Un village marocain rebelle cadenassé et pillé par les forces de l’ordre
- Détails
- Catégorie parente: Maghreb et Afrique du Nord
- Affichages : 2719
Demain online, 21.6.2012
Un village marocain rebelle cadenassé et pillé par les forces de l’ordre
Depuis près d’une semaine, le village de Chilhat au nord du Maroc, où s’est installée une entreprise rizicole espagnole avec l’aval du gouvernement, est sous haute tension. Les centaines d’habitants, qui se disent floués par l’entreprise, ont tenté de faire entendre leur voix mais se sont heurtés à une répression féroce.
L’entreprise espagnole Rivera del Arroz loue depuis 2007 à l’État marocain une terre agricole de près de 4000 hectares, entourée d’une ceinture de hameaux pauvres, parmi lesquels le village de Chlihat. Jeudi, dans la matinée, les paysans de ce village de 400 habitants sont descendus dans un champ cultivé depuis mi-mai par l’entreprise pour empêcher les tracteurs de labourer la terre, celle-ci étant exploitée, selon eux, au mépris d’un accord avec la communauté locale. Les habitants affirment en effet que, la production intensive de riz provoquant une prolifération de moustiques, ils avaient obtenu de l’entreprise qu’elle épargne cette parcelle voisine de leur hameau. Une parcelle qu’ils souhaitent par ailleurs réserver aux élevages du village.
À 0’32 : »Nous sommes actuellement encerclés. Nous ne pouvons aller nulle part, pas même au marché. Ils débarquent dans nos maisons en forçant les portes, parfois à 2 h, 3 h, ou 4 h du matin. Personne ne peut sortir, même les malades ne peuvent quitter le village pour se faire soigner. »
À 2’58 : « Les institutions de l’État devraient préserver la dignité des citoyens mais aussi leur sécurité. Il se trouve qu’au lieu de cela, leur souci est de servir cette entreprise qui porte atteinte à nos droits ».
Rapidement, des affrontements ont éclaté entre les forces de l’ordre, déployées sur place pour sécuriser le travail de l’entreprise, et les habitants. Selon le ministère de l’Intérieur, les manifestants auraient jeté des pierres en direction des forces de l’ordre, causant plusieurs dizaines de blessés, et auraient tenté de bloquer la circulation sur une route nationale. Les manifestants expliquent quant à eux que les forces de l’ordre, estimées à 1500 hommes, ont usé démesurément de la force, utilisant canons à eau et balles en caoutchouc. L’Association marocaine des droits humains (AMDH), dont des militants se trouvent sur place, fait état d’une centaine de blessées. Elle ajoute par ailleurs que ces derniers jours des policiers ont pénétré de force dans les habitations des villageois et que des commerces ont été saccagés.
Le conflit entre l’entreprise et les paysans n’est pas nouveau. Outre la question de la parcelle qui devait être épargnée par l’entreprise, les paysans affirment avoir obtenu de l’exploitant, lors de négociations effectuées en 2009, la promesse d’embaucher 500 paysans. Pour autant « seulement 12 personnes ont été engagées par l’entreprise, la production de riz étant presque entièrement mécanisée », indique un militant local de l’AMDH.
Vingt-cinq personnes auraient été arrêtées depuis le début du mouvement, toujours selon l’AMDH, parmi lesquels des journalistes et des militants des droits de l’homme. Seize sont toujours en détention. Mercredi, la situation restait très tendue dans le village.
Nous avons tenté de contacter l’entreprise espagnole Rivera del Arroz à plusieurs reprises, mais celle-ci n’a, pour l’heure, pas répondu.
Saïd Kharraz est membre de la section locale de l’Association marocaine des droits humains. Il a effectué des visites de terrain entre jeudi et dimanche et recueilli plusieurs témoignages.
« Après la répression de la manifestation de jeudi, il y avait des dizaines de blessés, dont certains dans un état grave. Beaucoup n’ont pas pu être évacués à l’hôpital car les forces de l’ordre encerclant une zone de plusieurs hameaux, ils avaient peur de se faire arrêter. Certains manifestants, dont beaucoup souffraient de fractures, ont tout de même réussi à se réfugier dans des villages voisins où ils ont reçu des soins rudimentaires. Ce jour-là, les forces de l’ordre ont tué une vache et brûlé des moissons appartenant à des villageois. Mais le pire était encore à venir ».
Samedi, vers neuf heures du matin, des policiers sont entrés de force dans des maisons, ont trainé les résidents dans la rue, puis les ont rassemblés sur une place et aspergés avec des canons à eau. Pendant ce temps, d’autres policiers se sont livrés à une véritable razzia sur le village où des objets précieux ont été dérobés, dont des bijoux, mais aussi de la nourriture et des fours (traditionnels) ont été détruits.
Nous avons comptabilisé une centaine de blessés, dont un enfant qui a eu l’œil crevé. Deux étudiants ont également rapporté à leurs parents avoir été torturés dans un centre de la gendarmerie afin qu’ils fournissent des informations sur Arriahi Ayachi, un camarade militant des droits de l’homme détenu pour incitation à la désobéissance civile. [Nous avons essayé de recueillir la version des autorités locales mais elles n’ont, pour l’heure, pas répondu.]
Ces derniers jours, Chlihat ressemble à un village fantôme. Les jeunes se sont réfugiés dans la forêt et les hameaux environnants pour échapper aux arrestations. Les femmes et les personnes âgées qui sont restés refusent de s’adresser aux militants ou à la presse, par crainte de représailles.
Jamel (pseudonyme) est un jeune chômeur habitant à Chlihat. Depuis le début des troubles, il se cache, en compagnie d’autres jeunes, dans une forêt proche du village pour échapper aux arrestations.
À 1’38 : « Hier, ils nous ont poursuivi avec des canons à eau jusque dans nos maisons (…). Comme ils nous ont menacé, nous avons passé la nuit dans la forêt (…) Ils rentrent de force dans nos maisons, nous bousculent et bousculent nos enfants. Sans parler des insultes. »
« Nous n’avons rien fait de mal. Nos seules « armes » étaient des banderoles et de slogans. Au début, nous nous sommes mis en travers du passage des tracteurs pour les empêcher d’avancer. Un Européen au volant d’un grand tracteur a démarré, renversant une vieille dame. Un enfant a répliqué en lui jetant une pierre. Et de là, tout est parti : les tirs avec des balles caoutchouc, les gaz lacrymogène, le matraquage, les arrestations. Nous sommes prêts à négocier pour trouver une solution, mais il faut que les violences cessent, que nos femmes puissent être soignées et que nos enfants puissent de nouveau se rendre à l’école ».