Assaut à Al Ayam
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Par Ahmed R. Benchemsi (TelQuel n. 361)
Trop, c’est trop !
Ce n’est pas parce que nous nous autocensurons que le Palais peut nous écraser le nez dans la poussière à la moindre saute d’humeur…
Toute la profession en tremble encore d’indignation. La semaine dernière, l’hebdomadaire Al Ayam a subi un violent assaut de la Brigade nationale de la police judiciaire (qui normalement s’occupe de terrorisme, c’est dire…) Ils étaient pas moins de vingt agents en civil déployés, talkies-walkies à la main, dans les bureaux, la cage d’escalier,
chaque palier de l’immeuble d’Al Ayam… Le directeur de la publication, Noureddine Miftah, et la rédactrice en chef, Maria Moukrim, n’étant pas là, les agents de la BNPJ sont allés les cueillir, la seconde à son domicile, le premier dans un immeuble localisé par triangulation, grâce au signal GPS d’un portable (waw !!) S’en sont suivis des interrogatoires de 4 à 6 heures, des menaces à peine voilées, l’intervention du chef de la BNPJ en personne (n’y a-t-il donc plus de terroristes à traquer dans ce pays ?), en liaison permanente avec on ne sait qui au téléphone…
Et pourquoi tout ça ? Parce que nos confrères avaient, dans un tiroir, une photo de Lalla Latifa, la mère de Mohammed VI. Une image compromettante, un secret d’Etat ? Même pas ! Il s’agissait d’une simple photo d’identité, prise pendant la jeunesse de la reine mère. Le comble, c’est que la police ne savait que cette photo existait… que parce que Miftah lui-même avait, fort civilement, demandé au cabinet royal l’autorisation de la publier !! Soyez “correct”, après ça…
Pour expliquer le rodéo qu’ont vécu nos confrères, les hypothèses vont bon train. On évoque tel courtisan qui, pour plaire à Sa Majesté, aurait fait du zèle en ordonnant une interpellation digne de Jason Bourne… On évoque aussi un règlement de comptes entre “services” : en gros, un premier aurait manipulé cette “affaire” avec diplomatie, tandis qu’un second y serait allé grossièrement, dans le but de discréditer son rival auprès du roi… C’est nébuleux, vous n’y comprenez rien ? Rassurez-vous, moi non plus. Si ça se trouve, c’est fait pour !
Dans tout ça, personne ne s’étonne que la BNPJ, fleuron de la police “d’action” marocaine, soit mue par des mains invisibles pour terroriser des journalistes – au mépris de toute hiérarchie, puisque le ministre de l’Intérieur est tombé des nues en apprenant ce qui s’était passé ! Histoire, quand même, de l’oindre d’un vernis de légalité, on se contente d’indiquer que cette opération s’est faite “sur ordre du procureur général de Casablanca”… comme si lui-même ne recevait d’instructions de personne !
A l’origine de tout cela, il y a ce fameux dahir de 1956 qui interdit la publication de “photographies de notre Majesté ou de leurs Altesses royales” sans “autorisation préalable du cabinet impérial”. Vu les centaines de photos du roi, publiques comme privées, publiées tous les jours dans la presse marocaine sans autorisation de quiconque, c’est tout simplement une blague. Et puis disons-le clairement : en soi, ce dahir est éminemment contestable. Avec tout le respect dû à la famille royale, de la reine mère au plus obscur des petits cousins de Mohammed VI, ces gens là devraient se souvenir de temps en temps que leur vie est intégralement financée par nos impôts – les vôtres et les miens. A ce titre, la moindre des politesses serait de nous montrer leurs visages. En Angleterre, la presse se repaît des affaires privées les plus glauques des altesses royales (dérapages, beuveries, infidélités…), traquant jusqu’aux grammes de cellulite en trop sur les hanches de telle princesse surprise en maillot de bain, photos “avant/après” à l’appui… Certes, ce genre de voyeurisme n’honore pas la presse, mais il n’en reste pas moins un exercice que la démocratie permet.
Le Maroc n’est pas une démocratie, c’est entendu. Mais ce n’est pas parce que nous, journalistes marocains, intégrons un certain degré d’autocensure… que le Palais peut s’estimer libre de nous écraser le nez dans la poussière, à la moindre saute d’humeur du moindre sous-fifre. “Le roi n’était pas au courant”, disent les bonnes âmes. Ah oui ? Très bien, admettons. Eh bien maintenant il l’est. Et il sait forcément qui est à l’origine de ce dérapage. Alors, que cette personne, au moins, soit punie. Et que nous le sachions. Ou alors même ça, c’est trop demander ?
Par Souleiman Bencheikh
“Le plus dur, c’est la hogra”
Maria Moukrim, journaliste
Antécédents
1976. Naissance à Casablanca
1998. Diplômée de l’Institut supérieur de journalisme et de l’information
2001. Rejoint Al Ayam après un passage par Assahifa
2005. Publie une enquête sur les harems royaux qui lui vaut 4 mois de prison avec sursis et 100 000 DH d’amende
2005. Remporte le prix Mohammed VI de la presse pour la meilleure enquête journalistique
2009. Retenue dix heures par la BNPJ au sujet d’une photo de la mère du roi
Maria Moukrim n’est pas une héroïne des temps modernes. En tout cas, elle ne veut pas l’être. Véritable star du microcosme journalistique, la “fouine”, comme la surnomment quelques confrères sans doute jaloux, a le contact franc et souriant. C’est elle qui reçoit : un plateau propret, un bureau bien rangé, avec derrière, la même journaliste qui n’a pas perdu un zeste de passion après 10 ans de carrière. A Al Ayam, où elle est depuis peu rédactrice en chef, Elle gère ses bouclages d’une main de maître : plus personne au bureau mercredi après 20h et, le lendemain, Al Ayam est en vente. Pour Maria, la difficulté est de concilier vie privée et vie professionnelle. Et à ce niveau, elle en connaît un rayon : son boss est son ancien professeur, quant à son mari, il bosse avec elle. Fonceuse et un brin garçonne, les esprits taquins la soupçonnent de porter la culotte.
Smyet bak ?
Mahjoub
Smyet mok ?
Zoubida
Nimirou d’la carte ?
Je ne le connais pas.
Ce n’est pourtant pas la première fois qu’on vous le demande…
Attendez (elle fouille dans son sac), voilà : BH543265.
Vous n’en avez pas marre de répondre à des questions de flics ?
J’avoue que je suis fatiguée. J’en ai assez que mon travail dépende du bon vouloir de la police. En tant que journaliste, j’ai juste besoin d’avoir un minimum de liberté pour apporter de l’info et rentrer à la maison sans avoir à m’inquiéter. Sans, surtout, qu’on me menace et qu’on m’humilie, comme la semaine dernière.
Rappelez-nous ce qui s’est passé…
C’est très simple. Nous avons décidé de réaliser un dossier sur la mère du roi, Lalla Latifa, une dame à la fois importante et méconnue. Et je vous assure que nous avons respecté les règles qui stipulent que, pour toute photographie publiée de la famille royale, il faut demander une autorisation au Palais. D’ailleurs, la réponse a été courtoise : notre intermédiaire nous a rapporté que ce n’était pas le bon moment pour publier un tel dossier et une telle photo.
Ok, et ensuite ?
C’était comme dans un film de Hitchcock. Le même jour que nous avons reçu la réponse du Palais (que nous nous apprêtions à respecter), mon directeur, Noureddine Miftah, reçoit un coup de fil suspect : un homme se dit en danger de mort et affirme détenir des informations capitales sur un groupe terroriste.
Et après ?
Manque de chance, un de nos journalistes flaire le coup fumeux : il a entendu les policiers de la BNPJ, qui avaient passé leur coup de fil juste devant la porte du magazine. Il prévient aussitôt Miftah que quelque chose de louche est en train de se tramer. Du coup, Miftah, sur ses gardes, ne se rend pas au faux rendez-vous. Mais la BNPJ (Brigade nationale de la police judiciaire) parvient quand même à le localiser grâce au système GPS de son téléphone portable. La suite, vous la connaissez.
Noureddine Miftah a été obligé de laisser une vingtaine de policiers fouiller vos locaux à la recherche d’une photo de Lalla Latifa. Mais vous, où étiez-vous pendant tout ce temps ?
La BNPJ est venue me cueillir chez moi, à la maison. Mon frère était là, ils l’ont aussi embarqué. Ils ont confisqué tous nos téléphones portables. Ils étaient six, rien que pour moi. Trois voitures en tout. Vous voyez le film !
Vous avez eu peur ?
Peur, pas vraiment. J’ai juste eu un vrai sentiment de hogra, c’est indescriptible, une terrible injustice.
Vous avez répondu à toutes les questions de la police ?
Toutes, absolument, sauf celles qui mettaient en cause mon éthique professionnelle et, parfois, ma dignité. Je n’ai rien à cacher et je n’ai rien fait de mal.
Revenons au fond du problème : vous ne saviez pas que la maman de Sidna est le plus grand des tabous ?
(Rires) Ce n’est pas ce qu’a répondu le Palais. On nous a juste dit clairement que ce n’était pas le bon moment pour évoquer le sujet.
Soit. Mais que représentait la photo en question ?
C’était une très belle photo de Lalla Latifa, où elle a un vrai port de reine, déterminée. Rien de choquant, je vous assure. C’est même tout le contraire.
Que voulez-vous dire ?
Nous comptions prendre notre temps pour faire un dossier sérieux sur la mère du roi. C’est une personne très peu connue et, les rares fois où elle a été médiatisée, elle a donné d’elle une image très positive. Nous voulions juste creuser un peu plus. Mais, apparemment, le problème c’est aussi que nous étions les premiers à nous intéresser à ce sujet.
Vos adversaires vous accusent de ne pas respecter l’intimité de la famille royale. Que leur répondez-vous ?
D’abord, je répète que nous avons scrupuleusement observé les règles : si nous avons demandé l’avis du Palais, c’est que nous comptions nous y plier. Ensuite, je suis une fille du pays, une bent l’blad, et je respecte l’intimité telle que la conçoit la société marocaine. Mon seul objectif est d’informer et de comprendre.
Même si le prix à payer est, quelque part, de dépasser les fameuses lignes rouges ?
Il est normal, pour un pays comme le Maroc, d’avoir des lignes rouges, mais il est normal aussi que les journalistes cherchent à les repousser. Je ne suis pas une journaliste du tberguig, mais de l’enquête. Il est important par exemple de faire des dossiers sur les loisirs du roi. Ça aide à mieux comprendre la personnalité du chef de l’Etat. De la même manière, je pense qu’il y a un véritable intérêt à savoir qui est vraiment la mère du roi.
Avec un peu de recul, qu’avez-vous appris de votre mésaventure ?
Le chemin vers l’Etat de droit et la liberté d’expression est encore long, en tout cas plus long que je ne le pensais.
Pessimiste ?
Pas du tout, sinon je ne serais pas là à boucler la nouvelle édition du journal, comme toutes les semaines. J’aurais rendu mon tablier si j’étais réellement pessimiste. Je pense que le Maroc peut se permettre de faire parfois deux pas en avant puis un en arrière. En tout cas je suis prête, à l’accepter, du moment que le pays va globalement dans la bonne direction.
Est-ce le cas ?
Nous ne sommes pas la Tunisie. Il ne faut pas l’oublier. Après tout, Mohammed VI lui-même a contribué à faire bouger les lignes rouges. Il a mis sa femme sur le devant de la scène, il a médiatisé sa fille… C’est assez pour me permettre de dire clairement : oui, nous sommes sur la bonne voie, malgré certaines forces rétrogrades.
Vous considérez-vous comme une combattante de la liberté de la presse ?
Franchement non. Je suis journaliste, je n’ai aucun objectif politique et je ne veux pas être un symbole. Mon but, c’est l’info. C’est cela mon métier, c’est ce que je sais faire. Tant mieux, du reste, si cela fait avancer la cause de la liberté, mais nous ne faisons que bénéficier des combats des journalistes et des gens qui nous ont précédés. Il ne faut pas cracher sur les acquis, ce n’est pas mon genre.