Les ombres de l'affaire Al Watan
- Détails
- Catégorie parente: Droits de l'Homme
- Affichages : 4436
LE JOURNAL HEBDOMADAIRE
Les ombres de l’affaire «Al Watan»
Petit signe du V de la victoire et tout sourire, Abderrahim Ariri, le directeur du bouillonnant hebdomadaire “Al Watan Al An” sort libre du bureau du procureur du roi après plusieurs jours de détention dans les locaux casablancais de la brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ). Libre mais pas blanchi de toutes les accusations dont il est accablé depuis qu’il a publié dans les colonnes de son journal des documents confidentiels ayant trait à la sécurité nationale.
Mustapha Hourmattallah, journaliste à “Al Watan Al An” et co-signataire de l’article incriminé n’a pas la même chance. Le Parquet a décidé de l’écrouer dans l’attente de l’ouverture d’un procès qui s’annonce houleux tandis qu’une brochette de sept militaires est renvoyée devant le tribunal des armées de Rabat. La justice a donc décidé de fragmenter une affaire complexe et opaque pour en maîtriser les ondes de choc dommageables pour l’image du pays, déjà chahutée par la menace terroriste et les scandales à répétition dans les rangs de ses instances sécuritaires.
Descente musclée
14 juillet, “El Watan”, modeste mais influent tabloïd de Casablanca au ton souvent incisif et libertaire publie à la Une des documents des services de renseignement dont elle présente le contenu comme étant à l’origine de l’alerte maximale décrétée depuis peu par les autorités. Le déploiement dans les artères des grandes villes d’un dispositif de sécurité imposant et les contrôles drastiques de policiers en armes donnent à ce scoop médiatique un écho sans précédent. Pourtant, l’Etat ne bouge pas et se garde bien de retirer la publication des kiosques. Pourtant dans les arcanes du ministère de l’Intérieur et à l’état-major des Forces armées royales, c’est le branle-bas le combat. Et pour cause, c’est la première fois dans l’histoire récente de la presse que des documents aussi sensibles se retrouvent étalés dans un journal. L’affaire est prise très au sérieux, non pas que ce qui a été révélé au grand public soit de nature à déstabiliser le pays mais parce que cette fuite organisée fait voler en éclats le mythe d’un appareil sécuritaire sanctuarisé. Décision est donc prise de colmater au plus vite cette brèche béante. En réalité, cela fait depuis longtemps que l’armée, gendarmerie comprise, la DST et la DGED sont plus que préoccupées par ce journal poil à gratter de la Grande muette. Semaine après semaine, ses unes répétées sur les turpitudes des gradés, ses articles décortiquant leurs affres avec un luxe de détail peu commun, des photographies inédites laissent penser qu’une ou plusieurs taupes servent de sources intarissables à “Al Watan” de l’intérieur des services. Même la profession, mi-jalouse, mi-sceptique, s’interroge sur cette spécialisation du journal, et toujours sous les plumes de Hourmatallah et Ariri. Le 17, au petit matin, c’est la descente musclée de la BNPJ aux domiciles des impétrants. «Une vingtaine de gars en civil ont pénétré chez moi sans prendre la peine de décliner leur identité. Heureusement que mes enfants n’étaient pas là», raconte Ariri qui, après une détention spartiate mais “courtoise”, ne semble pas avoir perdu de sa verve. Il demeure solidaire de son journaliste écroué à la prison civile de Oukacha mais observe toutefois une distanciation contenue par rapport à certains pans encore obscurs de l’affaire. «Hourmatallah avait ses sources que je me défendais de lui faire révéler. C’est de cette façon que l’on travaillait. Il ramenait l’info et les documents, cela me donnait le déclic pour bâtir mes enquêtes», explique-t-il. Un attelage assez iconoclaste : un patron de presse fonceur et un “stringer” au statut particulier que d’aucuns dépeignent comme un homme de réseaux, frayant avec les milieux interlopes. Pour Ariri, son journaliste est un “apporteur d’affaires”. Son relationnel, même trop assidu, avec des fonctionnaires aigris, déçus, placardisés voire même comploteurs ne dévalue en rien la qualité de ses trophées journalistiques. «En tant que journaliste, je suis prêt à souper avec le diable pour avoir de l’info», c’est ce qu’il a martelé lors de ses interrogatoires. Des interrogatoires au long cours qui vont mener les enquêteurs et le procureur à différencier le rôle de chacun. Les auditions cloisonnées vont les amener à se focaliser sur le cas Hourmatallah, considéré comme la cheville ouvrière de l’affaire, “la courroie de transmission”, selon l’expression même d’un policier en charge du dossier. Rigorisme policier pour démêler l’écheveau d’une affaire gigogne ou stratégie non avouée pour se prémunir du feu roulant de la critique, car déjà, la presse est unanime et les ONG internationales comme Reporters Sans Frontières (RSF) montent au créneau. Encore des journalistes arrêtés pour délit de presse au Maroc au moment où la Tunisie de Benali, prédatrice de ses médias, libère un de ses cyber-dissidents, cela fait tâche. Il y aura donc trois affaires en une. Des militaires indélicats qu’on défère devant un tribunal militaire pour y être jugés pour viol du sacro-saint secret Défense, une première depuis les années 70 quand leurs aînés avaient voulu renverser le régime de Hassan II, un directeur de publication que l’on poursuit en état de liberté provisoire pour bien montrer que la presse n’est pas dans le collimateur du pouvoir et un journaliste maintenu en détention parce que son rôle aurait dépassé le cadre spécifique de la profession. Les autorités marocaines ont décidé d’abandonner les poursuites en vertu de l’article 172 du Code pénal qui, lui, prévoit des peines pouvant atteindre 20 ans de prison. Elles ont ainsi baissé le niveau de gravité de l’affaire. Les deux journalistes ne seront donc pas poursuivis pour “atteinte à la sûreté de l’Etat”, une accusation pourtant courante dans les affaires de presse recensées ces dernières années. Leur sort se jouera devant une Cour civile tandis que celui de leurs informateurs se jouera à huis clos face à un tribunal militaire.
Malaise dans l’armée
L’affaire “Al Watan Al An” rappelle bien évidemment celle du capitaine Adib condamné à la prison et radié des FAR il y a quelques années pour avoir fait état de corruption dans sa caserne au journal “Le Monde”. Les perquisitions menées par la BNPJ, notamment dans une ferme de Bouskoura où des proches parents de Hourmatallah auraient, selon l’enquête, dissimulé d’autres documents à charge constitueraient le nœud gordien de l’affaire. C’est ce qui expliquerait la grande fébrilité du Renseignement militaire encore échaudé par le dossier “Ansar Al Mahdi”, cette supposée cellule terroriste islamiste qui aurait infiltré les rangs de l’armée royale et causé le limogeage du Général Belbachir en été 2006. Encore une fois, le fameux 5ème Bureau de l’état- major, le service secret des armées est au centre de la polémique, une des principales sources de Hourmatallah serait en effet un officier de la caserne canine de Benslimane… «Nous avons mis à nu les failles d’un système obsolète aux procédés vermoulus», se défend Ariri. Un “service rendu” que l’Etat est loin d’apprécier. Fouad Ali El Himma, écornant sans peine le secret de l’instruction n’hésitera pas à parler ouvertement lors d’un briefing aux médias de “documents subtilisés”. Un peu court, il s’agirait plutôt d’une ligne éditoriale dérangeante que l’on veut faire taire. «L’Etat cherche une sortie honorable et baillonner la presse pour faire le ménage dans ses services», clame le bâtonnier Abderrahim Jamaï. La thèse avancée par le remuant avocat est loin d’être farfelue sinon comment expliquer alors la confiscation de toutes les archives personnelles des journalistes incriminés si ce n’est pour retracer toutes les sources de leurs enquêtes précédentes et les tarir au plus vite.