a diffusé via la branche médiatique d'Al-Qaida « canal historique » As-Shahab, un nouveau message audio[1] d'une dizaine de minutes concernant la situation en Syrie et plus généralement le Front Al-Nosra (Jabhat Al-Nosra), le bras armé officiel de la nébuleuse dans ce pays[2]. Cette déclaration ajoutée à celles régulièrement diffusées d'Abou Mohammed Al-Joulani, l'émir du Front Al-Nosra, permettent de mieux comprendre comment fonctionne l'organisation terroriste au Proche-Orient et quels sont ses objectifs à moyen et long termes.
 
Le docteur Ayman Al-Zawahiri avec Osama Ben Laden
 
Le but global d'Al-Qaida « canal historique » reste celui qui a toujours été défini, en particulier du temps d'Oussama Ben Laden : l'établissement d'un « califat mondial » régi par la charia (loi islamique). Il est certain que dans l'esprit des idéologues d'Al-Qaida, cet objectif ne sera atteint que dans très longues années, la progression se faisant lentement depuis les terres d'islam (Dar Al-Islam) qui seront les premières à être« libérée » du joug des dirigeants considérés comme des apostats par les djihadistes, pour ensuite s'étendre aux pays impies, la « demeure de la mécréance » (Dar Al-Harb).
 
Vers la création d'un califat initial ?
 
Ce qui change dans le discours d'Al-Zawahiri, c'est qu'il n'exclut plus la création d'un « califat », vraisemblablement situé initialement dans la province d'Idlib[3], au nord-ouest de la Syrie, devenant ensuite une sorte d'« appartement témoin » pour la « résidence planétaire » qu'il rêve de bâtir ensuite. Une telle approche était hors de question jusqu'à présent, car la fondation d'une entité « visible » était considérée comme un trop grand risque par Al-Qaida qui garde en mémoire son éviction d'Afghanistan en 2001 après l'invasion américaine qui a suivi les attentats du 11 septembre 2011.
 
C'est là qu'intervient une différence fondamentale avec Daech qui exige la soumission de l'ensemble de la communauté musulmane (l'oumma) au « calife Ibrahim », Abou Bakr Al-Baghdadi, de son vrai nom Ibrahim Awad Ibrahim Ali Al-Badri. Al-Zawahiri assure qu'il souhaite un califat mondial conduit par les musulmans adhérant à la charia mais que son mouvement acceptera toute autorité qui respecte les principes de base de l'islam. En théorie, il n'est pas question d'imposer le leadership d'Al-Qaida sur les autres formations dans la mesure où ces dernières poursuivent les mêmes objectifs. « Al-Qaida fait partie de la Oumma mais n'en n'est pas son leader » a-t-il déclaré. Il précise même que la nébuleuse a seulement accepté les allégeances de ceux qui le faisaient volontairement, sans jamais forcer personne... Joulani est allé encore plus loin en affirmant que « le docteur Ayman [Al-Zawahiri] sera un soldat servant sous la direction d'un commandement (...) qui applique toutes les instructions de l'islam ».
 
Ces affirmations répondent vraisemblablement à des préoccupations tactiques locales, le Front Al-Nosra n'ayant pas la puissance suffisante pour emporter la partie. Il a dû en effet créer une coalition baptisée Jaich Al-Fatah (l'Armée de la Conquête) pour conquérir la province d'Idlib. Elle regroupe autour de lui Ahrar les groupes Al-Cham[4], Jund Al-Aqsa, Liwa Al-Haqq, Jaysh Al-Sunna, Ajnad Al-Cham et la légion du Cham. Afin de pouvoir être présent dans l'ouest du théâtre syrien, le Front Al-Nosra s'est également allié à de nombreux groupes rebelles en participant à d'autres coalitions de circonstance comme Ansar Al-Charia (Les Partisans de la charia) dans la région d'Alep[5] ou Jund Al-Malahim (Les Soldats de l'aventure) à Damas[6]. Cela n'empêche pas des bavures sur le terrain, des activistes du Front Al-Nosra n'hésitant pas, quand ils le jugent nécessaire, à faire le coup de feu contre leurs alliés, histoire de rappeler qui sont les « dominants ».
 
Al-Zawahiri exclut le détachement du Front Al-Nosra d'Al-Qaida « canal historique », rappelant que le mollah Omar a refusé de livrer Ben Laden après les attentats du 11 septembre 2001. Cette rumeur court depuis que l'Arabie saoudite, la Turquie et le Qatar tentent de rendre plus présentable les mouvements islamistes rebelles dont le Front Al-Nosra. En effet, si Joulani rompait les liens qui l'unissent au commandement d'Al-Qaida, son mouvement pourrait être sorti de la liste des organisations reconnues comme « terroristes » par les Nations Unies. A noter que Moscou a demandé au Comité antiterroriste de l'ONU d'y ajouter Ahrar Al-Cham et Jaïch Al-Islam que la Russie considère comme inféodés secrètement à Al-Qaida « canal historique ». Ces deux mouvements font partie du Front islamique (FI) fondé le 22 novembre 2013 à l'initiative de Riyad. Avec des estimations allant de 50 000 à 80 000 combattants, cette coalition est la plus importante formation rebelle en Syrie.
 
Que réserve l'avenir ?
 
Al-Zawahiri affirme que le « Levant aujourd'hui est l'espoir de la communauté des musulmans » parce que c'est la seule « révolution populaire » qui a démarré durant les « printemps arabes et qui a suivi une voie juste » qui requière à la fois le dawa (prosélytisme) et le djihad pour établir le « califat dirigé harmonieusement ». Selon lui, les autres révolutions ont cherché à établir un régime basé sur un islam contrefait parce qu'approuvant le sécularisme et le nationalisme. Il met particulièrement en garde contre les échecs rencontrés par les Frères musulmans en Egypte et auparavant par le Front islamique du salut (FIS) en Algérie.
 
Pour lui, il convient dans un premier temps de renverser le régime des Nusayri (terme péjoratif désignant les Alaouites) et de frapper ses alliés chiites (Iran et Hezbollah libanais) et les « croisés » occidentaux et russes. Ce n'est qu'après qu'Al-Qaida et ses alliés pourront établir un califat local. A cette fin, l'unité est demandée aux moudjahiddines car c'est pour eux une question de « vie ou de mort ». Reprenant les positions victimaires de Daech, il affirme qu'il est du devoir de tout musulman de « défendre le djihad au Levant » contre les différentes « conspirations » qui sont conduites par l'Amérique, la Grande-Bretagne et l'Arabie saoudite. Joignant les actes à la parole, le Front Al-Nosra est repassé à l'offensive contre les forces légalistes syriennes depuis le nord de Lattaquié, le sud d'Alep, Hama et Damas. 
 
Al-Zawahiri se défend de poursuivre les mêmes objectifs que Daech dont les membres sont qualifiés de « Kharijites » du nom d'une secte extrémiste apparue au début du développement de l'islam. A propos de Daech, il évoque également Al-Hajjaf Ben Yusef qui fut un gouverneur d'Irak particulièrement sanguinaire sous le califat ommeyade (661-750). Il parle même du « califat d'Ibrahim Al-Badri », en désignant Al-Baghdadi par son identité réelle, ce qui ne peut être considéré par l'intéressé que comme un affront insupportable. Par ailleurs, le Front Al-Nosra n'hésite pas à engager le combat contre Daech, particulièrement en ce moment dans la région de Deraa au sud-ouest du pays.
 
Hamza Ben Laden, un des fils du gourou d'Al-Qaida, a publié son propre message deux jours après celui de Al-Zawahiri. Il appelle également à l'unité des djihadistes et à l'action de « loups solitaires » contre l'Occident. Mais la partie la plus intéressante de sa déclaration est  :« le djihad au Levant est le meilleur champ de bataille vers la libération de Jérusalem (...) et ce n'est pas une guerre d'organisations, mais celle de l'oumma toute entière ». Al-Zawahiri avait souligné pour sa part que les Occidentaux étaient très préoccupés de la présence de djihadistes aux frontières d'Israël. Cette orientation, si elle est suivie d'effets sur le terrain, pourrait constituer une relative nouveauté pour la nébuleuse qui, jusqu'à maintenant, s'est globalement désintéressée de la cause palestinienne et de l'Etat hébreu. Reste à savoir si Al-Qaida « canal historique » a les moyens de ses ambitions ou si la nébuleuse cherche à fédérer sous sa bannière l'ensemble de l'oumma[7]. Al-Zawahiri emploie d'ailleurs le slogan de la révolution syrienne qui risque de servir par effet de mimétisme aux extrémistes palestiniens : « la mort plutôt que l'humiliation ».
 
Notes:
 
    [1] Les derniers (deux audios et un écrit) dataient de janvier 2016.
    [2] Traditionnellement appelé Levant (Cham) dans le texte.
    [3] Conquise par les rebelles en mars 2015.
    [4] Bien que Ahrar Al-Cham n'ait pas proclamé son allégeance à Al-Qaida, ce mouvement dépend secrètement de la nébuleuse.
    [5] Elle regroupe le Front Al-Nosra, Ahrar Al-Cham, le Front Ansar Dine, Harakat Moudjahidin Al-Islam, Liwa Ansar Al-Khalifah, la katiba Al-Tawihad Wam-Djihad, Al-Fol Al-Awal, la katiba Abou A'Mara, la katiba Fajr Al-Kilafah, la saraya Al-Mee'ad, la katiba Al-Shahaba, Jund Allah et Liwa Sultan Al-Mirad.
    [6] Le Front Al-Nosra, le Ahrar Al-Cham et l'Union islamique Ajnad Al-Cham.
    [7]  L'auteur penche pour cette hypothèse.