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Traite et esclavage


Afrique-Asie, juillet-
août 2009


Des millions de gens, sans nom ni visage, objets ou outils, viande à baston corvéable à merci, ont longtemps été refoulés à la dernière case de la conscience des bien-pensants. Les hommes naissent libres et égaux en droit ? Chimère : les hommes naissent, tout le reste n'est que lutte et sacrifice !
Détailler l'esclavage – dont le lourd héritage fait encore des ravages, décrire les terribles étapes de cette tragédie (capture, convoyage, déracinement, embarquement, voyage, débarquement, vente, sujétion, humiliations), évoquer les irrépressibles révoltes contre ces conditions inhumaines sont autant de gestes nécessaires qui n'ont d'ailleurs que trop tardé. Ils constituent un devoir de mémoire, un enseignement et une mise en garde contre l'exploitation humaine qui, encore aujourd'hui, fait fi de la souffrance des hommes.
Dans les pages qui suivent, nous avons tenté de comprendre le pourquoi et le comment, et de découvrir les bénéficiaires de cette ignominie. Marcel Dorigny a été notre guide, lui qui maîtrise les paramètres qualitatifs et quantitatifs de cette tragédie. Mettant en parallèle diverses formes d'esclavage, comparant les comportements selon les lieux et les circonstances, il fait ressortir la singularité de la traite coloniale, parle de ses enjeux financiers et économiques colossaux.
Les abolitionnistes? Pour la plupart des colonialistes qui anticipaient l'avenir, note-t-il justement. Le survol d'ouvrages traitant du sujet sous plusieurs angles et le rappel des pratiques modernes d'assujettissement enrichissent ce dossier.
Pourtant, si profonde que soit la tragédie, l'âme humaine affirme sa présence et transcende sa condition. C'est bien la musique née de cette souffrance qui la première a percé l'indifférence des hommes. Ce sont ses rythmes envoûtants qui depuis un siècle ont conquis le monde, affirmant, avec fracas, que les esclaves étaient non seulement des hommes, mais aussi de grands artistes.


Traite et esclavage transatlantiques Au fil de sa riche carrière universitaire, Marcel Dorigny a acquis une profonde connaissance de l'esclavage qui lui a permis d'explorer et de déchiffrer ce monde complexe et hiérarchisé. La simplicité et la clarté de sa présentation plonge au coeur de ce drame pluriséculaire, dont il révèle la terrible logique


L'esclavage : une implacable mécanique

Propos recueillis par Augusta Conchiglia, Majed Nehmé et Habib Tawa


Dans le long entretien qu'il nous a accordé, Marcel Dorigny démonte la mécanique qui a précipité des millions d'Africains dans un voyage sans retour de l'autre côté de l'Atlantique.
Beaucoup sont morts en route, les autres ont survécu, englués dans une vie d'asservissement et de misères, morales et matérielles, ponctuée parfois de révoltes. Quelles étaient les motivations des esclavagistes? Leurs justifications morales? A quels besoins économiques répondait la traite? Quels en furent les paramètres financiers ? Comment était organisée la société autour de l'esclavage ? Quelle fut la réponse des esclaves à cette oppression? Dans quelle perspective se situaient les abolitionnistes qui en sont venus à bout? Ces questions que tout le monde se pose sont abordées dans ce débat. Mais pour mieux caractériser l'esclavage, Marcel Dorigny a aussi illustré en contrepoint ce qu'il était ou ne pouvait pas être, aussi bien dans ce Nouveau Monde qu'il a contribué à édifier que dans d'autres sociétés. Par contraste, il nous révèle l'épouvantable singularité de l'esclavage aux Amériques, les besoins qui lui ont donné naissance et les mutations qu'il a provoquées et subies. Sans avoir la prétention de tout comprendre après un tel échange, il est certain qu'un meilleur éclairage est apporté à cette colossale transplantation. Elle marque encore l'ensemble des sociétés américaines et africaines tandis que les surplus qu'elle a permis d'accumuler ont propulsé l'Europe au faîte de la puissance.


•    Pourquoi les Européens ont-ils importé des esclaves africains dans les colonies d'Amérique et de l'océan Indien et n'en ont-ils pas fait venir en Europe?

Non, les Portugais ont commencé la traite négrière dans leur propre pays. Au cours du xve siècle, ils ramènent des esclaves d'Afrique au Portugal bien avant la découverte de l'Amérique. Ils cherchent alors un passage vers l'Inde. Ils s'installent à Madère, aux Canaries, au Cap-Vert, à Sao Tomé et là ils font de la traite. Ils font travailler les esclaves africains dans la domesticité au Portugal, notamment à Lisbonne et dans les villes, mais aussi dans ce qui était encore l'Espagne musulmane. C'était la fin de la Reconquête. À Cadix, à Séville et jusqu'à Grenade, des esclaves africains étaient importés et vendus par des marchands portugais. Donc l'esclavage africain a existé en Europe du Sud. Plus tard, on va le retrouver en Sicile, à Chypre et dans la Méditerranée orientale pendant très longtemps. Ces esclaves étaient aussi au service des Portugais dans leurs premières colonies, ces îles au large de l'Afrique que nous venons d'évoquer. Au Portugal; les esclaves sont en majorité des femmes. On les retrouve comme domestiques de maison et dans les travaux agricoles. À la fin du xv° siècle, 30 % de la population de Lisbonne était noire, d'où un fond de métissage qui persiste jusqu'à nos jours. Pas d'esclavage en Frannce métropolitaine. Pour le reste de l'Europe, l'esclavage était interdit dans les deux grandes nations maritimes, l'Angleterre et la France. La loi ne prévoit pas la légalité de l'esclavage. Il n'y a pas d'esclaves dans ces deux pays. La doctrine de la monarchie française est: «.La terre de France rend libre.» En conséquence, tout esclave qui met le pied sur le sol français est libre. Cela se traduit au xvitte siècle — quand la France avait beaucoup d'esclaves dans ses colonies et de nombreux colons, surtout à Saint-Domingue — par une situation presque ingérable quand les maîtres viennent en métropole pour leurs affaires. Ils vivent entre les colonies et la France et disposent d'hôtels particuliers à Bordeaux, à La Rochelle, à Paris ou à Versailles. Ce sont des colons non résidents, avec des intendants qui gèrent leurs intérêts dans les colonies. Ils arrivent avec leurs serviteurs qui sont des esclaves. Mais dès que ces esclaves mettent les pieds en France, ils deviennent des domestiques. Aux yeux de la loi, ils ont la possibilité de quitter leurs maîtres et rien ne peut les retenir. De nombreuses procédures judiciaires intentées par les colons pour récupérer les esclaves qui les ont quittés tournent presque toujours au désavantage des propriétaires. C'est en particulier le cas dans la généralité de Paris qui couvrait les deux tiers du royaume et ne reconnaissait jamais l'esclavage. À Bordeaux, on pouvait discuter. L'influence des armateurs et des négriers, en relation avec 1es'coionies, y était beaucoup plus grande. Les maîtres y trouvaient plus de complaisance.
En quittant la France, ces domestiques redevenaient esclaves. Ceux qui avaient échappé à leur maître devenaient artisans ou domestiques, se mariaient et s'installaient. Cette importante présence de plusieurs milliers de Noirs au xv siècle est pour l'essentiel formée d'esclaves nés dans les colonies, très peu d'entre eux venant directement d'Afrique. S'y ajoutent des Noirs libres débarqués des colonies. Conséquence: au XVIII siècle, une vaste jurisprudence tente de limiter, puis d'interdire l'entrée des gens de couleur (Noirs ou mulâtres) en France. L'ordonnance royale de 1781 stipule notamment que les maîtres doivent laisser leurs esclaves en entrepôt au port d'arrivée, moyennant paiement d'une pension durant leur séjour. En pratique, cela est contraire aux motifs pour lesquels ils les amènent avec eux (disposer de serviteurs). Cette tentative a donc été inopérante. Napoléon a repris cette politique, avec aussi peu de résultats.

•    Qu'est-il advenu des esclaves de la région méditerranéenne?


La même question peut être posée pour les esclaves de l'empire arabe. Des millions d'esclaves africains ont été vendus dans l'empire arabe et on n'en voit pas de descendance. Il faut savoir qu'il existe un très fort métissage au Portugal qui ne provient pas des colonies du xxe siècle, mais de la lointaine pratique de l'esclavage. Une partie de la population portugaise a un héritage africain absolument perceptible, qui n'existe pas dans le reste de l'Europe. Le Portugal est la porte de l'Afrique pour l'Europe. Cela continue aujourd'hui. De nombreux ressortissants du Cap-Vert, du Mozambique, de l'Angola ou du Brésil, ancienne terre de l'esclavage portugais, s'installent au Portugal. Un métissage a existé, mais il n'y a pas de peuplement comparable à celui des Antilles. Ailleurs en Méditerranée, les esclaves se sont dilués dans la société.

•    Y a-t-il un rapport entre cette présence africaine et la tête de Noir présente sur les armoiries de la Corse?


C'est une question récurrente. J'en ignore la raison. La Méditerranée orientale a connu l'esclavage soit avec les Arabes, soit avec les Africains vendus par les Portugais, les Vénitiens ou les Génois. De toute façon l'image d'un Noir ne signifie pas qu'il s'agisse nécessairement d'un esclave. À ma connaissance il n'y a pas eu d'esclavage en Corse. J'ajoute que Napoléon a déporté plusieurs centaines de Noirs révoltés de Saint-Domingue et de Guadeloupe dans cette île, où ils étaient assignés à résidence. On ignore ce qu'ils sont devenus. Ils sont demeurés dans l'île ety ont exécuté des travaux de force très durs. Il n'y a pas de trace de leur descendance.

•    Certains intellectuels occidentaux rappellent le cas de l'esclavage qui a sévi dans les pays arabes et musulmans et qui parfois s'y cache encore. Dans votre entretien au Monde, vous dites qu'il n'est pas comparable à l'esclavage transatlantique. Est-ce l'aspect quasi industriel de ce dernier qui le distingue?


Il ne s'agit pas de porter un jugement de valeur pour graduer la traite. Nous ne disposons pas de chiffres fiables sur la longue durée pour mesurer la traite arabe. Il n'y a pas les mêmes archives qu'en Angleterre, en France, en Espagne ou au Portugal, où la traite négrière a été enregistrée, comptabilisée, fiscalisée, ce qui permet de la mesurer de façon très précise, année par année. Pour la traite arabe, on n'a pas ces mêmes chiffres ; on a parfois des indications chiffrées sur une dizaine ou une vingtaine d'années. Multiplier ces statistiques ponctuelles par le nombre d'années concernées par cette traite n'a pas de sens. Ce n'est pas représentatif. D'où la difficulté de mesurer. En plus cette traite a duré beaucoup plus longtemps. Elle commence au V siècle et se poursuit au moins jusqu'à la fin du XIX siècle ou au début du XX siècle, à grande échelle. Sans vouloir être polémique, elle existe encore aujourd'hui sous diverses formes: elle continue à petite échelle en Mauritanie, au Soudan et vers l'Arabie Saoudite. C'est une traite qui s'étale sur quatorze siècles.

Singularité de la traite atlantique
Rien à voir avec la traite atlantique dont la phase d'intensité maximale est concentrée sur un siècle et demi, entre la fin du XVII siècle et les premières décennies du XIX siècle. Elle commence certes tôt (dès 1503) et finit plus tard (en 1863), mais son intensité maximale a lieu dans un temps très court. En 120 à 130 ans, 90 % des esclaves d'Afrique sont déportés, d'où l'effet de masse produit : entre 1763 et 1793, la traite atlantique a transporté entre 60 000 et 90 000 captifs chaque année ; le point culminant est atteint en 1829 avec plus de 100000 captifs déportés en cette seule année. Aucune autre traite négrière n'a connu une telle cadence. Il y a aussi la destination et l'usage de ces esclaves, qui sont absorbés pour l'essentiel par la monoculture de la canne à sucre. Il existe un lien entre l'expansion de la culture de la canne à sucre et l'arrivée en grand nombre des esclaves à Saint-Domingue ou à Cuba notamment. Sans canne à sucre, l'usage des esclaves est limité à une petite échelle, soit pour la domesticité, soit pour la culture du café ou de l'indigo.
Dans le monde arabe, les esclaves étaient affectés à la domesticité, aux harems, ce qui posait la question de la disparition de leur descendance ou étaient transformés en eunuques. Le seul exemple qui se rapproche du cas américain se situe à l'époque abbasside, lorsque les esclaves noirs du Bas-Irak, les Zenj, qui étaient affectés à la culture de vastes latifundia, se sont insurgés au lX siècle. Leur énorme révolte a mobilisé des armées. Ce sont les Spartacus du monde arabe.
En dehors de ce cas, on ne sait pas grand-chose, ces populations étaient très dispersées. Les spécialistes du monde arabe affirment que les relations entre esclaves noirs et femmes arabes étaient absolument interdites. L'interdiction signifie-t-il qu'elles n'existaient pas? Quand on lit le Code noir [qui régissait le statut des esclaves dans l'Amérique française], les relations sont interdites entre maîtres et femmes esclaves, et pourtant il y a des mulâtres partout ! En sens inverse, les hommes arabes pouvaient disposer à leur guise des femmes noires qu'ils possédaient. Une situation comparable existait dans les Amériques. Les concubines noires des colons blancs étaient affichées avec ostentation, y compris dans les églises. Cet étalage manifestait la puissance de leur maître. Au contraire, une Blanche qui aurait eu des rapports avec un Noir créait un scandale. Elle était ostracisée et généralement expulsée de la colonie, bien que la chose n'ait pas été formellement interdite. Les Espagnols semblent avoir été plus tolérants à cet égard.

•    Comment s'est achevée la révolte des Zenj?


Écrasée dans le sang comme toutes les révoltes de cette espèce. Historiquement, la seule révolte d'esclaves qui ait réussi est celle de Saint-Domingue, entre 1791 et 1803.

•    Pourquoi les marchands d'esclaves européens ne se sont-ils pas aussi fournis au Maghreb?
N'avaient-ils pas aussi capturé des esclaves originaires de cette région?


D'abord parce que c'est surtout la piraterie barbaresque qui enlevait des esclaves européens. Le sommet de son activité se situe au xv siècle. Mais cette situation n'est pas comparable à la traite des Noirs. Lorsqu'en 1830 les Français sont entrés à Alger, influencés par la propagande anti-algéroise, ils s'attendaient à y trouver des milliers d'esclaves européens. Il y en avait à peine 200. Il faut aussi observer que les esclaves retenus en Afrique du Nord n'étaient pas dans la même situation que les Noirs des Amériques, pour lesquels le voyage était sans retour. Il a toujours existé des communications entre les deux rives de la Méditerranée, qui permettaient aux hommes et aux informations de circuler. Les esclaves européens pouvaient être rachetés ou échangés.

•    L'interdiction d'asservir les Indiens d'Amérique a été la conséquence de la campagne menée par le Dominicain Bartolomeo de Las Casas contre leur mise en esclavage. Il craignait de les voir disparaître. Malheureusement, pour pallier ce manque de main-d'œuvre, des Noirs furent arrachés à l'Afrique. En plus des raisons morales évoquées par Las Casas, d'autres facteurs sont-ils intervenus pour parvenir à cette interdiction?


Il faut rappeler que dans les Grandes Antilles (Cuba, Saint-Domingue, Porto Rico et Jamaïque), la population amérindienne a été totalement exterminée dans les trente années qui ont suivi l'arrivée des Espagnols. Les Arawaks et les Taïnos y ont entièrement disparu. Le peuplement ne pouvait donc se faire que de l'extérieur. Un essai de repeuplement avec les Blancs n'ayant pas réussi, l'esclavage des Noirs était donc la seule solution pour y parvenir, indépendamment de toute considération morale. Bartolomeo de Las Casas, qui avait été évêque du Chiapas, sur le continent, savait ce qui s'était passé dans les îles. Décidé à arrêter la destruction des Amérindiens, il demanda l'appui du légat du pape pour faire reconnaître leur humanité. Le pape ayant tranché en sa faveur, on convint qu'ils avaient donc une âme. Mais reconnaître l'humanité des Indiens ne signifie pas contester celle des Noirs, puisque dans la tradition biblique ces derniers ils sont les descendants de Cham, le troisième fils de Noé. On se trouve en présence d'une absurdité du point de vue théologique: pouvoir réduire les seconds en esclavage et pas les premiers. Par la suite, les Indiens ne furent-plus réduits en esclavage dans l'Amérique catholique, ce qui n'empêcha pas leur mise au travail forcé (dans les mines surtout) et leur statut d'infériorité juridique. Il en alla différemment dans l'Amérique protestante. Il existait des esclaves indiens aux États-Unis, bien qu'en moindre proportion que les Noirs.
L'abbé Grégoire a démontré, à l'extrême fin du XVIII siècle, que Las Casas n'était pas responsable de la mise en œuvre de l'esclavage des Noirs, par substitution. Aujourd'hui on est plus nuancé, car il s'avère qu'il avait cautionné l'expédition de deux convois d'esclaves vers l'Amérique, puis, au vu des résultats catastrophiques, il changea d'avis. Pour sa part, l'Église a cautionné la traite, sous prétexte qu'elle permettait la conversion de païens. Les maîtres étaient en effet tenus de convertir leurs esclaves.

Noirs et Amérindiens
Cependant la situation des Indiens, sur les hauts plateaux, s'apparentait par certains aspects à celle des esclaves noirs, qui étaient surtout présents dans les régions littorales. Le travail forcé dans les mines, la mita, et les corvées diverses, les enconmiendas, assujettissaient les Indiens à de lourdes tâches. Cela étant, de sérieuses différences juridiques distinguaient le statut des esclaves de celui des Indiens. Ces derniers disposaient du droit de propriété, de celui d'hériter, ils pouvaient témoigner au tribunal, etc., même s'ils restent liés à la terre. En revanche, les esclaves étaient considérés comme des marchandises, ne possédant rien, pas même du droit de disposer de leurs enfants, ni de témoigner. En pratique les Noirs et les Indiens étaient instrumentalisés au service de la colonisation selon une répartition géographique complémentaire qui s'est perpétuée. Pour citer un exemple, en Colombie, le port de Carthagène est typiquement antillais avec une forte population noire, alors que les Indiens vivent à l'intérieur des terres.
Parmi les esclaves existaient des différences de statuts, selon qu'ils étaient domestiques, qu'ils travaillaient dans les champs ou qu'ils disposaient de talents particuliers (artisans ou spécialistes dans une activité singulière). Ce dernier cas ne concernait généralement que les descendants d'esclaves. Ces esclaves créoles, nés sur les plantations et donc de deuxième génération, se distinguaient des bossai, esclaves de première génération, bruts de décoffrage.    -
L'Autobiographie d'une esclave, par Hannah Crafts, traduite de l'anglais et publiée en français chez Payot en 2003, est révélatrice. Elle est très différente des autres récits de vie d'esclaves que nous connaissons. Ceux-ci, publiés par les abolitionnistes au profit de leur cause, ont souvent été sollicités, reformulés et peaufinés en fonction de leurs objectifs, et parfois même rédigés, par des Blancs, comme La Case de l'oncle Tom. En revanche le texte de Hannah Crafts, dont le manuscrit date du début des années 1850, a été découvert en 2001 par hasard. Elle l'avait écrit pour elle-même et n'a pas cherché à le publier. C'est le seul recueil dont nous disposons du manuscrit original, avec ses fautes d'orthographe, qui témoigne, du dedans et sans apprêt, de la vie des esclaves et des différences entre eux. Hannah Crafts y exprime par exemple le mépris que certains esclaves occupant des fonctions plus élevées avaient de leurs semblables attachés à des tâches rudes. Elle raconte en particulier l'horreur qu'elle a ressentie lorsque ses maîtres pour la punir la renvoyèrent parmi ces travailleurs de force.

•    Quel a été l'effet économique du travail des esclaves sur l'enrichissement des puissances occidentales et dans la formation du capitalisme industriel?


La thèse classique d'inspiration marxiste d'Eric-Williams, Capitalisme et esclavage, parue en 1964 et traduite en français pour la première fois en 1968, affirme que l'accumulation de capital fourni par la traite et le travail des esclaves a permis le décollage de l'économie capitaliste. Elle a été très fortement contestée par des historiens qui ont étudié en détail le circuit de l'argent ainsi accumulé. Ils ont constaté que celui-ci était réinvesti dans des activités futiles, sans rentabilité économique, ou du moins en dehors des secteurs moteurs de la révolution industrielle naissante, à la fin du XVIII siècle et au début du XIX siècle: châteaux, meubles, bijoux, terres, donc jamais dans l'industrialisation de l'Europe.
En réalité, ces historiens n'ont pas examiné les circuits secondaires induits par cette activité qui a pourtant largement contribué à l'essor manufacturier et financier de l'Europe.

Le circuit de l'argent
Il faut rappeler que les négriers ont acheté les esclaves à des rois africains avec des produits manufacturés, et non avec des métaux monnayés. Ces marchandises ont été fabriquées en Europe, ce qui y a fait travailler des entreprises. Ces articles étaient de bonne qualité, contrairement à la tradition qui parle de verroterie. Les rois africains étaient exigeants. Il existe des cas où ils s'en sont pris aux négociants européens qui les avaient trompés lors de leur nouveau passage. Les articles fournis avaient même valeur d'usage des deux côtés, mais comme il s'agissait uniquement de produits de consommation, aucune richesse n'a été accumulée du côté africain. Étant donné que cet échange n'a pas donné lieu à un développement endogène en Afrique, l'arrêt de la traite a appauvri et désorganisé les États africains qui en vivaient. Ce même phénomène s'est produit pour les Espagnols. Ayant importé des biens de leurs colonies d'Amérique, surtout d'immenses quantités d'or et d'argent, sans les utiliser pour investir dans des moyens de production, mais au contraire pour importer des biens fabriqués en Europe du Nord (Pays-Bas, Angleterre...), ils se sont trouvés appauvris au bout du processus.

•    Vous touchez là du doigt l'action des souverains africains. Quelle responsabilité leur attribuez-vous, eux qui fournissaient aux négociants de la traite négrière de la chair humaine?


Effectivement les razzias effectuées par les négociants européens ont été limitées. Elles constituent moins de 5,% des esclaves emportés. Afin de conserver leur monopole, les chefs africains ne voulaient pas que les Européens pénètrent dans le continent et en bloquaient l'accès. Ce sont des rois africains qui ont razzié d'autres populations africaines pour le compte des marchands européens. Il n'y a pas eu de solidarité africaine pas plus qu'il n'y avait de solidarité européenne, comme le montrent les guerres qui ont ravagé ce dernier continent pendant des siècles. La couleur de la peau n'était pas une raison pour ne pas pratiquer la razzia et le commerce des captifs. Les rois africains ne vendaient pas des proches, mais des membres d'États rivaux ou concurrents.

•    Comment était financée la traite et quels en étaient les principaux financiers?

On en trouve de nombreuses traces dans les archives. Monter une expédition de traite négrière coûtait cher et donc nécessitait de gros investissements. Les sommes étaient collectées par des sociétés en commandites qui réunissaient plusieurs dizaines voire des centaines d'investisseurs qui en étaient actionnaires et étaient issus de tous les milieux sociaux. Une société en commandite était constituée, selon le cas, pour une ou de plusieurs expéditions. Il fallait acquérir les bateaux, rassembler les équipages, acheter les produits destinés à l'Afrique et attendre la rotation triangulaire pour récupérer sa mise accrue des bénéfices escomptés. Les risques inhérents à ces expéditions ont stimulé la création de sociétés d'assurances habituées à couvrir l'ensemble de ces opérations. Les principales places qui finançaient la traite étaient Paris, Londres et Amsterdam. À l'arrivée des nouveaux esclaves dans les colonies, les planteurs, qui en avaient besoin pour les travaux s ur les plantations, ne disposaient souvent pas de la somme nécessaire à leur achat. Ils étaient donc contraints de s'endetter en promettant de payer avec la récolte. Comme les propriétés dans les colonies n'étaient pas juridiquement saisissables et les colons souvent dépensiers, le remboursement de ces dettes causait souvent des problèmes entre milieux du commerce et colons.

Profits et abolitionnisme
Au terme du circuit triangulaire par lequel des productions européennes étaient fournies à des chefs africains contre des esclaves, puis ces esclaves cédés aux colons contre des productions agricoles qui à leur tour approvisionnaient l'Europe, se dégageait une valeur ajoutée maximale au profit da ce continent. Au coeur de ce système, les assurances maritimes étaient les grandes bénéficiaires. C'est en particulier le cas des Lloyd's de Londres.

    Pouvez-vous nous expliquer les motivations des abolitionnistes et les intérêts financiers en jeu?
Les abolitionnistes sont des « colonialistes » qui anticipaient l'avenir. Ils savaient que les anciennes colonies d'Amérique seraient tôt ou tard vouées à l'indépendance, et l'esclavage condamné à plus ou moins long terme. Il fallait donc trouver de nouvelles colonies à exploiter avec des travailleurs déjà sur place. De surcroît, la population de l'Afrique n'était pas illimitée. Si on voulait éviter de la dépeupler complètement, il fallait arrêter la traite et changer de comportement avec l'Afrique. Alors les Africains deviendraient des consommateurs: n'étaient-ils pas après tout des hommes comme nous ? Il fallait donc préparer la reconversion de l'ancienne pratique. C'est en particulier les milieux de la grande finance européenne et de l'assurance maritime qui ont été abolitionnistes, eux qui avaient jusqu'alors largement profité de la traite. Ainsi, par exemple, en était-il du banquier suisse Étienne Clavière, créateur de l'assurance-vie et ministre des Finances de la France à deux reprises, en 1792 et 1793. Il fut l'un des principaux fondateurs de la Société des amis des Noirs.
 
•    La Déclaration des droits de l'homme par la Révolution française concernait-elle les esclaves? L'abolitionnisme a-t-il servi en son temps de moyen de pression comme aujourd'hui l'idéologie Politique des droits de l'homme?

Lors de la proclamation des droits de l'homme, Rivarol avait affirmé que l'on pourrait désormais mettre les domestiques dans les maisons et que les esclaves dans les colonies pourraient « chasser les maîtres la Déclaration des droits à la main ». Tandis que, à l'opposé, Mirabeau prédisait aux représentants de Saint-Domingue qui avaient participé au vote sur la déclaration des droits de l'homme : « Vous avez voté la fin de l'esclavage chez vous, à moins que les esclaves ne soient pas des homes”.
Pour éviter de se trouver dans cette situation, on avait d'ailleurs ajouté un article spécial qui stipulait que les colonies françaises n'étaient pas soumises à cette déclaration. Ces deux exemples de 1789 montrent que, d'emblée, la force de la Déclaration des droits de l'homme, qui affirmait en son article I : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », remettait en cause de façon radicale la légitimité de l'esclavage. Pour éviter dc se trouver dans cette situation, un ultime article fut ajouté à la Constitution, mettant les colonies en dehors de son champ d'application. Il n'en reste pas moins que la question de l'esclavage a été posée publiquement par une Assemblée nationale française. Maintenir l'esclavage supposait désormais placer les colonies en dehors du droit commun pour leur appliquer un « droit particulier », parfaitement incompatible avec les Droits de l'homme.

Rôle de l'opinion publique
Quant au rôle de l'abolitionnisme eurorpéen et nord-américain dans le processus des abolitions de l'esclavage, il faut insister sur son importance. Certes – et personne aujourd'hui ne peut le nier–, les multiples formes de résistance des esclaves contre leur condition furent une des composantes essentielles de la crise de longue durée du système plantation-flaire esclavagiste ; mais, au sein des métropoles coloniales, la diffusion des thèmes anti-esclavagistes puis abolitionnistes contribua de façon déterminante aux décisions prises par les gouvernements qui furent amenés à prononcer l'abolition par des lois ou des décret nord-américaine, en popularisant une large information sur les conditions réelles de la traite, ses horreurs et son inhumanité, mais également sur l'esclavage lui-même et les multiples formes de violences infli¬gées aux esclaves. En Angleterre, il est certain que dès les années 1820 l'opinion était majoritairement hostile à l'escla¬vage, et l'on ne peut sous-estimer l'im¬pact du mouvement abolitionniste anglais – de loin le premier en Europe – dans cette prise de conscience. En France, si l'abolitionnisme fut moins implanté dans de larges couches populaires, il n'en fut pas pour moins un facteur décisif dans l'émergence d'une opinion hostile à l'esclavage. Il fut en quelque sorte une conscience morale dans le combat pour l'application des droits de l'homme à toutes les populations des colonies, de quelque couleur qu'elles fussent.

•     L'esclavage avait une fonction sociale. Peut-on dire que celle-ci se maintient dans les sociétés d'une autre façon et que des humains y sont surexploités comme l'étaient les esclaves?


C'est exact. La surexploitation que l'on observe dans certaines activités se substitue en maintes circonstances à l'esclavage juridiquement affirmé, ce qui est en principe impossible aujourd'hui, tous les États ayant signé la charte de l'Onu mettant l'esclavage hors la loi.

 
   Le gros de la traite a concerné le golfe de Guinée, jusqu'à l'Angola. Du coup, certains contestent le fait que le site de Gorée, au Sénégal, ait été un véritable point d'embarquement des esclaves. Qu'en pensez-vous?

    Effectivement, le port de Gorée a eu un rôle secondaire dans le nombre des esclaves convoyés, comparés à ceux qui partaient du golfe de Guinée. C'était cependant un point de départ parmi beaucoup d'autres, mais il est devenu un mythe touristique amplifié par l'imagination de celui qui en a longtemps été le responsable. Mais c'est un lieu qui permet la visualisation de la traite, alors que si vous allez à Mina au Ghana, ou à Ouidah au Bénin – pour prendre deux exemples forts parmi les grands points de départ des esclaves –, il ne reste plus, ou fort peu, de traces visibles de cette activité. Gorée est un ainsi devenu un lieu symbolique où se sont rendus de nombreux visiteurs, dont le pape et le président des États-Unis, et il me semble qu'il ne faut pas négliger les symboles de cette histoire trop longtemps ignorée, voire occultée. Si on estime que « l'exploitation » médiatique de Gorée est excessive, c'est aux historiens qu'il incombe de rétablir les faits et de les faire entrer dans le discours de vulgarisation destiné au large public de visiteurs de ce « lieu dc mémoire ».