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Les Marges Désobéissantes: Vraies accoucheuses du changement !


« Tous les hommes admettent le droit à la révolution ; c'est-à-dire le droit de refuser l'allégeance au gouvernement, et celui de lui résister, quand sa tyrannie où son inefficacité sont grandes et insupportables. Mais, presque tous, disent que tel n'est pas le cas, à présent. »
H. D. THOREAU, La désobéissance civile, Mille et Une Nuits, p. 23

 

Tout, ou presque, a été dit sur le mouvement social du bassin minier de Gafsa... Tout, sauf l'essentiel. Cette assertion peut paraître, pour certains, provocatrice, voire même arrogante. Mais il n'en est rien. Elle est le résultat d'un constat objectif aussi douloureux que navrant !
Expliquons-nous : Les « réflexions » qui ont été proposées jusqu'à présent, pour tenter de comprendre le phénomène de « rébellion » de Gafsa, se sont contentées de décrire la lutte menée par la population de Gafsa, leur détresse, la disproportion des moyens de répression utilisés par le pouvoir central et son cortège de victimes, et enfin l'utilisation de la justice, dépendante et partiale, pour les contraindre au silence...
Or, ce que l'on a appelé essentiel se situe, désormais, ailleurs. Il niche dans les marges. Celles-ci étant définies par référence, tantôt à la centralité (politique, administrative, économique, etc.) de la capitale, voire même les grandes villes tunisiennes (toutes littorales…), tantôt par référence aux centres « institutionnels » de prise de décision et de « représentativité » officielle ou officieuse de « la société civile ». Le premier critère est géo-économico-politique, le second appelons-le institutionnel.
Les marges désobéissantes dont il est question peuvent être ainsi déclinées :
1) Sur le plan géographique, déjà, la ville de Gafsa se situe presque au fin fond du Sud-ouest tunisien, c'est-à-dire en marge des « grandes » villes tunisiennes et, a fortiori, loin, très loin de la capitale.
2) Les principaux acteurs de ce mouvement sont eux aussi des « marginaux » : qu'il s'agisse des leaders syndicaux locaux, qui ont pris le parti de la population déshéritée, se positionnant ainsi de facto contre la "petite bureaucratie" (locale) tout autant que sa "mère grande", s'attirant ainsi les représailles « disciplinaires » de la part de la bien-pensance bureaucratique (le cas de Adnane HAJI résume à lui seul cette situation ubuesque... sa réintégration à la veille du procès du 11/12, n’est que trop tardive !) ; il en est de même des chômeurs, deux fois plus nombreux que la moyenne nationale ; parmi eux, les chômeurs diplômés (qui représentent plus de 40 % des sans-emploi en Tunisie) constituent la force motrice du mouvement...
Démographiquement, sociologiquement, et économiquement, toutes ces catégories constituent des minorités (plus ou moins marginalisées) dans les groupes et corporations considérés…
3) Les mouvements et partis politiques ne sont pas en reste. Ce ne sont pas les partis d'opposition classique qui ont le plus soutenu le mouvement du bassin minier. Nous avons, en effet, remarqué un engagement incomparablement plus impliqué de la part de groupuscules habituellement en retrait par rapport à ce qui fait la pluie et le beau temps des partis classiques…
4) Sur la scène « officielle » de la défense des droits de l'homme, on a pu également relever l'apparition de leaders n'occupant pas « les hauts rangs » traditionnels au sein de la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme... Ce sont donc des acteurs « provinciaux », en prise directe et réelle avec le vécu quotidien (fait de misère, d’exclusion et de répression) qui ont éclipsé (sur le terrain) la direction nationale, laquelle a cependant continué, paradoxalement, à capitaliser la sympathie à l'échelle internationale...
Une sorte de « divorce » a été pratiquement « consommé » entre ceux qui tiennent habituellement le haut du pavé (« droits-de-l’hommiste ») et ceux qui le battent concrètement et sans relâche, en assurant la fluidité des informations et l’instantanéité du soutien… au prix d’incessants harcèlements, d’assignation à résidence de fait, et d’interdictions arbitraires de circuler…
5) L'implication des avocats dans le soutien de ce mouvement a été on ne peut plus évidente. Et là aussi, il nous a été donné de remarquer, le détachement très net de certaines figures se situant en marge de l’institution officielle représentative des porteurs de robes noires… et des « ténors » habituels du Barreau. En dehors du cas de M. le Bâtonnier Abdessattar Ben MOUSSA, ce sont surtout de jeunes avocats (le fait qu'ils ne puissent pas plaider devant la cour de cassation, en est un indice...) qui se sont mobilisés —et nettement distingués— dans la défense des déshérités de Gafsa et des victimes de la répression...
6) De même, on a pu constater la présence massive des femmes de la région (en particulier celles de Redeyef) et leur rôle prépondérant tout le long du Mouvement. Il est vrai que la femme, en Tunisie, occupe une place moins marginale que celle qui est la sienne dans les autres pays arabes, mais elle demeure néanmoins en deçà de l’égalité d’avec l'homme. Cette inégalité est très voyante en particulier dans le champ politique… Notre société conserve toujours ses traits patriarcaux...
L'emprisonnement de Mme Zakia DHIFAOUI, tout en étant la preuve de l’implication des femmes dans le Mouvement, consacre la révélation d’un « nom » jusqu’ici peu connu des médias et du public… habitués à entendre presque toujours les mêmes noms de femmes résistantes à l’oppression… Il convient également de signaler que l’une des rares avocates à s’être fortement impliquée dans la défense des populations réprimées a été évincée de la direction de l’ATFD lors du récent congrès de cette association… Encore une fois on enregistre donc le dilemme de l’individu aux prises avec l’institution à laquelle il appartient…
7) En ce qui concerne les médias il est très significatif de constater que ce sont surtout des amateurs (blogueurs, internautes, facebookeurs, etc.) qui ont couvert les événements avec des moyens de fortune, tels les téléphones portables qui ont permis de filmer et de photographier les manifestations, les sit-in, les accrochages avec les forces de l'ordre... De même il est significatif de souligner le rôle singulier joué par un journaliste de la chaîne "AL HIWAR ATTOUNSI" (parias des télévisions tunisiennes !) qui a écopé de six ans d'emprisonnement par contumace, pour avoir persisté à accomplir son devoir de journaliste indépendant, au mépris des interdits illégaux imposés par les autorités...
8) Enfin, l’immigration (à travers certains associations, et des militants toutes tendances, contestataires, confondues) a joué un rôle considérable dans le soutien des populations du Bassin minier, et le desserrement de l’étau médiatique/officiel imposé par la dictature en vue d’étouffer —dans le silence et l’isolement— le Mouvement. La condamnation du Président de la FTCR à deux ans d’emprisonnement, dans le procès du 11/12, constitue à cet égard une exaction à peine revêtue des oripeaux de la justice tunisienne plus que jamais serve de l’autoritarisme…