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Les Asiatiques réinventent l’Asie


L’Inde et la Chine ont entamé le 23 janvier des discussions sur les questions frontalières, suspendues depuis 1962. Parmi les intellectuels asiatiques, un débat est engagé sur l’idée de l’Asie. Face à l’empire américain, certains veulent surtout construire un système régional. D’autres, comme Wang Hui, cherchent à transcender le nationalisme et à donner un sens à l’identité asiatique, qui échappe à la dichotomie « Orient contre Occident »


PAR WANG HUI


En Asie comme en Europe, le débat autour de la construction d’entités régionales fortes, capables de contrebalancer la puissance américaine, prend de l’ampleur. En effet, la mondialisation libérale et le « nouvel empire » – deux notions apparemment différentes – forment désormais la trame des traités militaires, des associations économiques et des institutions politiques internationales. Conjointement, elles établissent un ordre global renfermant les sphères politique, économique, culturelle et militaire – ordre que l’on peut appeler « empire » ou « impérialisme néolibéral ».
Les sociétés européennes tentent de s’en protéger à l’aide d’une forme de régionalisme. Ainsi, le philosophe allemand Jürgen Habermas, dans son article « Pourquoi l’Europe a besoin d’une Constitution  (1) », propose de construire une démocratie postnationale suivant trois grands axes : former une société civile européenne, instaurer une sphère publique politique au niveau de l’Europe et créer une culture politique que tous les citoyens de l’Union européenne (UE) puissent partager.
De son côté, la Chine a envisagé il y a quelques années d’adhérer au traité de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) selon la formule du « dix plus un  (2) », et le Japon lui a immédiatement emboîté le pas en suggérant la formule du « dix plus trois » (Chine, Japon et Corée du Sud). En 2002, une agence de presse japonaise affirmait que, « si l’unification de l’Asie s’accélère, (...) le sentiment de distance entre le Japon et la Chine tendra à disparaître tout naturellement au cours de l’unification régionale ; une conférence réunissant les dirigeants de l’Asean, du Japon, de la Chine et de la Corée du Sud, qui saisirait la première occasion d’engager des négociations régionales excluant les Etats-Unis, finirait peut-être par aboutir à une version asiatique de la réconciliation entre la France et l’Allemagne  (3)  ».
Lorsque les dix pays de l’Europe de l’Est sont entrés dans l’Union européenne, le 1er mai 2004, un diplomate japonais et un chercheur indien en sciences politiques ont proposé que la Chine, le Japon et l’Inde deviennent les piliers d’une version asiatique de l’OTAN.
Mais il faut savoir ce que les Asiatiques entendent lorsqu’ils parlent de l’Asie. Ce qui soulève trois questions. Premièrement, depuis le XIXe siècle, les différents aspects de l’« asianisme » ont toujours été étroitement liés aux différentes formes de nationalisme. Deuxièmement, l’idée de l’Asie recouvre deux notions opposées : le concept colonial japonais axé sur la « grande sphère asiatique de coprospérité » et la conception socialiste de l’Asie reposant sur les mouvements socialiste et de libération nationale. Dans le contexte de l’effondrement du mouvement socialiste et d’une reconstruction des représentations de l’Asie, que faire de l’héritage de ce mouvement ? Troisièmement, si nous cherchons à dépasser l’Etat-nation, la réinvention de l’Asie implique de substituer la représentation de l’Etat supranational à celle du XIXe siècle.
En fait, l’idée de l’Asie n’est pas une notion asiatique, mais européenne. Aux XVIIIe et XIXe siècles, les sciences sociales (linguistique, histoire, géographie moderne, philosophie des droits, théories de l’Etat et des races, historiographie et économie politique) se sont rapidement développées en Europe, en même temps que les sciences naturelles. Ensemble, elles ont dessiné une nouvelle carte du monde. Les représentations de l’Europe et de l’Asie ont été intégrées à la notion d’« histoire mondiale ».
Charles de Montesquieu, Adam Smith, Georg Wilhelm Friedrich Hegel et Karl Marx, entre autres, ont construit l’idée de l’Asie par contraste avec celle de l’Europe, et l’ont intégrée à une vision téléologique de l’histoire  (4). On peut la résumer ainsi : opposition entre les empires asiatiques multiethniques et l’Etat monarchique/souverain européen ; entre le despotisme asiatique et les systèmes politiques et juridiques européens ; entre le mode de production asiatique, nomade et agricole, et la vie urbaine et le commerce européens.
L’Etat-nation européen et l’expansion du système du marché capitaliste étant considérés comme le stade avancé de l’histoire mondiale, l’Asie est reléguée à un stade de développement inférieur. Dans l’esprit des Européens, elle n’était pas seulement un espace géographique, mais aussi une civilisation, avec une forme politique opposée à l’Etat-nation européen, une forme sociale opposée au capitalisme européen, et une phase transitoire entre un stade a-historique et un stade historique. Ce discours a fourni aux intellectuels européens comme aux révolutionnaires et aux réformistes asiatiques un cadre dans lequel représenter l’histoire mondiale et les sociétés asiatiques, définir une politique révolutionnaire ou réformiste, et interpréter le passé et le futur asiatiques. Aux XIXe et XXe siècles, l’idée de l’Asie faisait partie d’un discours qui a universalisé la modernité européenne et a fourni un cadre narratif identique aux colonialistes comme aux révolutionnaires.


Au stade primitif de la civilisation
Le discours européen a présenté l’Asie comme le « point de départ » de l’histoire du monde. Hegel, par exemple, a écrit : « L’Histoire du monde voyage d’est en ouest, car l’Europe est absolument la fin de l’Histoire, l’Asie son commencement. (...) L’Est savait et sait encore aujourd’hui que le Un est libre ; le monde grec et romain que certains sont libres ; le monde allemand sait que Tous sont libres. La première forme politique que nous observons dans l’Histoire est le despotisme, la deuxième la démocratie et l’aristocratie, et la troisième la monarchie  (5). »
Cette conception est un condensé philosophique des discours européens sur la question. Dans La Richesse des nations, Adam Smith analyse le rapport entre l’agriculture et l’irrigation en Chine et dans d’autres pays asiatiques en soulignant le contraste avec les villes ouest-européennes, caractérisées par les manufactures et le commerce. Sa définition des quatre stades historiques – chasse, nomadisme, agriculture et commerce – correspond à celle des régions et des races. Il évoque notamment « les tribus indigènes d’Amérique du Nord » comme l’exemple de « nations de chasseurs, l’état de société le plus bas et le plus rudimentaire », les Tartares et les Arabes comme celui des « nations de bergers, un état de société plus avancé », et les anciens Grecs et Romains comme celui des nations d’agriculteurs, « un état de société plus avancé encore (6)  ». Dans la perspective de Hegel, toutes ces questions relèvent de la sphère politique et de la formation de l’Etat : les races pratiquant la chasse se situent au plus bas de l’échelle, car les communautés vivant de la chasse et de la cueillette sont de taille si réduite que la spécialisation du travail exigée par un Etat est impossible. Dans sa description de l’histoire du monde, Hegel exclut résolument l’Amérique du Nord (caractérisée par la chasse et la cueillette) et situe l’Orient au début de l’histoire. Adam Smith la divise selon différents schémas économiques ou de production, Hegel selon la région, la civilisation et la structure de l’Etat. Tous deux associent les systèmes politiques ou de production à des espaces précis comme l’Asie, l’Amérique, l’Afrique ou l’Europe, et les placent dans une relation de périodisation historique.
Lorsqu’il expose l’évolution des systèmes socio-économiques, Marx définit quatre stades – asiatique, primitif, féodal et capitaliste. Sa notion originale du mode asiatique de production est le fruit d’une synthèse entre la conception hégélienne de l’histoire et celle d’Adam Smith. Selon Perry Anderson  (7), Marx construit cette notion du mode de production asiatique en puisant une série de généralisations sur l’Asie dans l’histoire intellectuelle de l’Europe depuis le XVe siècle : propriété publique ou d’Etat du foncier (Harrington, François Bernier, Montesquieu), absence de contrainte légale (Jean Bodin, Montesquieu, Bernier), religion remplaçant les systèmes juridiques (Montesquieu), absence d’aristocratie héréditaire (Nicolas Machiavel, Francis Bacon, Montesquieu), égalité sociale s’apparentant à l’esclavage (Montesquieu, Hegel), vie communautaire villageoise isolée (Hegel), agriculture prédominante par rapport à l’industrie (John Stuart Mill, Bernier), stagnation de l’histoire (Montesquieu, Hegel, Mill), etc. Toutes ces prétendues caractéristiques de l’Asie sont considérées comme inhérentes au despotisme oriental. On retrouve cet ensemble d’idées dans les discussions sur l’Asie de la pensée grecque  (8).
Pour les Asiatiques, le nationalisme moderne demeure déterminant dans l’idée d’Asie. Malgré leur opposition dans l’histoire, les différents discours nationalistes – le « quitter l’Asie pour rejoindre l’Europe » des Japonais, l’« autonomie nationale » des révolutionnaires russes, et le « panasianisme » des révolutionnaires chinois – ont tous été fondés sur l’opposition entre Etat national et empire.
Le slogan japonais nationaliste trouve son origine dans un bref essai de Yukichi Fukuzawa (1835-1901) publié en 1885. « Quitter l’Asie » traduit la détermination d’en finir avec un monde centré sur la Chine, sa politique et son idéologie confucéenne. « Rejoindre l’Europe » veut dire faire du Japon un Etat national sur le modèle européen. Ce que l’on peut résumer ainsi : d’abord, l’Asie est considérée comme culturellement homogène, comme un espace confucéen ; en second lieu, elle cherche à rompre avec le confucianisme en transformant le Japon en un Etat-nation.
Autrement dit, le Japon prend conscience d’être un Etat-nation en se séparant de l’Asie et en reproduisant la dichotomie civilisé/barbare, occidental/oriental dans la région même. Fukuzawa affirme que le Japon ne devait pas seulement rompre avec son identité passée, mais également constituer un nouvel axe dans l’ensemble de l’Asie.
En réalité, ce chemin vers l’Etat-nation ne consiste pas pour le Japon à « quitter l’Asie pour rejoindre l’Europe », mais à « entrer dans l’Asie pour affronter l’Europe ». La « grande sphère de coprospérité est-asiatique », mise en avant dans un slogan colonial au début du XXe siècle, sert à légitimer l’invasion japonaise en Asie. Ce contexte colonial explique que la plupart des intellectuels chinois éprouvent quelque réticence à développer cette notion, et même à s’y référer.
Les mouvements de libération nationale inventèrent une nouvelle conception de l’Asie, faisant écho à l’idée socialiste portée par la révolution russe. En tant que mouvement social anticapitaliste combattant également l’Etat-nation bourgeois, le mouvement socialiste s’oriente, dès le début, vers l’internationalisme et l’anti-impérialisme. Cependant, tout comme la théorie japonaise du « quitter l’Asie », celle du droit des nations à l’autodétermination est conçue dans le cadre de la dichotomie entre Etat-nation et empire.
Vingt-sept ans après l’essai de Fukuzawa, et peu de temps après la révolution républicaine et l’instauration du gouvernement provisoire de la République chinoise (janvier-février 1912), Lénine publie une série d’articles sur l’Asie  (9). « La Chine [d’aujourd’hui], écrit-il, est un pays qui bouillonne d’activité politique, la scène d’un mouvement social vigoureux et d’une insurrection démocratique (10)  », et il condamne le fait que l’Europe civilisée et avancée, « avec son industrie mécanique hautement développée, la richesse de sa culture multiforme et ses constitutions », en vienne, sous la houlette de la bourgeoisie, à « soutenir tout ce qu’il y a d’arriéré, de moribond et de médiéval  (11)  ». Les vues opposées de Lénine et de Fukuzawa reposent sur l’idée commune que la modernité asiatique découle de la modernité européenne ; son importance ne se manifeste que dans les relations avec l’Europe, indépendamment du statut et du destin de l’Asie.
En termes d’épistémologie historique, il n’existe pas de différence fondamentale entre l’opinion révolutionnaire de Lénine et celles de Smith ou de Hegel. Les uns et les autres conçoivent l’histoire du capitalisme comme un processus d’évolution, de l’ancien Orient ou Asie à l’Europe moderne, de la chasse, du nomadisme et de l’agriculture au commerce ou à l’industrie. La conception hégélienne de l’histoire du monde et sa caractérisation de l’Asie comme médiévale, barbare et ahistorique sont à l’origine de l’idée de l’Asie chez Lénine. Cette idée – Hegel plus la révolution – épouse le schéma du développement historique en trois stades : ancien, médiéval et moderne (féodalisme, capitalisme et révolution prolétarienne ou socialisme). Elle fournit à l’ère capitaliste un cadre s’accompagnant d’une temporalité et d’une périodisation pour comprendre l’histoire des autres régions du monde.
Les arguments de Lénine, notamment le lien inné entre nationalisme et capitalisme, donnent un fil conducteur pour comprendre la relation entre le nationalisme chinois moderne et l’idée de l’Asie. Sun Yat-sen  (12), dans son célèbre discours sur le « grand asianisme  (13) » prononcé lors de sa visite à Kobé en 1924, distingue deux Asie : une à l’origine de la civilisation la plus ancienne et qui ne compte aucun Etat indépendant, et une autre qui s’apprête à renaître. Selon lui, le Japon est le point de départ de ce renouveau, car il a aboli un certain nombre de traités inéquitables imposés par l’Europe, et il est devenu le premier Etat indépendant d’Asie. Sun Yat-sen se félicite du triomphe japonais lors de la guerre russo-japonaise : « Le triomphe japonais contre les Russes est la première victoire remportée par des nations asiatiques contre des nations européennes depuis plusieurs centaines d’années (...). Toutes les nations asiatiques sont euphoriques et commencent à nourrir un grand espoir (...). Elles espèrent ainsi vaincre l’Europe et amorcer des mouvements d’indépendance. (...) Le grand espoir de l’indépendance nationale en Asie est né  (14).  »
Il ne s’agit plus seulement de l’Asie de l’Est comprise dans la sphère culturelle confucéenne, mais d’une Asie multiculturelle dont l’unité se fonde sur l’indépendance d’Etats souverains. « Toutes les nations asiatiques » : c’est à ce concert qu’aspirent les mouvements d’indépendance nationale, et non à une imitation maladroite des Etats-nations européens. Sun Yat-sen est convaincu que l’Asie possède sa culture et ses principes propres – ce qu’il appelle la « culture de la voie royale », à l’opposé de la « culture de la voie hégémonique » des Etats-nations européens. Selon sa conception, l’unité naturelle de l’Asie n’est pas le confucianisme ni aucune autre culture homogène, mais une culture politique qui intègre des religions, des croyances, des nations et des sociétés différentes. Son idée de « grand asianisme » ou de « panasianisme » est donc contraire au « grand asianisme oriental » du nationalisme japonais moderne. Elle recèle une dynamique socialiste qui oppose capitalisme et impérialisme, et conduit à un nouveau type d’internationalisme.


Une représentation façonnée par l’Europe
Le lien entre les valeurs socialistes et les traditions chinoises a incité des chercheurs contemporains à reconstruire l’idée d’Asie. Ainsi Yuzo Mizoguchi affirme que des catégories comme « les principes célestes » (tianli) et « le public/le privé » (gong/si) ont existé dans l’histoire intellectuelle et sociale de la Chine, des Song (960-1279) jusqu’aux Qing (1644-1911), formant une continuité entre certains thèmes de la révolution chinoise moderne et les idées de réglementation agraire. Cette tentative de définir la culture asiatique à l’aide de ces valeurs traduit une résistance et une critique à l’égard du capitalisme moderne et du colonialisme  (15). En d’autres termes, il existe une opposition très nette entre l’idée socialiste de l’Asie et l’idée colonialiste. Dès les années 1940, Ichisada Miyazaki, éminent historien de l’école impériale de Kyoto, entreprit d’étudier « le début du capitalisme song » en se penchant sur l’histoire des communications de longue distance dans différentes régions. Selon lui, ceux « qui considèrent l’histoire depuis les Song comme marquant l’essor de la modernité en sont arrivés à examiner l’histoire occidentale moderne à la lumière des développements de l’histoire moderne est-asiatique  (16)  ». Sa théorie de la modernité est-asiatique recoupe l’idée japonaise de « grande sphère d’Asie de l’Est », mais cela n’enlève rien à la perspicacité de son analyse. Travaillant dans un cadre mondio-historique, il observe que la construction du Grand Canal, l’essor des métropoles et certaines marchandises, comme les épices et le thé, firent le lien entre les réseaux commerciaux européen et asiatique. L’expansion de l’Empire mongol, qui favorisa l’essor des échanges artistiques et culturels entre l’Europe et l’Asie, non seulement modifia les rapports au sein des sociétés chinoise et asiatique, mais relia également l’Europe et l’Asie par voies terrestre et maritime  (17).
Si les caractéristiques politiques, économiques et culturelles de la « modernité asiatique » apparurent dès le Xe ou le XIe siècle, trois ou quatre siècles avant que de semblables spécificités n’apparaissent en Europe, le développement historique de ces deux mondes a-t-il été parallèle ou conjoint ? Miyazaki estime que l’Asie de l’Est, et surtout la Chine, n’a pas seulement fourni à la révolution industrielle un marché et des moyens nécessaires, mais qu’elle a également nourri la marche de l’humanisme qui s’est manifesté dans la Révolution française. Ainsi, explique-t-il, « la révolution industrielle européenne ne fut absolument pas qu’un événement historique concernant la seule Europe, car il ne s’agissait pas simplement de mécanique mais d’une question impliquant l’ensemble de la structure sociale. Pour qu’elle se produise, il fallut la prospérité de la bourgeoisie ; et de surcroît, l’accumulation du capital grâce au commerce avec l’Asie de l’Est fut aussi indispensable. Pour faire marcher les machines, il fallut non seulement de l’énergie mais aussi du coton comme matière première. En fait, l’Asie de l’Est fournit les matières premières et le marché. S’il n’avait pas existé de communications avec l’Asie de l’Est, la révolution industrielle aurait pu ne pas voir le jour  (18)  ».
Le mouvement du monde est le processus selon lequel des mondes multiples communiquent et luttent entre eux, s’interpénètrent et s’interfaçonnent. Ainsi, lorsque les historiens ont situé l’Asie dans les relations mondiales, ils ont réalisé que la modernité ne se définit pas par rapport à telle ou telle société, mais en fonction du résultat d’une interaction entre des régions et des civilisations différentes. En ce sens, l’idée de l’Asie perd de sa validité, car il ne s’agit ni d’une entité indépendante ni d’un ensemble de relations. Cette réinvention d’une Asie qui n’est ni commencement d’une histoire mondiale linéaire ni fin, ni sujet autarcique ni objet subordonné, offre l’occasion de reconstruire l’histoire du monde. Et cela doit également nous amener à réexaminer l’idée de l’Europe, car on ne peut continuer de rendre compte de l’Asie par rapport à la vision que l’Europe a d’elle-même.
Les représentations de l’Asie déjà évoquées révèlent l’ambiguïté et les contradictions que comporte l’idée de l’Asie. Celle-ci est à la fois colonialiste et anticolonialiste, conservatrice et révolutionnaire, nationaliste et internationaliste ; elle trouve son origine en Europe et façonne l’interprétation que l’Europe a d’elle-même ; elle est étroitement liée à la question de l’Etat national et recoupe la vision impériale ; c’est un concept de civilisation en contraste avec celui de l’Europe, et une catégorie géographique établie dans les relations géopolitiques. Lorsque nous étudions l’indépendance politique, économique et culturelle de l’Asie actuelle, il nous faut tenir compte sérieusement du fait que l’idée de l’Asie est apparue dans les glissements, l’ambiguïté et les contradictions. Nous ne pourrons trouver les clés pour transcender ou surmonter ces glissements et ces contradictions qu’en saisissant les relations historiques particulières qui leur ont donné naissance.
La critique de l’eurocentrisme devrait chercher non pas à confirmer l’asiacentrisme mais à éliminer la logique égocentrique, exclusive et expansionniste de la domination. Il nous sera impossible de comprendre l’importance de la modernité asiatique si nous oublions les conditions et les mouvements historiques décrits plus haut. C’est pourquoi les nouvelles représentations de l’Asie doivent dépasser les objectifs et les projets des mouvements socialiste et de libération nationale du XXe siècle. Dans les circonstances historiques actuelles, elles doivent réfléchir sur les projets historiques non réalisés de ces mouvements. Le but n’est pas de créer une nouvelle guerre froide, mais d’abolir l’ancienne et ses formes dérivées ; il n’est pas de rétablir le rapport colonial, mais d’en éliminer les vestiges et d’empêcher que se développent des formes naissantes de colonialisme.
La question de l’Asie ne concerne donc pas seulement l’Asie géographique, mais l’« histoire mondiale ». Reconsidérer l’« histoire asiatique » nécessite de reconstruire l’« histoire mondiale » et de dépasser l’ordre du « nouvel empire » du XIXe siècle et sa logique.



source:Le Monde Diplomatique (Febbraio 2005)

 



(1) Jürgen Habermas, « Why Europe Needs a Constitution », New Left Review, Londres, n° 11, 2001.

(2) L’Asean, créée en 1967 par cinq membres – Indonésie, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande –, en comprend désormais cinq de plus : Cambodge, Laos, Vietnam, Brunei, Myanmar.

(3) Bunsho Nishikyo, « Les relations entre le Japon, les Etats-Unis, la Chine et la Russie vues sous l’angle de la stratégie chinoise du XXIe siècle », Seikai shuho, Tokyo, 12 février 2002.

(4) Téléologie : doctrine selon laquelle le monde est un système de rapports entre les moyens et la finalité. Dans la préface de sa Contribution à la critique de l’économie politique, Marx considérait l’histoire de l’Europe occidentale comme une « époque marquant un progrès dans le développement économique de la société ». Cette préface ne fut jamais republiée de son vivant. Et, en 1877, il notait qu’il ne fallait pas « transformer [son] esquisse historique du développement du capitalisme ouest-européen en une théorie historico-philosophique du développement universel prédéterminée par le destin pour toutes les nations, quelles que soient les circonstances historiques dans lesquelles elles se trouvent ». Voir Saul K. Pandover, The Letters of Karl Marx, Englewoodcliffs, Prentice-Hall, New Jersey (Etats-Unis), 1979, p. 321.

(5) Georg Wilhelm Friedrich Hegel, The Philosophy of History (La Philosophie de l’histoire), Colonial Press, Jackson, Michigan (Etats-Unis), 1899, p 103-104.

(6) Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, dans The Glasgow Edition of the Works and Correspondence of Adam Smith, Oxford University, Londres, 1976.

(7) Perry Anderson, Lineages of the Absolute State, Verso, Londres, 1979, p. 472.

(8) Ibid. L’analyse que livre Anderson du mode de production asiatique fait autorité, mais il ne tient pas compte de l’influence importante de Smith et de l’école écossaise sur les idées de Hegel et de Marx concernant l’Asie.

(9) « Démocratie et narodnisme (du terme russe signifiant « populisme ») en Chine » (1912), « Le réveil de l’Asie » (1913) et « Europe arriérée et Asie avancée » (1913).

(10) Vladimir Ilitch Lénine, « The awakening of Asia » (« Le réveil de l’Asie »), dans Collected Works, vol. 19, Progress Publishers, Moscou, 1963, p. 85.

(11) Vladimir Ilitch Lénine, « Backward Europe and Advanced Asia » (« Europe arriérée et Asie avancée »), dans Collected Works, vol. 19, ibid., p. 99.

(12) Sun Yat-sen (1866-1925) a été le président de la première République chinoise.

(13) Sun Yat-sen, « Dui Shenhu Shangye Huiysuo Deng Tuanti De Yanshuo » (« Adresse à plusieurs organismes dont la chambre de commerce de Kobé »), dans Sun Zhongshan Quanji (Œuvres complètes de Sun Yat-sen), Zhonghua Shuju, Pékin, 1986, p. 401-409.

(14) Ibid., p. 402.

(15) Voir Yuzo Mizoguchi, Chugoku No Shiso (Pensée chinoise), Hoso Daigaku Kyoiku Shinkokai, Tokyo, 1991, Yuzo Mizoguchi, Chugoku Zen Kindai Shiso No Kussetsu to Tenkai (Les Tournants et bouleversements dans la pensée chinoise prémoderne), Tokyo Daigaku Shuppankai, Tokyo, 1980.

(16) Ichisada Miyazaki, Toyo Teki Kinsei (L’Age moderne de l’Asie de l’Est), Kyoiku Taimusu Osaka, p. 240.

(17) Ibid., p. 151 à 154.

(18) Ibid., p. 238. Lire aussi Philip S. Golub, « Retour de l’Asie sur la scène mondiale », Le Monde diplomatique, octobre 2004.