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Cf2R (Centre Français de Recherche sur le Renseignement), décembre 2017
 
De Al-Saoud à Al-Salman : où va l'Arabie Saoudite ?
Mekkaoui Abderrahmane (*)
 
De nombreux observateurs occidentaux suivent avec intérêt, et parfois une certaine angoisse, les changements radicaux entrepris par le prince héritier et homme fort de Riyad, Mohamed Ben Salman (MBS), car un tournant majeur dans l’ordre de la successionen Arabie saoudite s’est produit d’une manière révolutionnaire et rapide. La famille Al-Saoud va être phagocytée par le clan Al-Soudary qui sera divisé en deux, donnant naissance à une nouvelle dynastie héréditaire appelée les Al-Salman. Le mode adelphique a disparu au profit d’un système politique plus ouvert aux autres composantes de la société saoudienne marginalisées depuis la création de cet État en 1932. C’est une évolution très risquée fondée sur la purge en profondeur d’un système archaïque et rétrograde.
 
Le prince Mohamed Ben Salman
 
Mohamed Ben Salman est le moteur de ce changement radical, validé par les plus grandes puissances – États-Unis, Russie et Chine. Depuis janvier 2017, le prince héritier a initié trois réformes majeures : une restructuration du champ religieux ; la réforme en profondeur du système politique ; une vision économique ambitieuse. Et il a repositionné son pays sur la scène géopolitique.
 
Des évolutions internes majeures
 
 
En premier lieu, il importe d’évoquer la réduction de l’influence des religieux dans la vie publique. Lors d’une rencontre avec les religieux à Médine, à l’occasion d’un colloque sur les hadiths, Mohamed Ben Salman a déclaré que son modèle de gouvernement serait en premier lieu le Prophète Mohamed. Il a rappelé qu’il combattrait l’extrémisme religieux sous toutes ses formes, en encourageant la tolérance religieuse à l’égard des confessions juives, chrétiennes, etc. Il a rappelé que pour lui, à l’époque du Prophète, Médine était un modèle de coexistence pacifique. D’ailleurs, le Prophète Mohamed avait confié à l’époque le département de la Justice à une femme.
 
C’est pourquoi MBS a décidé de promulguer une loi autorisant les femmes à conduire, à assister aux matches de football et à accéder à certaines professions de la fonction publique dont elles étaient jusqu’alors écartées. Pour anticiper l’opposition possible des religieux, le prince héritier a mis en résidence surveillée plusieurs érudits et un millier d’imams wahhabites.
 
La réduction du pouvoir des religieux est une action courageuse et très osée, surtout l’initiative de révision des hadiths du savant arabe Al-Bukhari1. Mohamed Ben Salman considère en effet que de nombreux hadiths ne sont pas compatibles avec le Coran et la personnalité du Prophète Mohamed. Actuellement les religieux restent silencieux et semblent dépassés par la rapidité d’évolution des événements. Quelques uns d’entre eux – comme les érudits Salman Houda, Awad El-Karni et le célèbre prêcheur Mohamed Al-Arifi – ont été marginalisés ou mis en résidence surveillée. Mais les imams wahhabites, qui se revendiquent généralement du cheik Mohamed Ibn Abdel Wahhab, se considèrent comme des partenaires à part entière du pouvoir. Ils ont joué dans le passé un rôle déterminant dans la vie politique de la monarchiedepuis sa création et ont accompagné toutes les successions du pouvoir depuis 1744, date de la signature du pacte historique entre les deux grandes familles, les Al-Saoud et les Al-Chaik, la famille d’Abdel Wahhab.
 
Sur le plan politique, Mohamed Ben Salman a arrêté et mis en prison 320 princes et hauts-fonctionnaires et a mis à la retraite plusieurs hauts-fonctionnaires des ministères de l’Intérieur et de la Défense. Il a également rappelé plusieurs ambassadeurs de l’étranger. Ces derniers constituaient une véritable menace pour le pouvoir des Al-Salman, notamment pour le prince héritier. À cet effet il a confié beaucoup de missions sensibles et stratégiques à des hommes non issus de la famille royale classique, notamment dans les domaines sécuritaires et militaires. A titre d’exemple, il a nommé  le général Ahmed Asiri comme coordonnateur de la Sécurité du royaume.
 
Rappelons que le Prince Mohamed Ben Salman était pendant le règne de son oncle Abdallah Ibn Abdelaziz, un homme marginalisé, proscrit et soupçonné d’une ambition illimitée pour le pouvoir. Sa création de la Commission de lutte contre la corruption est considérée comme une vengeance par les 3 000 princes qui règnaient jusqu’alors sans partage sur ce grand pays, riche et indépendant depuis 1932. Mais tous les princes richissimes, tels Al-Walid Ben Talal et Mottab Ibn Abdallah – ancien chef de la Garde nationale -, disposent de relais puissants à l’étranger. Cela risque d’entraîner ce pays dans un conflit familial ou clanique pour le pouvoir qui pourrait déboucher sur une implosion ou sur une guerre civile.
 
Sur le plan économique, Mohamed Ben Salman a lancé un projet ambitieux, Vision 2030, visant le développement accéléré de l’Arabie saoudite en se fondant sur d’autres ressources que le pétrole, jusqu’à maintenant ignorées, à savoir le tourisme de la mer Rouge, les mines et l’agriculture (modèles émirati et israélien). Mais Vision 2030 est aussi une opération de relation publique destinée aux jeunes Saoudiens (70% de la population a moins de trente ans) et aux femmes (51% de la population).
 
Les changements proposés ou initiés concernent plusieurs secteurs sensibles de la vie publique de l’Arabie saoudite, mais de nombreuses questions se posent quant au sérieux de ces réformes en profondeur d’une monarchie traditionnelle et conservatrice. Par exemple, est-ce que Mohamed Ben Salman, dans son projet de développement touristique du secteur de la mer Rouge, réussira à soustraire ces territoires à l’influence de la charia. En effet, comment faire mettre en œuvre un projet économique ambitieux dans un Etat qui ne dispose pas d’une constitution moderne ? Nous pouvons penser, par exemple, à l’implantation de Disneyland en France et aux facilités accordées par les autorités françaises aux investissements dans la région d’Ile-de-France, sous la forme d’une certaine extraterritorialité vis-à-vis des lois françaises.
 
Le modèle de l’Émirat de Dubaï est un exemple pour le prince héritier qui compte beaucoup sur les 350 000 jeunes étudiant à l’étranger, dans les universités américaines et européennes. Il n’en demeure pas moins que l’évaluation des réformes  envisagées par MBS sont jugées utopistes et irréalistes par les économistes internationaux.
 
Une nouvelle ambition géopolitique
 
Au niveau régional, le prince héritier est le principal responsable de la déclaration de guerre au Yémen et de la création de la coalition arabe contre les Houthis. Mais cette coalition dirigée par Riyad n’a pas réussi jusqu’à maintenant à vaincre les Houthis, alliés des Iraniens et du Hezbollah libanais. Ce conflit qui s’enlise est l’une des causes de la purge de la famille royale. Cette guerre a déjà coûté à l’Arabie saoudite 90 milliards de dollars depuis son déclenchement, il y a deux ans et l’Arabie saoudite continue de dépenser un milliard de dollars par mois dans cette guerre oubliée.
 
Riyad est par ailleurs engagé sur plusieurs fronts au Moyen-Orient. Les opérations en Syrie, en Irak et en Libye, où les Saoudiens soutiennent des organisations armées sunnites, représentent un fardeau supplémentaire pour le nouveau dirigeant saoudien. Ces multiples conflits se situent dans le contexte de l’affrontement régional avec Téhéran et de la haine croissante à l’égard de l’Iran et des chiites. MBS s’est dit déterminé à lutter contre l’extremisme religieux. Mais pour lui, l’extrémisme islamiste et le terrorisme ont débuté en 1979, date de l’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeiny à Téhéran, ce qui justifie la mobilisation de plusieurs pays musulmans contre les Iraniens, présentés comme des Perses païens. La nouvelle stratégie de MBS pour contrer l’Iran se traduit notamment par un rapprochement entre les Saoudiens et Israéliens et la nouvelle alliance que Mohamed Ben Salman a conclue avec les Américains renoue avec l’histoire de son grand-père, Abdelaziz Al-Saoud, créateur de la monarchie, qui déclara en 1945, à ses trente-trois fils : « Allah est là-haut et les Américains sont en-bas ; celui qui viole cet accord viole la loi d’Allah » (Pacte du Quincy).
 
La mise en quarantaine et l’embargo contre le Qatar sont la conséquence de l’appui de Doha aux Frères musulmans égyptiens – considérés comme une gangrène par les Saoudiens – et des rapports ambigus de l’émirat avec l’Iran et la Turquie. Riyad et ses alliés émiratis ont voulu punir et contraindre les Qataris à revoir leur politique étrangère et à s’aligner sur les positions du Conseil de coopération du Golfe (CCG), ne tolérant ni un double langage, ni la multi-appartenance en matière de sécurité dans la région.
 
Conclusions 
 
Les pressions et les encouragements des présidents Trump et Poutine à Mohamed Ben Salman, afin qu’il évolue vers une monarchie modérée, ont été nombreux. En effet, le royaume saoudien est régulièrement pointé du doigt comme géniteur du terrorisme djihadiste et responsable de la tentative d’islamisation du monde. Son ouverture sociétale, ses transformations économiques et sa normalisation politique avec Israël, si elles se confirment, pourraient traduire l’audacieuse volonté d’évolution du jeune et futur roi qui mime scrupuleusement et intelligemment les réalisations économiques et politiques de son voisin le dirigeant des Emirats arabes unis, le prince Mohamed Ben Zayed.
 
Le prince héritier va-t-il gagner son pari d’un « Printemps saoudien » et faire évoluer cette société tribale lessivée pendant des siècles par un wahhabisme orthodoxe et rigoureux ? Sa révolution culturelle et religieuse aura-t-elle un impact sur le prosélytisme islamiste initié par l’Arabie saoudite grâce à l’argent du pétrole, ce qui l’aiderait à réduire l’extrémisme islamique dans le monde musulman ?  Quels seront les résultats des réformes économiques lancées par Mohamed Ben Salman ?
 
De nombreux observateurs pensent que ces changements sont superficiels et n’affecteront pas la société saoudienne en profondeur, et que malgré les libertés accordées aux femmes, la relance économique et la réduction de l’influence du pouvoir religieux n’aboutiront pas. Ils estiment que MBS va avoir de nombreuses difficultés pour asseoir son régime et gagner son pari économique qui est de rendre l’Arabie moins dépendante de la rente pétrolière. 
 
Nous croyons que les événements actuels en Arabie saoudite restent circonscrits au sommet de l’État et que la masse populaire et tribale n’est pas encore concernée par les « étincelles démocratiques » de ce hyrak2. Elle n’est pas encore mobilisée par les religieux. Or la société saoudienne est très pieuse et n’est certainement pas encore prête à accepter ces bouleversements politiques rapides qui viennent d’en haut. Beaucoup de Saoudiens qui sont prêts et veulent accompagner une évolution du régime sont inquiets pour ce jeune prince ambitieux et réformateur qui pourrait être « liquidé » par l’alliance des religieux, de sa famille et des chefs des tribus. Car la menace existe, malgré la sécurité rapprochée des États-Unis. 
 
 
Notes: 
 
1) L’imam Al-Boukahri (810-870) est l’auteur d’un recueil de hadiths considéré comme le plus authentique par les religieux sunnites. 
2) Le mot hyrak est souvent utilisé pour désigner les mouvements populaires des « printemps arabes » de 2011. Mais l’actuel mouvement de réforme saoudien vient de la tête de l’Etat et non de la base. ↩
 
 
 
(*) Politologue, spécialiste des questions sécuritaires et militaires. Membre du Collège des conseillers internationaux du CF2R.