Par Youssef Ziraoui et Mehdi Sekkouri Alaoui


Enquête. Le phénomène Niny


Talentueux, populiste, excessif et harcelé par la Justice, le directeur du premier quotidien du Maroc déchaîne les passions. Qui est Rachid Niny, et qu’est-ce qui le fait courir ?


6 millions de dirhams ! En condamnant Rachid Niny, directeur du quotidien Al Massae, à ces dommages et intérêts records (le double du record précédent, détenu par Aboubakr Jamaï du Journal) la Justice a fait fort, très fort. Certes, avec 116 000 exemplaires vendus par jour, Al Massae est, de loin, le premier quotidien du royaume. Mais tout de  
même… Aussitôt la sentence confirmée par la Cour d’appel, un mouvement de solidarité s’est spontanément organisé. Le 12 novembre, c’est par centaines qu’on comptait les manifestants venus défendre Niny et son journal, aux portes du théâtre Mohammed V de Rabat où on célébrait la journée nationale de la presse. Tout en rappelant que “le recours à la justice demeure un droit inaliénable pour toute personne s’estimant diffamée”, le Syndicat national de la presse et la Fédération des éditeurs, à l’unisson avec Reporters sans frontières et une foule d’ONG internationales, sont immédiatement montés au créneau pour dénoncer l’énormité financière de la sanction. Sans trop s’appesantir, toutefois, sur le verdict de culpabilité en lui-même, généralement considéré comme juste parmi les professionnels des médias.

La goutte et le vase
L’affaire remonte à novembre 2007. Al Massae, qui fête alors son second anniversaire, publie un article de Une sur une fête privée organisée à Ksar El Kébir, qu’il présente comme un “mariage gay”. L’information, même fausse, fait l’effet d’une bombe. Instrumentalisée par des islamistes locaux, une foule se masse bientôt au centre de cette petite ville du Nord pour dénoncer les “atteintes aux valeurs islamiques”. Rapidement, la situation dégénère : émeutes, pillages… Les présumés invités de la fête échappent de peu au lynchage public. Dans la polémique nationale qui s’ensuit, et qui oppose les conservateurs aux défenseurs des libertés individuelles (dont TelQuel), rares sont ceux qui remarquent un détail : parmi les invités de la fête, l’article d’Al Massae cite (à tort) “un des procureurs de la ville” – sans le citer nommément, toutefois – qu’il qualifie de “déviant sexuel”. Conscient de la bourde, l’état-major d’Al Massae décide de publier un mea culpa en Une quelques jours après. Trop tard : les quatre substituts du procureur que compte Ksar El Kébir portent plainte solidairement contre Al Massae et Niny, en tant que directeur de la publication. Le verdict de culpabilité, qui semble justifié, n’étonne pas grand-monde.

Les dommages et intérêts, en revanche, stupéfient la profession et les nombreux lecteurs du quotidien : 1,5 million de dirhams par substitut, soit 6 millions au total ! De l’avis général, le montant est exagérément disproportionné, et constitue un dangereux précédent qui menace non seulement Al Massae, mais l’ensemble de la presse marocaine. Quelques jours après la confirmation de la sentence en appel, fin octobre dernier, un huissier bloque le compte personnel de Rachid Niny, ainsi que celui de Massae Media, la société éditrice du quotidien. Niny monte immédiatement au créneau : “La justice est devenue un outil de censure contre la presse indépendante, écrit-il. Quiconque intenterait une action en justice contre notre journal serait aujourd’hui assuré de gagner”. Les temps sont durs pour Niny, qui boucle une année noire. Le journaliste paye de malchance puisque, entre-temps, il est victime d’une agression à l’arme blanche devant la gare ferroviaire de Rabat. Niny, déclare-t-il lui-même, se fait “tabasser”. Bilan : un visage tuméfié, une blessure au poignet, son ordinateur portable volé… et un accès de paranoïa bien compréhensible, qui lui fait faire un lien, dans une déclaration à l’AFP, avec ses tracas judiciaires. Rachid Niny n’a pas souhaité répondre aux multiples demandes d’entretien de TelQuel, qu’il qualifie de “journal ennemi”, pour cause de lignes éditoriales divergentes. Passons. En revanche, la plupart de ses proches, collaborateurs ou connaissances, ont accepté de nous parler… sous couvert d’anonymat. Etrange ambiance, à l’image de la personnalité, aussi forte que contestée, du directeur d’Al Massae…

Le fabuleux destin d’un fils du peuple
Rachid Niny a vu le jour en 1970 à Benslimane. Issu d’une famille modeste, il est témoin, alors qu’il est encore un enfant, d’un événement qui le marquera durablement. Alors qu’il revient de l’école, il découvre un étrange attroupement devant la maison familiale. Son père, en état d’ébriété avancée, hurle à pleins poumons et hèle les passants depuis le toit de la maison… dans le plus simple appareil. Des années plus tard, au faîte de sa gloire, Rachid Niny racontera l’histoire dans une de ses chroniques. “Chacun, dans sa vie, a vécu une situation particulièrement honteuse, commente un de ses proches. Rachid, lui, a eu le courage de l’écrire. Depuis ce jour, il s’est juré de ne jamais boire une seule goutte d’alcool, et de combattre l’alcoolisme de toutes ses forces”.

Son bac en poche, Rachid s’inscrit en fac de lettres à Casablanca et “pige”, à ses heures perdues, pour Al Alam, le quotidien du parti de l’Istiqlal. Après un DESS en littérature arabe, décroché en 1997 à l’Université Mohammed V de Rabat, il se retrouve, à 27 ans, comme des milliers de ses congénères, en situation de chômage longue durée. Il décide alors de rejoindre le mouvement des diplômés chômeurs, et devient vite président de la section locale de Ben slimane, se faisant matraquer plus qu’à son tour par la police. Il tente bien, féru d’écriture, de lancer un bimensuel culturel baptisé Awal, mais l’expérience est de courte durée. Alors que le journal bat de l’aile, son directeur décroche une invitation au Congrès mondial amazigh, aux îles Canaries. Une occasion, surtout, de décrocher un visa pour l’Europe. C’est décidé : il va devenir “harrag” (immigré clandestin).

Avec moins de 4000 DH en poche, Rachid échoue à Valence, avant de vadrouiller dans le sud de l’Espagne à la recherche d’un emploi – n’importe lequel, pourvu qu’il lui permette de survivre. Direction Alicante, où il fait les récoltes dans des orangeraies. Pendant plusieurs mois, Rachid multiplie les jobs précaires : tantôt ouvrier dans le bâtiment, tantôt serveur, tantôt pizzaïolo et même… barman (mais sans jamais prendre un seul verre, jure-t-il). “Rachid Niny n’a pas débarqué en Espagne en patera, mais il a beaucoup galéré, raconte un de ses vieux amis. Il sait ce que c’est que de dormir le ventre vide et se cacher des policiers”. Le quotidien du harrag-type… à cette nuance près que Rachid, que l’amour de l’écriture n’a jamais quitté, raconte sa vie de clandestin dans un livre en arabe, Journal d’un immigré clandestin (Ed. Okad, 2002), qui deviendra par la suite un joli succès d’édition.

Après 3 ans de galère et toujours sans papiers, Rachid décide de rentrer au Maroc, et y multiplie les demandes d’emploi. Son CV finit par atterrir sur le bureau du Soudanais Talha Jibril, longtemps chef du bureau d’Acharq Al Awsat à Rabat, alors rédacteur en chef du quotidien Al Mounaâtaf. Jibril raconte : “En octobre 1999, j’ai été contacté par Hassan Nejmi, qui était président de l’Union des écrivains du Maroc. Il m’a demandé de me pencher sur le cas d’un certain Niny. Il m’a raconté qu’il vivait dans des conditions difficiles en Espagne, et qu’il souhaitait rentrer au pays. Peu de temps après, un responsable d’Al Alam m’a contacté pour insister, me disant que Niny était à la dérive en Espagne, qu’il était désespéré, qu’il parlait même d’aller vivre en Israël”. Drôle d’idée… Sur le coup, Jibril ne donne pas suite. Ce n’est qu’en février 2000, après s’être retrouvé directeur de la rédaction d’Assabah, le tout nouveau quotidien en arabe du groupe Eco-Media (L’Economiste) que Talha finit par recruter Rachid Niny, qui se dépêche alors de rentrer au pays. “Il a commencé par chapeauter les pages culture d’Assabah. Il gagnait 7500 DH pour son premier job au Maroc, ce qui était pas mal du tout pour l’époque. Quand il a commencé avec nous, il ne savait pas utiliser l’ordinateur, qu’il appelait bouby. Il écrivait encore ses articles à la main”, poursuit Talha, qui se souvient d’un “garçon timide, qui ne prenait jamais la parole en réunion”.

Rapidement, Niny prend du galon et se voit confier une autre rubrique, “Dardacha”, sorte d’interview décalée où toutes sortes d’invités passent sur le gril. Son talent, indéniable, finit par le faire remarquer, au point où Jibril lui propose une chronique quotidienne. Ce qui n’empêchera pas Niny de rompre les ponts avec son rédacteur en chef, peu de temps avant que ce dernier ne démissionne d’Assabah. Pour une sombre histoire de costume-cravate (Niny refusait “l’uniforme” du groupe Eco-Media, que Jibril avait tenté de lui imposer), le chroniqueur se répand en invectives contre son ancien mentor. “Le jour même de mon départ d’Assabah, raconte Jibril, Niny a donné des entretiens un peu partout dans la presse, s’attaquant personnellement à moi et à ma famille, qualifiant le peuple soudanais de ‘crève-la-faim’, entre autres propos racistes”. Ambiance.

Après le départ de Jibril, Niny lance une nouvelle chronique, en dernière page d’Assabah. “Chouf t’chouf” (va savoir) sonne l’heure de son triomphe. De Oujda à Laâyoune, sa chronique séduit autant qu’elle dérange. Dans un mélange de darija et d’arabe classique, Niny tire avec jubilation sur tout ce qui bouge (policiers, ministres, hauts fonctionnaires…) sur un mode résolument populiste : les pauvres sont forcément des victimes du système, les riches et les puissants (qu’il cite nommément) sont forcément des corrompus. Le style de Niny trouve un large écho populaire et les ventes d’Assabah passent en une année de 16 000 à 50 000 exemplaires par jour. Un succès que le chroniqueur aime à s’attribuer tout seul, sans considération pour le reste de l’équipe. Il n’a pas forcément tort là-dessus : “Au bout de quelques mois seulement de Chouf t’chouf, ses chroniques étaient photocopiées et revendues au cinquième du prix du journal”, raconte un de ses collègues de l’époque.

Niny est devenu une star, une vraie, d’autant que grâce à Nostalgia, une émission culturelle que 2M lui confie, son visage devient familier du grand public. Les passants l’abordent, les chauffeurs de taxi refusent de lui faire payer ses courses, sa boîte mail est inondée de messages envoyés des quatre coins du pays... Chaque jour, en Robin des bois de la presse, il “reçoit les doléances des petites gens” (selon sa propre expression), qui lui servent de matière pour ses chroniques. Mais les procès en diffamation s’accumulent, et le président d’Eco-Media, Abdelmounaïm Dilami, même s’il ménage son chroniqueur-vedette, apprécie de moins en moins de se voir convoqué au tribunal quasiment tous les mois à cause de lui.

Chroniques à la pelle
Fin 2006, la coupe est pleine. La direction d’Eco-Media décide un jour de censurer Chouf t’chouf, après que l’auteur a descendu en règle… ces juges qui le convoquent trop souvent à son goût ! Rachid Niny claque immédiatement la porte d’Assabah… et se répand partout contre ses anciens employeurs, à peine le pied dehors. “Si Assabah existe, c’est grâce à moi”, déclare-t-il en toute immodestie. Fort de sa célébrité, Niny ne tarde pas à se voir inviter par plusieurs journaux, où, boulimique de travail, il publie des chroniques simultanées quasiment tous les jours. Sa section dans l’hebdomadaire arabophone Al Jarida Al Oukhra s’intitule même, en toute simplicité “Avec Rachid Niny”. Son nom est désormais une marque, un produit d’appel. Pas étonnant qu’il songe sérieusement à lancer un quotidien dont le point fort, dès le premier jour, serait une nouvelle version de Chouf t’chouf. Il mûrit son projet avec Taoufik Bouachrine, rédacteur en chef d’Al Jarida Al Oukhra, qui démissionnera peu de temps après le rachat de l’hebdomadaire par le groupe TelQuel (qui le transformera en magazine avec un nouveau titre, Nichane). Le projet est lancé, ne manquent plus que les fonds…

Le boom Al Massae
En 2005, alors qu’il est invité au Festival du film de Tanger en tant que membre du jury, Rachid Niny fait une rencontre qui marquera un tournant dans sa vie : Mohamed Asli. Le cinéaste marocain, qui a fait toute sa carrière en Italie, se fait remarquer en s’insurgeant à voix haute contre Marock, le film de Leïla Marrakchi qui raconte les amours casablancaises d’une musulmane et d’un juif. Asli hurle au “complot sioniste”, un discours doux aux oreilles de Niny. Les deux hommes sympathisent immédiatement, et ne se quitteront plus (lire encadré). Asli, qui est à la tête d’une fortune plutôt considérable (en Italie, il était technicien dans le cinéma), accepte de financer le projet de Niny et Bouachrine. Avec le premier pour directeur et le second pour rédacteur en chef, le nouveau quotidien est baptisé Al Massae (le soir), un pied de nez évident de Niny à son ex-employeur Assabah (le matin). “L’idée était de créer un journal indépendant, qui ne fasse ni la propagande de l’Etat ni celle des partis politiques, explique Bouachrine. Nous voulions transposer à Al Massae une formule qui marche, celle des hebdomadaires indépendants. Au début, nous avions à peine quelques ordinateurs, nous étions installés dans un local modeste de 120 m2. Rachid et moi partagions le même bureau”.

Cela n’a pas duré longtemps. Sevré de son Robin des bois (Niny a arrêté d’écrire le temps de finaliser la création du nouveau quotidien), le public se rue sur Chouf t’chouf comme un seul homme (Niny a reproduit sa chronique d’Assabah, en gardant le même titre). “Mes chroniques sont autant lues par des coursiers, des mécaniciens, des flics, des moqqadems, des cireurs, que par des ministres, des hauts cadres et des habitants des quartiers chics”, déclarait-il récemment dans une interview. Et le succès d’Al Massae est en effet fulgurant : dès les premiers jours, le nouveau quotidien s’écoule à 45 000 exemplaires/jour. “Nous avons atteint notre seuil de rentabilité le premier mois. Moi-même je n’y croyais pas”, commente Bouachrine. Rapidement, l’équipe est étoffée, et compte plusieurs correspondants au Maroc et à l’étranger. Après à peine un an d’existence, Al Massae a doublé tous les quotidiens nationaux, et trône désormais confortablement en tête du marché. A sa deuxième année, les ventes d’Al Massae atteignent des sommets. Certains numéros, comme celui consacré à la mort de Driss Basri, dépassent les 200 000 exemplaires. Mais cette fois, ce n’est plus seulement le facteur Chouf t’chouf qui joue. L’équipe menée par Taoufik Bouachrine est audacieuse, et multiplie les “coups”, souvent avant tout le monde. Al Massae est ainsi le premier journal à annoncer la seconde grossesse de la princesse Lalla Salma. Dans le même registre, plus près de nous, Al Massae a été, encore une fois, le premier à révéler l’identité du fiancé de la princesse Lalla Soukaina. Mais il n’y a pas que les scoops, il y a aussi, de plus en plus souvent, des sujets qui portent, incontestablement, la griffe populiste de Rachid Niny. Ainsi du faux “mariage gay” de Ksar El Kébir, ou des festivals musicaux présentés comme des lupanars lucifériens.

“Nous sommes comme dans une équipe de football, toute l’équipe est nécessaire, même s’il y a un joueur-star”, nous déclare Bouachrine. Star, Niny l’est de plus en plus dans son attitude, son comportement au quotidien. Casquette immuablement vissée sur le crâne, lunettes de soleil de jour comme de nuit, le défenseur du petit peuple, qui habite Rabat, arrive chaque matin vers 10 heures à la gare de Casa-port, embarque dans son 4x4 noir rutilant et se fait conduire par son chauffeur à la rédaction d’Al Massae située... quelques centaines de mètres plus loin. Presque tous les jours, une poignée de fans attendent l’arrivée du Robin des bois de la presse devant son bureau. Des femmes portant leur enfant sur le dos, des personnes âgées, des handicapés… On raconte même qu’à une certaine époque, un barbu légèrement détraqué guettait tous les jours l’arrivée de son héros, en soufflant à qui voulait l’entendre : “Rachid Niny est en danger de mort, je suis là pour assurer sa sécurité”…

La méthode Niny
Quasiment coupé du reste de son équipe, Niny s’isole chaque jour dans son bureau et travaille sans relâche, sans prendre quasiment jamais de vacances. “Pour remplir sa colonne, il appelle au téléphone tel ou tel journaliste qui a assisté à tel ou tel évènement, et lui demande les informations nécessaires à sa chronique du lendemain. Mais on ne le voit passer qu’à son arrivée et son départ, et il n’assiste quasiment jamais aux réunions de rédaction”, explique un de ses collaborateurs. Son seul souci : les deux dernières pages d’Al Massae, sa chasse gardée personnelle. Sur l’avant-dernière, il commente (férocement) des extraits d’articles parus dans la presse, et écrit les textes d’une bande dessinée et de quelques montages-photo de personnalités qu’il met en situation. Sans, bien entendu, épargner personne, à tort ou à raison. Il est naturel qu’un chroniqueur ait des ennemis, mais il semble que là aussi, Rachid Niny ait battu tous les records. “De nombreuses sources ne veulent plus nous parler, rapporte ce journaliste d’Al Massae, parce que Rachid les traîne dans la boue dans ses chroniques”. Au point où, dernièrement, l’équipe de Taoufik Bouachrine a décidé de lancer une rubrique people avec, dit ce même journaliste, un but bien précis : “Mettre en valeur des gens qui se sont fait insulter par Niny”. Etrange méthode…

“Alors que ses premiers billets d’humeur comportaient une certaine dose de teqchab (taquinerie), Niny a rapidement changé son fusil d’épaule, se transformant en défenseur de la vertu et de la morale religieuse”, déclare un de ses proches collaborateurs, qui poursuit : “Dès ses début, on sentait qu’il avait une fibre homophobe et un poil machiste. Mais ça ne dérangeait personne. Pareil quand il déclarait que les féministes sont toutes des vieilles filles moches et aigries. Tout le monde rigolait. S’il le redisait aujourd’hui, on crierait au danger”. C’est qu’entre-temps, Rachid Niny a changé de stature. De chroniqueur humoristique, il est devenu, porté par une foule d’admirateurs qui décortiquent ses textes tous les matins sur les terrasses de café, une sorte de “prophète des valeurs conservatrices” qui s’attache de moins en moins à faire rire, et de plus en plus en plus à appeler à la “punition” de toutes celles et ceux dont le mode de vie ne lui semble pas compatible avec sa vision personnelle des bonnes mœurs : homosexuels, musiciens, écrivains, féministes, laïques… Sur le même registre, les acteurs politiques, bien entendu, en prennent tous pour leur grade… à une exception près : le roi, que Rachid Niny prend bien garde de ne jamais égratigner dans ses chroniques. Mais à part Mohammed VI, la vindicte du “Robin des bois de la presse” n’épargne vraiment personne. “Rachid Niny a trouvé une niche importante : les lecteurs marocains sont voyeuristes, estime Saïd Essoulami, patron d’une ONG de défense de la liberté de la presse. Ils apprécient qu’on déballe la vie privée des gens, leurs problèmes… Il utilise souvent des éléments de la vie personnelle pour s’attaquer à quelqu’un.

Il alimente les rumeurs…”, Essoulami sait de quoi il parle. “Quand j’ai critiqué la manière avec laquelle les médias ont traité l’affaire de Ksar El Kébir, il s’est demandé avec une lourde ironie pourquoi je tenais tant à défendre les homosexuels, et a même écrit que je devais être puni pour ça”. Idem lorsqu’un avocat rbati s’est proposé pour défendre les accusés de Ksar El Kébir. Quelques jours plus tard, Niny glissait dans une chronique que le fils dudit avocat avait provoqué un accident mortel quelques années auparavant… Tout en condamnant les méthodes de son directeur, Essoulami reconnaît volontiers le professionnalisme de l’équipe d’Al Massae. Mais admet que la plupart de ses lecteurs le commencent par la dernière page…

Une dernière page qui coûte cher au quotidien. Car même si Al Massae n’a pas été condamné à payer 6 millions de dirhams à cause d’une chronique de son directeur, “il est légitime de se demander si les démêlés du quotidien avec la justice ne sont pas une réaction contre les dérapages répétés de Niny”, note cet observateur avisé, qui se fait peu d’illusions sur l’indépendance de la justice marocaine (et ce n’est pas TelQuel qui dira le contraire). Aujourd’hui, Al Massae s’est pourvu en cassation, mais ses dirigeants affichent volontiers leur pessimisme. La justice, qui a gelé le compte bancaire personnel de Rachid Niny ainsi que celui d’AlMassae Média, chercherait à rayer le quotidien arabophone du paysage qu’elle ne s’y prendrait pas autrement. Ce qui, par ricochet, génère un effet inattendu : dans la profession, même les adversaires les plus farouches des idées de Niny (dont TelQuel, en toute transparence, fait partie) le défendent mordicus contre l’arbitraire de la justice. Par solidarité corporatiste, et surtout par foi en la liberté d’expression. Même si elle ne produit pas toujours le meilleur…

 


 


Mohamed Asli.
Le mentor/bailleur de fonds

Le principal actionnaire du groupe Al Massae (il en détient 55% des parts), est une énigme. C’est un cinéaste, oui, mais il n’a qu’un seul film à son actif : A Casablanca, les anges ne volent pas, un long métrage qui a connu un joli succès d’estime, unanimement salué par la critique, à sa sortie en 2003. Mais qui est donc Mohamed Asli ? “Un technicien de cinéma, qui a beaucoup appris dans les tournages de films étrangers, notamment italiens, qui a mis beaucoup de temps à réaliser son premier film, parce qu’il a gagné suffisamment d’argent pour vivre dans le confort”, résume l’une de ses connaissances. “Suffisamment”, et même plus. On parle d’une fortune immobilière conséquente à Casablanca, et ailleurs dans le royaume.

Asli est aussi un homme aux convictions conservatrices très arrêtées. Ses adversaires le décrivent comme “têtu et fermé au dialogue”, ses amis le jugent “naïf et sincère”. Et rebelle, à ses heures. Un peu comme Rachid Niny, il se revendique de la religion et de la morale à tout bout de champ, crie régulièrement au “complot sioniste”, suscitant interrogations et incompréhensions, allant jusqu’à se mettre en minorité parmi ses propres confrères réalisateurs. En guerre contre l’administration du cinéma marocain, entendu par la police dans le cadre d’une affaire de trafic de devises, Asli a lancé en 2004 une éphémère école de cinéma à Ouarzazate, et parle toujours de sortir un second film…

 


 



Niny fait des petits


Al Massae
En septembre 2006, la société Massae Média, dont les actionnaires sont le cinéaste Mohammed Asli (55%), Rachid Niny (25%) et Taoufik Bouachrine (20%) donne naissance à Al Massae, aujourd’hui premier quotidien du Maroc, avec plus de 116 000 exemplaires vendus par jour (chiffre OJD). Son directeur général est Samir Chaouki, ancien banquier reconverti dans la presse (il écrit aussi une chronique économique dans Al Massae).

Le Soir
Lancé par Massae Média en février 2008, le quotidien francophone du groupe est dirigé par Driss Bennani, un ancien de TelQuel. Presqu’un an après son lancement, Le Soir, non certifié par l’OJD, est le troisième quotidien francophone du pays après Le Matin du Sahara et L’Economiste, estime Bennani. Mais contrairement à Al Massae, il n’a pas encore atteint son seuil de rentabilité. “Nous vendons 7000 exemplaires par jour, au lieu des 10 000 que nous nous étions fixés au départ”, justifie un des actionnaires de Massae Média.

Nejma
Troisième publication de Massae Média, ce mensuel féminin lancé début 2007 est devenu, selon les chiffres certifiés de l’OJD, le 3ème mensuel le plus vendu au Maroc (26 000 exemplaires) derrière Nissae Min Al Maghrib (38 000 exemplaires), du groupe Caractères, et Lalla Fatema (36 000), édité par New Publicity, le groupe de Kamal Lahlou.

Al Wassit
Depuis moins d’un mois, Massae Média distribue elle-même ses titres à travers Al Wassit, une société récemment créée au capital d’un million de dirhams. Le tour de table du troisième distributeur du pays, qui a brisé le duopole Sapress-Sochepress, se compose de certains actionnaires de Massae Média (entre 10 à 15%), de “quelques investisseurs qui préfèrent garder l’anonymat”, nous dit-on, et de Younès Yamouni, ancien directeur commercial de Sapress. Al Wassit, dont la direction générale est assurée par Yamouni, a déjà investi six millions de dirhams pour acquérir des camions, des tri porteurs et du matériel informatique.

Imprimerie
Pour construire une imprimerie flambant neuve et ultramoderne, les actionnaires d’Al Massae Média comptent sur un prêt bancaire au montant maintenu secret, mais que plusieurs sources chiffrent à 70 millions de dirhams. Au sein d’Al Massae, on cite aussi le capitaine d’industrie Miloud Chaabi parmi les actionnaires de l’imprimerie, même si ses lieutenants démentent régulièrement. Mais ce projet ambitieux tarde à prendre forme. “Nous avons le terrain, les plans sont prêts, mais la wilaya de Casablanca bloque notre dossier sans aucune raison”, déclare-t-on à Massae Média.


 

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