Le Grand Soir, 14 septembre 2011



Considérations sur la guerre de Libye et sur le dit « printemps arabe »
Costanzo Preve


1. J’ai récemment adhéré à une manifestation et j’ai signé un appel pour demander la démission de Napolitano, Berlusconi, La Russa et Frattini pour violation de la Constitution à cause de notre intervention en Libye. Je sais parfaitement qu’il s’agit d’un acte symbolique parfaitement inutile. Comme a écrit Brecht, « la colère aussi, contre l’injustice, rend la voix rauque ». Il serait facile d’être insolent sur l’unanimité guerrière qui a uni gauche et droite, extrême gauche et extrême droite, ex communistes et ex fascistes (ici le couple Napolitano/La Russa est absolument impayable, pour qui s’intéresserait, en dehors des livres d’école, à ce qu’on appelle le « transformisme »). J’essaie de ne pas me laisser emporter par l’indignation et je me limiterai à offrir quelques points pour la réflexion.


2. Trop de choses ne sont pas encore connues et ne se sauront peut-être que dans les années qui viennent. Combien a duré et quand a commencé la préparation des services secrets français et anglais en Cyrénaïque et dans la zone berbère de la Tripolitaine ? Combien a compté la collaboration entre la sorcière sioniste [1] Hillary Clinton et le fossoyeur du gaullisme Nicolas Sarkozy pour pousser un (peut-être) hésitant Obama à donner le feu vert à l’intervention armée ? Comment a-t-il été possible de tromper la Russie et la Chine à l’ONU pour laisser la voie libre à l’hypocrite no fly-zone, ou combien au contraire y a-t-il eu de sale connivence ? Qui, au cas où elle aurait vraiment eu lieu, ferait perdre tout espoir dans le BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud, NdT) et dans la politique eurasiatiste ? Je voudrais en savoir plus, mais je ne sais pas.


3. Etant un chercheur spécialisé en histoire de la philosophie, je ne cesse de m’étonner de la facilité avec laquelle la légitimation de la guerre est passée de la doctrine de la « guerre juste » à la doctrine de ce qu’on appelle « intervention humanitaire ». J’épargne au lecteur de doctes reconstructions possibles de cette histoire. Initialement, la guerre juste était la guerre justifiée par la nécessité d’exporter le christianisme, et était de ce fait une guerre de « croisade ». Puis la guerre juste devint la guerre de défense de la patrie envahie (en latin pro aris et focis), mais il est clair que de cette façon on peut faire hypocritement passer l’attaque préventive pour une guerre de défense.


L’apparent succès du pacifisme dans le dernier cinquantenaire ne doit tromper personne. Il a toujours été une protestation contre l’ « extermination nucléaire », et du coup, si on pouvait faire une guerre sans utiliser de bombes nucléaires, la guerre était re-légitimisée (Norberto Bobbio pour l’Irak en 1991 et la Yougoslavie en 1999). Les rites panurgiques et hypocrites des dites Marches pour la paix d’Assise ont toujours et seulement été des cérémonies institutionnelles, dans lesquelles les bêlements rituels s’accompagnaient toujours de l’exécration pour les dictateurs et de la possibilité d’exporter les droits humains.


Dans l’histoire de l’humanité, il est rare qu’on ait conduit des guerres sur la base de cartes fournies par l’état major ennemi. Ces trente dernières années par contre on nous a fait assister à ce paradoxe kafkaïen. Les pacifistes bêlaient leurs demandes rythmées de remplacer les armes par les droits humains, juste au moment où les fabricants d’armes eux-mêmes écrivaient sur leurs missiles « peace is our profession », et les contingents d’envahisseurs étaient rebaptisés « contingents de paix ».


Tout cela évidemment est amplement connu. Il faut par contre se demander, en dehors de tous les identitarismes de parti ou d’organisation, comment a été possible, en l’espace de quelques décennies seulement, le passage du Grand Mensonge, de la guerre juste à l’intervention humanitaire, rendu plus aisé aussi par le passage du service militaire obligatoire (qui requérait des motivations de manipulation idéologique élargie) au métier de professionnel des armes (femmes comprises), qui est compatible avec des stratégies idéologiques moins sophistiquées (qu’on pense à l’émission de Sky-tv appelée Herat-Italia, sans oublier qui est Murdoch, le milliardaire sioniste [2] patron de Sky).


4. Selon le modèle médiatique publicitaire étasunien, les guerres sont aujourd’hui « vendues » à ce qu’on appelle l’« opinion publique » sous forme personnalisée, à travers la personnalisation diabolique et démoniaque du « Dictateur Sanguinaire ». Ici le scénario se répète. En 1999, le sanguinaire dictateur était le serbe Milosevic (rebaptisé Hitlerovic sur une couverture obscène de l’Espresso, le navire amiral du groupe Scalfari-De Benedetti) ; en 2003 c’était Saddam Hussein et maintenant en 2011 le dictateur sanguinaire est Kadhafi. Ce retour personnalisé du dictateur sanguinaire doit faire réfléchir. Tout cela est certes lié au medium télévisuel qui requiert des icônes facilement reconnaissables, mais ça ne suffit pas.


Le dictateur sanguinaire est aussi une métamorphose dégénérative extrême de l’imaginaire antifasciste de la seconde guerre mondiale. L’imaginaire antifasciste partait certes de la triade diabolique personnifiée par les trois grands dictateurs (dans l’ordre de mauvaiseté : Hitler, Mussolini et Franco), mais ne se limitait pas du tout à cette dernière, car s’y ajoutaient le socialisme, le communisme, la lutte contre le colonialisme, contre le racisme, l’impérialisme, et cætera. Après la catastrophe des années 1989-1991 et la victoire tennistique [3] dans les cercles universitaires du paradigme du Totalitarisme de Hannah Arendt, tous ces éléments ont été balayés, et n’est resté que le stéréotype du dictateur sanguinaire, si possible avec ses villas aux robinets en or et les vasques de jacuzzi recouvertes de peau humaine (de vierges généralement violées au préalable par le « dictateur » et/ou ses « sbires »… NdT).


Ceci pourrait en partie expliquer comment la culture de « gauche » s’est totalement rendue au modèle du dictateur sanguinaire. Même Samir Amin (cf. il manifesto du 31 août 2011), tout en condamnant l’intervention OTAN et en diagnostiquant précisément les raisons « impérialistes » de la guerre en Libye, ressent le besoin de s’acharner sur le vaincu en qualifiant Kadhafi de « bouffon ». Je suis opposé à l’acharnement sur les vaincus, fut-ce avec des motivations pseudo marxistes. Je n’éprouve aucun intérêt à corriger au crayon bleu les ingénuités du Livre Vert ou à sanctionner les indubitables éléments kitsch de son comportement. Kadhafi a été et est un grand patriote et un combattant anti-impérialiste, panarabe et panafricain, mille fois supérieur aux chiens et aux porcs qui lynchent les noirs et qui ont gagné exclusivement grâce aux bombardements de l’OTAN [4].


5. La honte de la culture de gauche à propos de la guerre de Libye a atteint un point quasiment difficile à décrire. Ils se sont tous faits stupidement duper par la rhétorique sur le « printemps arabe » sponsorisée par l’émir du Qatar et par Al Jazeera. Le fait est que cette « culture de gauche » (exemplaire est ici le journal il manifesto, dont Liberazione n’est qu’une variante syndicale) n’est plus désormais qu’une variante radicale de l’individualisme de gauche post soixante-huitard, sans aucun doute post-bourgeois, mais aussi et surtout ultra-capitaliste.


Dans cette honte s’est particulièrement distingué le trotskisme, dans toutes ses variantes (italiennes ; en France seul le POI a eu une autre analyse [5], NdT) [6] de Sinistra Critica au Partito Comunista dei Lavoratori (de Ferrando) au Partito di Alternativa Comunista (de Ricci) [7]. Tous ceux-ci ont mordu à l’hameçon de la superbe révolte des masses libyennes, qui, étant dépourvues cependant d’un bon parti révolutionnaire trotskiste, se sont vues « chipée » leur magnifique victoire par l’intervention de l’OTAN.


Ici, la couillonnade doctrinaire a célébré en solitude son plus grand triomphe. Les résidus dogmatiques du trotskisme veulent toujours une révolution « pure », purissime même, parce que si elle n’est pas pure elle est toujours bonapartiste, bureaucratique, « campiste » (« campista »  ? NdT) (Castro, Chavez, et cætera). Ces malchanceux me font penser à un frustré qui, ne pouvant pas avoir la plus belle femme du monde, la seule qu’il aurait voulu avoir, s’enferme dans la salle de bain pour se masturber en rêvant à cette Vénus idéale. Misérables ! L’OTAN, les sionistes et les USA massacrent un combattant anti-impérialiste, et ces idiots célèbrent la chute du dictateur sanguinaire !


6. Je ne m’en prends absolument pas à Napolitano et aux ex PCI (Parti Communiste Italien, NdT). Ils se sont bien recyclés, en 1956 ils étaient avec l’URSS et aujourd’hui, en 2011, ils sont avec les USA [8]. Comme je ne les ai jamais estimés auparavant, ils ne m’ont même pas déçus. Les seuls qui ont conservé une attitude honnête ont été les collaborateurs de L’Ernesto (aujourd’hui Marx XXI), mais ceux-là sont les mêmes qui par anti-berlusconisme veulent s’allier avec Bersani et Napolitano, c’est-à-dire avec ceux qui bombardent la Libye. Qu’ils l’expliquent à leurs militants, et s’ils y arrivent on pourra en conclure que leurs militants ne sont pas des militants mais des mirlitants (traduction du jeu de mots un peu forcée en français, pour « militonti », NdT).


Le véritable problème est de faire des hypothèses sur les dits « printemps arabes ». Comme l’a dit très justement Zygmunt Bauman dans une interview à La Stampa, la chose intéressante sera l’été arabe, parce que le printemps est déjà passé. Nous sommes pour le moment dans le domaine des hypothèses. Je crois que d’une certaine façon le 2001 arabe est, vingt ans après, le correspondant du 1991 soviétique. Le 1991 soviétique fermait le cycle des révolutions communistes du 20ème siècle dans leur aspect de révolutions ouvrières et prolétaires (bureaucratiquement dégénérées ou pas, c’est une autre histoire), à travers une majestueuse contre-révolution restauratrice des nouvelles classes moyennes qui avaient grandi à l’intérieur même de l’appareil formellement « communiste » [9]. Le 2011 arabe referme le cycle des révolutions nationalistes arabes qui s’est déroulé à partir de 1945 (nassérisme égyptien, kadhafisme libyen, baathisme irakien et syrien, etc.), dans lesquelles les nouvelles classes bourgeoises favorisées justement par le despotisme [10], de parti et militaire, précédent se sont autonomisées, et cherchent un rapport direct et non militairement médiatisé avec la grande globalisation financière capitaliste.


Je me trompe ? Je suis trop pessimiste ? L’avenir nous le dira rapidement.



C. Preve est philosophe et historien de la philosophie.


Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio.


Ce texte indique à quel point même un anti-stalinien déclaré se voit contraint de prendre acte du rôle contre-révolutionnaire souvent joué par les trotskistes.

Je diffuse cette traduction avec les commentaires -en forme de notes en fin de texte, ci-dessous- d’Annie Lacroix-Riz, que j’ai sollicitée pour cette diffusion et que je remercie vivement pour ses mises au point historiographiques :

1. Je préfèrerais impérialiste, parce que 1° l’impérialisme ne se borne pas au sionisme, qui lui rend service depuis quelques décennies (il couve aussi des Etats qui se déclarent anti-sionistes, notamment dans le but de se faire supporter de leurs peuples respectifs, qui les rejettent) ; 2° cette omission de l’essentiel accrédite le soupçon ou la certitude que les anti-sionistes sont antisémites.

2. Même remarque que supra.

3. ??

4. Excellent ! Mais il ne s’agit pas seulement de refus d’acharnement contre les vaincus : la lutte anti-impérialiste requiert de mettre de côté la question des régimes des agressés : l’exemple a été donné par le jeune PCF (ou SFIC) à l’époque de la guerre du Rif, et de défense du féodal Abd-el-Krim, et il me paraît de ce point de vue définitif. Oui, Abd-el-Krim était un féodal, qui s’est d’ailleurs résigné au rôle de dépendant de la France, mais il était politiquement juste de le défendre contre le colonialisme espagnol et français. On ne fait pas de l’histoire scientifique en desservant les assaillis au moment de l’assaut impérialiste contre eux.

5. Mais les trotskistes mènent une bourre épouvantable en faveur des guerres impérialistes sur les listes électroniques universitaires.

6. Summum de la confusion : le problème est que les communistes de 1956 sont devenus des soutiens de l’impérialisme dans les décennies qui ont suivi. L’histoire scientifique devra étudier comment et selon quelles étapes. Les pistes en ont déjà été sérieusement tracées (du point de vue archivistique) avec l’action des Etats-Unis – aidés très efficacement par le Vatican ‑ dans l’Europe orientale depuis 1945.

7. Très incomplet : muet sur le vrai artisan de la victoire, l’impérialisme, étasunien en tête, qui a « chauffé » et acheté depuis 1945 et surtout 1953 les candidats à la succession de Toukhatchevski, disposé à céder l’Ukraine au Reich comme prix de la liquidation du régime des Soviets. Mais le Reich avant-guerre a raté son coup ; les Etats-Unis l’ont réussi.

8. Argumentaire intéressant, mais qui annihile le principe fixé supra de ne pas « cracher » sur le régime libyen en proie à l’agression.

Annie Lacroix-Riz, professeur émérite d’histoire contemporaine et toujours chercheuse.

Le Pecq, 11 septembre 2011.

 

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