Cf2R (Centre Français de Recherche sur le Renseignement), 9 mai 2017
 
Russie - Etats-Unis – Europe : Des rapports conflictuels
Alain Rodier
 
 
Lors d'une audition devant un comité du Sénat américain, le 2 mai 2017, le général Curtis Michael « Mike » Scaparrotti, commandant suprême des forces de l'OTAN en Europe et des forces des Etats-Unis en Europe a, une fois de plus, désigné quelle est, selon lui, la menace à laquelle l'Alliance atlantique devait faire face : « à l'Est, une Russie renaissante est passée de l'état de partenaire à celui de protagoniste qui cherche à saper l'ordre international conduit par les Occidentaux et à se réaffirmer en tant que puissance mondiale. [...] Les pays situés dans la périphérie de la Russie - y compris l'Ukraine et la Géorgie - luttent contre les activités malignes et militaires de Moscou ». Il a même dénoncé l'ouverture d'un « nouveau front » dans le Grand Nord où la Russie cherche à tirer avantage de la fonte des glaces rendant les eaux accessibles, pour affirmer sa souveraineté, ce qui est parfaitement exact[1] .
 
Le général Curtis Michael » Scaparrotti
 
A n'en pas douter, les Américains qui sont les maîtres dans la réalisation de superproductions cinématographiques s'imaginent dans la saga de la « Guerre des étoiles » et voient dans le président Poutine le nouveau « Dark Vador ».
Le plus inquiétant tient dans la suite des déclarations du général Scaparrotti : « ces menaces ont amené EuCom à passer d'une mission de coopération et d'engagement en matière de sécurité à une mission de dissuasion et de défense. [...]  En conséquence, nous ajustons nos plans, notre position et notre volonté afin de rester pertinents pour lutter contre les menaces auxquelles nous sommes confrontés. [...] Bref, nous retournons à notre rôle historique en tant que commandement de guerre ». Cet officier général voit indéniablement le temps de la Guerre froide revenu.
Dans le cadre de la politique « de réassurance de l'Europe », il défend un renforcement des moyens militaires américains en Europe afin d'assurer une « dissuasion crédible » face à l'« agression » de la Russie, ainsi qu'un investissement accru pour développer les infrastructures nécessaires pour soutenir cet effort. Le général Scaparotti demande aussi le déploiement d'une brigade supplémentaire en Europe (il y en a déjà trois) et plus de moyens aériens.
Finalement, il livre le plus important : la raison qui pousse les Etats-Unis à cette politique offensive, affirmant que le « théâtre européen est essentiel pour les intérêts de l'Amérique » et que « l'OTAN reste la clé de la sécurité nationale pour les États-Unis ». Il omet juste de préciser que les neoconservateurs poussent à la roue pour que l'adversaire soit dépeint comme le plus puissant possible. Cela entraîne ensuite des retombées très juteuses pour le complexe militaro-industriel qui est leur principal soutien.
 
Une balance militaire défavorable à la Russie
 
Et pourtant, la réalité des faits est tout autre. La balance militaire de la Russie face à l'OTAN est très défavorable à Moscou, chiffres à l'appui. Selon le rapport du SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute) publié le 24 avril 2017, les dépenses militaires 2016 des Etats-Unis ont été de 611 milliards de dollars contre 69,2 milliards pour la Russie[2]. Par ailleurs, les budgets de défense de la France, de l'Allemagne et de la Grande Bretagne atteignent les 145,1 milliards de dollars soit plus du double de celui de la Russie ! Certes, les prix des matériels et de la main d'œuvre sont bien moins élevés en Russie que dans les pays occidentaux, mais ces chiffres restent significatifs au niveau des tendances lourdes.
D'autres données peuvent compléter cette évaluation rapide même si elles doivent être prises avec précautions et recul.
- Les pays membres de l'OTAN comptent environ 917 millions de citoyens (dont 317 millions d'Américains) pour un peu plus de 142 millions de Russes. Or, les combattants se recrutent dans ces viviers. La ressource globale des pays occidentaux est donc bien supérieure à celle de Moscou. Hors réservistes, l'OTAN compte 3,6 millions d'hommes (et femmes) sous les armes (dont 1 500 000 Américain(e)s) contre 800 000 Russes.
- Au plan de l'aviation, l'OTAN est forte de 5 900 avions de combat (dont 3 500 Américains) contre 1 900 pour les Russes ;
- L'US Navy possède dix porte-aéronefs (sans compter les porte-hélicoptères) alors que Moscou n'en aligne qu'un, qui plus est indisponible pour une très longue période pour cause de modernisation ;
- L'OTAN a approximativement 5 900 chars de bataille (dont 2 300 Américains) contre 2 800 pour la Russie.
La seule parité se trouve du côté des armes nucléaires, les Américains ayant 1 481 têtes opérationnelles contre 1 735 pour les Russes. Toujours de quoi détruire plusieurs fois la planète chacun.
Bien sûr, il convient également de prendre en compte des éléments essentiels comme la disponibilité réelle des matériels - très souvent en dessous de 50% -, l'expérience et la valeur combative des différents acteurs. Les Russes ont montré à maintes reprises dans l'Histoire qu'ils étaient animés d'un pouvoir de résilience extrêmement élevé, acceptant des sacrifices surhumains quand la Mère Patrie était menacée. Les troupes napoléoniennes et allemandes ont payé très cher la sous-estimation de cette qualité. En bref, le citoyen russe est mieux armé que son homologue occidental pour surmonter des épreuves exceptionnelles.
Au niveau des combattants, le général Mark A. Milley, chef d'état-major de l'armée de terre américaine, a été très explicite à ce sujet lors d'une conférence donnée le 4 mai, rapportée par Philippe Chapleau sur son excellent blog Lignes de Défense[3]. Pour Milley, il faut regarder les « bandes-annonces » que sont les batailles de Mossoul, Falloudjah et Alep. Il convient de « couper le cordon ombilical » avec le soutien et le confort logistique auxquels sont habitués les troupes américaines. « Une génération d'officiers a l'expérience d'un combat mené depuis des bases comme Victory ou Bagram, ou des FOB où on a accès à tout le confort. Pizza Huts, Burger Kings et des tas de choses comme ça ». L'armée de terre, en particulier, doit apprendre à manœuvrer sans « une immense chaîne logistique derrière elle dans les futurs conflits de haute intensité » où les conditions seront « austères ».
En ce qui concerne l'armée française, il y a bien longtemps qu'elle applique ces principes. La guerre d'Indochine en a été le premier exemple frappant.
 
Conséquences pour l'Europe
 
L'Europe bénéficie du parapluie américain mais va devoir participer plus activement à l'« Initiative de réassurance de l'Europe ». Les pays baltes, la Pologne et maintenant les Scandinaves - qui tous crient « au loup » face à Moacou - contribuent directement à l'ambiance délétère qui prévaut aujourd'hui. Les souvenirs d'un passé récent sont encore très vifs. Il n'est plus temps de se demander « qui a commencé » comme des gamins qui se disputent dans une cour de récréation, mais de savoir si consacrer des ressources militaires pour contrer une menace qui paraît totalement surévaluée est un bon choix.
Pour la France en particulier, qui a déploient ses moyens sur le front syro-irakien, au Sahel et maintenant en Europe du Nord, il est indispensable de définir où doit porter l'effort de défense car nos moyens restent limités : contre un ennemi militaire virtuel - la Russie ? Ou bien contre un adversaire réel et immédiatement menaçant pour nos intérêts et notre sécurité : les mouvements salafistes-djihadistes ? Cela dit, il y a peut-être un deal secret entre Paris et Washington : la France assure une présence symbolique en Europe du Nord, en Syrie et en Irak[4] contre une importante aide logistique, en renseignements - et peut-être même plus -, les Américains étant de plus en plus présents sur le continent africain.
 
Que veulent les Américains ?
 
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale Washington a systématiquement exagéré la menace représentée par l'URSS (qui pouvait « atteindre les ports de l'Atlantique en quelques jours ») puis par la Russie. Ses alliés de l'OTAN étant alors dépendants du renseignement américain dont ils n'avaient pas de raison de douter, d'autant que les Britanniques (dont la réputation du MI-6 n'est plus à faire) abondaient toujours dans ce sens.
La France a commencé à remettre en cause ces affirmations en analysant le comportement de l'Armée rouge en Afghanistan (1979-1989). Lles informations recueillies ont démontré que la belle mécanique militaire russe tant vantée par Washington n'était pas aussi efficace que prévue. En dépit des qualités du complexe militaro-industriel russe, les services français se sont rendus compte que les matériels soviétiques étaient rustiques mais moins performants qu'annoncé et, surtout, que la capacité de projection de forces russes à l'extérieur de leurs frontières (qui incluaient alors celles des pays membres du Pacte de Varsovie) se heurtant à d'immenses difficultés. En résumé, en dehors de la défense de leur « pré carré », les Russes étaient beaucoup moins à leur aise pour conudire des opérations offensives.
Alors, pourquoi magnifier la menace ? La réponse est clairement donnée dans le discours prononcé par le président Eisenhower le 17 janvier 1961 avant la fin de son deuxième mandat. Il affirmait : « nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu'elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel. Le risque potentiel d'une désastreuse ascension d'un pouvoir illégitime existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés et nos processus démocratiques. Nous ne devrions jamais rien prendre pour argent comptant. Seule une communauté de citoyens prompts à la réaction et bien informés pourra imposer un véritable entrelacement de l'énorme machinerie industrielle et militaire de la défense avec nos méthodes et nos buts pacifiques, de telle sorte que sécurité et liberté puissent prospérer ensemble. ». Malheureusement, il prévoyait déjà ce qu'allaient développer les néoconservateurs américains suivis par leurs homologues européens : acculer la Russie dans ses retranchements afin de la maintenir à un rôle international marginal. A noter que la pensée néoconservatrice se retrouve aussi bien dans le camp Républicain que Démocrate, et à droite qu'à gauche en Europe.
Enfin, il conveint de rappeler que les intérêts stratégiques de Washington sont beaucoup plus divers et géographiquement étendus que ceux de Moscou qui se concentre sur sa zone s'influence : les « marches » de la Russie. Encore un fait qu'il est important de noter : les Américains entretiennent environ 800 bases à l'extérieur contre une douzaine pour les Russes.
 
La Russie et les Etats-Unis défendent avant tout, et bien logiquement, leurs propres intérêts. S'il convient de se méfier de Moscou, en particulier dans le domaine de la guerre secrète - qui a toujours été l'un de ses points forts -, il est aussi souhaitable de ne pas s'aligner systématiquement sur Washington, qui mène une politique étrangère extrêmement offensive. Les Américains ne font pas de cadeaux, pas même à l'Europe. S'il fallait s'en convaincre, il suffit d'examiner la guerre économique qu'ils mènent en employant tous les moyens à leur disposition, notamment en imposant à l'international des règles qu'ils édictent unilatéralement. Cela ne devrait d'ailleurs pas s'arranger sous l'administration de Donald Trump qui, avant d'être un animal politique,  est surtout un homme d'affaires redoutable et avisé.
 
Notes:
 
[1] Le général Scaparotti a également réaffirmé le soutien américain à l'allié turc. Le président Erdogan doit d'ailleurs rencontrer Donald Trump le 16 mai, lors d'un voyage aux Etats-Unis. Il a aussi évoqué le chaos nord-africain - que Washington a largement contribué à créer - où « les extrémistes violents et les éléments criminels transnationaux répandent la terreur et la corruption pendant que les réfugiés cherchent à aller en Europe pour y trouver la sécurité et des opportunités ». On ne peut que souscrire à cette déclaration.
[2] A titre de comparaison, la seconde place revient à la Chine avec 215 milliards de dollars.
[3] http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr
[4] Ce qui permet aux Etats-Unis de parler de « coalition » et non d'intervention unilatérale, procédé qui a déjà été employé en Irak du Nord après la première guerre du Golfe de 1991.
 
 
 

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