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Afrique Asie - juillet 2010


Crise En créant la monnaie commune avant d’avoir créé l’Europe politique, économique et
sociale, l’Union européenne a mis la charrue avant les boeufs.

L'impossible gestion de l'euro
par Samir Amin

Il n’y a pas de monnaie sans État. Ensemble, État et monnaie constituent dans le capitalisme le moyen de la gestion de l’intérêt général du capital, transcendant
les intérêts particuliers des segments du capital en concurrence. La dogmatique en cours imaginant un capitalisme géré par le « marché », voire sans État (réduit à ses fonctions minimales de gardien de l’ordre), ne repose ni sur une lecture sérieuse de l’histoire du capitalisme réel, ni sur une théorie à prétention « scientifique » capable de démontrer que la gestion par le marché produit – même tendanciellement – un équilibre quelconque (a fortiori
« optimal »).

Une région profondément inégale
Or, l’euro a été créé en l’absence d’un État européen, substitut aux États nationaux, dont les fonctions essentielles de gestionnaires des intérêts généraux du capital étaient
elles-mêmes en voie d’abolition. Le dogme d’une monnaie « indépendante » de l’État exprime cette absurdité. « L’Europe » politique n’existe pas. En dépit de l’imaginaire naïf appelant à dépasser le principe de la souveraineté, les États nationaux demeurent seuls légitimes. Il n’y a pas de maturité politique qui ferait accepter, par le peuple d’une quelconque des nations historiques dont l’Europe est constituée, le résultat d’un « vote européen ». On peut le souhaiter ; il reste qu’il faudra attendre encore longtemps pour qu’une légitimité européenne émerge.
L’Europe économique et sociale n’existe pas d’avantage. Une Europe de vingt-cinq ou trente États reste une région profondément inégale dans son développement capitaliste. Les groupes oligopolistiques qui contrôlent désormais l’ensemble de l’économie (et au-delà la politique courante et la culture politique) de la région sont des groupes qui ont une «nationalité » déterminée par celle de leurs dirigeants majeurs. Ce sont des groupes qui sont principalement britanniques, allemands, français, accessoirement néerlandais, suédois, espagnols, italiens. L’Europe de l’Est et en partie celle du Sud sont dans un rapport à l’Europe du Nord-Ouest et du Centre analogue à celui qui commande dans les Amériques
la relation entre l’Amérique latine et les États-Unis. L’Europe n’est guère dans ces conditions qu’un marché commun, voire unique, faisant lui-même partie du marché global du capitalisme tardif des oligopoles généralisés, mondialisés et financiarisés. L’Europe est, de ce point de vue, ai-je écrit, la « région la plus mondialisée » du système global. De cette réalité, renforcée par l’impossible Europe politique, découle une diversité des niveaux de salaires réels, des systèmes de solidarité sociale et des fiscalités qui ne peut être abolie dans le cadre des institutions européennestelles qu’elles sont.
La création de l’euro a donc mis la charrue avant les boeufs. Les politiciens qui en ont décidé ainsi l’ont d’ailleurs parfois avoué, en prétendant que l’opération contraindrait « l’Europe » à inventer son État transnational, replaçant par là même les boeufs devant la charrue. Ce miracle n’a pas eu lieu ; et tout laisse entendre qu’il n’aura pas lieu. J’avais eu l’occasion, dès la fin des années 1990, d’exprimer mes doutes sur cette manoeuvre. L’expression (« placer la charrue avant les boeufs ») qui fut la mienne a été récemment reprise par un haut responsable de la création de l’euro, lequel, en l’occurrence, m’avait fait part de sa certitude que mon jugement était pessimiste sans raison.
Un système absurde de ce genre ne pouvait donner l’apparence de fonctionner sans grave accroc que tant que la conjoncture générale demeurait facile et favorable, ai-je écrit. Il fallait donc s’attendre à ce qui est arrivé : dès lors qu’une « crise » (fût-elle dans un premier temps d’apparence financière) frappait le système, la gestion de l’euro devait s’avérer impossible, incapable de permettre des réponses cohérentes et efficaces.

« Serpent monétaire européen »
La crise en cours est appelée à durer, voire à s’approfondir. Ses effets sont différents, et souvent inégaux, d’un pays européen à l’autre.
Les réponses sociales et politiques aux défis qu’ils constituent pour les classes populaires, les classes moyennes, les systèmes de pouvoirs politiques, sont et seront de ce fait différentes d’un pays à l’autre. La gestion de ces conflits appelés à se développer est impossible en l’absence d’un État européen, réel et légitime ; et l’instrument monétaire de cette gestion n’existe pas.
Les réponses données par les institutions européennes (Banque centrale européenne incluse) à la « crise » (grecque entre autre) sont donc absurdes et appelées à faire faillite. Ces réponses se résument en un seul terme : austérité partout, pour tous, et sont analogues aux réponses données par les gouvernements en place en 1929-1930. Or, de la même manière que les réponses des années 1930 ont aggravé la crise réelle, celles préconisées aujourd’hui par Bruxelles produiront le même résultat.
Ce qu’il aurait été possible de faire au cours des années 1990 aurait dû être défini dans le cadre de la mise en place d’un « serpent monétaire européen ». Chaque nation européenne,
demeurée de fait souveraine, aurait donc géré son économie et sa monnaie selon ses possibilités et ses besoins, même limités par l’ouverture commerciale (le marché commun). L’interdépendance aurait été institutionnalisée par le serpent monétaire : les monnaies nationales auraient été échangées à taux fixes (ou relativement fixes), révisés de temps à autre par des ajustements négociés (dévaluations ou réévaluations). Une perspective – longue – d’un « durcissement du serpent » (préparant peut-être l’adoption d’une monnaie commune) aurait alors été ouverte. Le progrès dans cette direction aurait été mesuré par la convergence – lente, progressive – de l’efficacité des systèmes de production, des salaires réels et des avantages sociaux. Autrement dit, le serpent aurait facilité – et non handicapé – une progression possible par convergence vers le haut. Celle-ci aurait exigé des politiques nationales différenciées se donnant ces objectifs, et les moyens de ces politiques, entre autres le contrôle des flux financiers, lequel implique le refus de l’absurde intégration financière dérégulée et sans frontières.

Système absurde
La crise de l’euro en cours pourrait fournir l’occasion d’abandonner le système absurde de gestion de cette  onnaie illusoire et la mise en place d’un serpent monétaire européen en consonance avec les possibilités réelles des pays concernés.
La Grèce et l’Espagne pourraient amorcer le mouvement en décidant, d’une part, de sortir («provisoirement») de l’euro ; d’autre part, de dévaluer ; enfin, d’instaurer le contrôle des changes, au moins en ce qui concerne les flux financiers. Ces pays seraient alors en position de force pour négocier véritablement le rééchelonnement de leurs dettes, après audit, répudiation des dettes associées à des opérations de corruption ou de spéculation
(auxquelles les oligopoles étrangers ont participé et dont ils ont même tiré de beaux bénéfices !). L’exemple, j’en suis persuadé, ferait école. Malheureusement, la probabilité d’une sortie de crise par ces moyens est probablement proche de zéro. Car le choix de la gestion de l’euro «indépendant des États» et le respect sacrosaint de la « loi des marchés financiers » ne sont pas les produits d’une pensée théorique absurde. Ils conviennent parfaitement au maintien des oligopoles aux postes de commande. Ils constituent des pièces de la construction
européenne d’ensemble, conçue elle-même exclusivement et intégralement pour rendre impossible la remise en cause du pouvoir économique et politique exercé par ces oligopoles, à leur seul bénéfice.

Vers une Europe de gauche ?
Dans un article publié sur de nombreux sites web, intitulé « Open letter by G. Papandréou to A. Merkel», les auteurs grecs de cette lettre imaginaire comparent l’arrogance de  l’Allemagne d’hier et d’aujourd’hui. Par deux fois au XXIe siècle, les classes dirigeantes de ce pays ont poursuivi le projet chimérique de façonner l’Europe par des moyens militaires, chaque fois surestimés. Leur objectif de leadership d’une Europe conçue comme « une zone mark » n’est-il pas à son tour fondé sur une surestimation de la supériorité de l’économie allemande, en fait relative et fragile ? Une sortie de la crise ne serait possible que si, et dans la mesure où, une gauche radicale osait prendre l’initiative politique de la constitution de blocs historiques alternatifs anti-oligarchiques. L’Europe sera de gauche ou ne sera pas, ai-je écrit. Le ralliement des gauches électorales européennes à l’idée que « l’Europe telle qu’elle est vaut mieux que pas d’Europe » ne permet pas de sortir de l’impasse, ce qui exige la déconstruction des institutions et des traités européens. À défaut, donc, le système de l’euro, et derrière lui celui de l’Europe tel qu’il est, s’enfoncera dans un chaos dont l’issue est imprévisible. Tous les scénarios peuvent alors être imaginés, y compris celui qu’on prétend vouloir éviter, de la renaissance de projets d’ultra-droite. Dans ces conditions, pour les États-Unis, la survie d’une Union européenne parfaitement impuissante ou son éclatement ne changent pas grand-chose. L’idée d’une Europe unie et puissante contraignant Washington à
tenir compte de ses points de vue et de ses intérêts relève de l’illusion.