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 Enquête, juin 2013 - L’idéologie dominante ne se contente pas de ré-écrire l’histoire, elle pratique la mémoire sélective. A côté des crimes qu’elle commémore, ceux attribués aux forces communistes et progressistes, il y a ceux qu’elle passe sous silence, tente d’oublier (photo, une scène du carnage indonésien)







Le Grand Soir, 29 mai 2013


Le massacre des communistes indonésiens de 1965 : retour sur un des plus grands crimes contre l’Humanité du XX ème siècle

Solidarité Internationale PCF

L’idéologie dominante ne se contente pas de ré-écrire l’histoire, elle pratique la mémoire sélective. A côté des crimes qu’elle commémore, ceux attribués aux forces communistes et progressistes, il y a ceux qu’elle passe sous silence, tente d’oublier


La sortie dans les salles françaises du banalement sordide « The act of Killing » nous rappelle un des plus grands massacres du XX ème siècle, absents de nos manuels scolaires, de la scène médiatique, du débat historique : le massacre de masse des communistes indonésiens, en 1965.


Les cadavres remontent désormais à la surface, en Indonésie même, où toute référence aux « événements de 1965 » était proscrite sous le dictateur Suharto et encore largement tue.


Un rapport de la Commission indonésienne des droits de l’Homme (Komnas-HAM) a reconnu en 2012 pour la première fois le « crime contre l’humanité » qu’a constituée la répression anti-communiste de 1965.


En l’absence d’enquête internationale, de nature judiciaire ou historique, les chiffres exacts restent inconnus. Si les estimations ne descendent pas en-dessous de 500 000 morts, la fourchette actuelle – reprise dans The Act of Killing– serait de 1 à 3 millions de victimes.


Le massacre s’intégrait dans un coup d’État de Suharto visant à liquider le PC indonésien (PKI), avec le soutien bienveillant des États-Unis déterminés à éliminer une « menace rouge » qui, après la Chine et le Vietnam, risquait de faire tomber un des États les plus peuplés du monde.


Le premier parti communiste du tiers-monde et l’alliance anti-impérialiste de Soekarno

 

 L’Indonésie d’après-guerre est associée à la figure de Soekarno (à côté, dans la photo), dont l’œuvre est résumée dans les cinq principes (Pancasila) qui posent comme fondement un nationalisme unitaire, lui-même inscrit dans une perspective internationaliste, teinté de « socialisme » et de tolérance religieuse.

Dans un État constitué de six grandes religions, 300 dialectes, 17 000 îles et 100 millions d’habitants, Soekarno se posait comme l’arbitre entre les forces sociales et politiques antagonistes, le garant de l’ « unité nationale ».

Sa politique du front national, le « NASAKOM », consiste en une direction par le Parti national indonésien (nas) d’un mouvement unitaire avec d’un côté les groupements religieux conservateurs (agama), de l’autre les communistes indonésiens (kom).


La ligne du PKI était de constituer un « front populaire national » en vue de fonder une nation indépendante de l’impérialisme, une démocratie avancée sociale qui constituerait une étape vers le socialisme. Ce qui était pour Soekarno un but était pour le PKI une période transitoire.


Dans cette politique d’alliances, les communistes connurent une irrésistible ascension : le PKI avait obtenu 16% des voix aux élections de 1955 mais en 1965, le PKI comptait 3,5 millions d’adhérents.


Ses organisations de masse rassemblaient plus de 20 millions de sympathisants, soit un cinquième de la population indonésienne en 1965.


Le syndicat de classe SOBSI contribuait à mener la lutte de classe externe contre les vestiges de l’impérialisme néerlandais et britanniques, interne contre les éléments petit-bourgeois de l’alliance nationale, et la vieille classe dominante « nationale », celle des propriétaires terriens islamiques.


Puissant chez les travailleurs du pétrole, du caoutchouc ainsi que chez les petits paysans de Java et Sumatra,le PKI et ses organisations de masse donnent une perspective aux luttes : réforme agraire pour les paysans, nationalisation des ressources nationales.


Le massacre replacé dans un contexte international : la main de l’impérialisme

Après la chute de la Chine et l’enlisement au Vietnam, la montée du communisme indonésien inquiétait l’impérialisme américain, craignant tant la radicalisation du nationalisme anti-impérialiste de Soekarno qu’une révolution communiste.


Dans un premier temps, les Etats-unis vont apporter un soutien à tous les opposants de la « révolution nationale », finançant notamment le Parti socialiste (PSI), farouchement anti-communiste, et le parti islamiste Masyumi.


En 1958, la CIA offre les bases logistiques et militaires d’une rébellion armée à Sumatra, riche en pétrole. Le « gouvernement révolutionnaire » indonésien, sans base populaire, appuyé par les États-Unis et par les Partis socialistes et islamistes est défait en quelques mois par l’armée indonésienne.


Les Etats-unis changent de stratégie. L’armée constituant le seul rempart contre le communisme, ils lui apportent une aide de 65 millions de $ entre 1959 et 1965. Conscient de la manœuvre, Soekarno avait apostrophé l’ambassadeur américain : « Allez en enfer avec votre aide ! ».


Pour les services secrets américains et britanniques, il s’agissait de favoriser la faction « de droite », anti-Soekarno et pro-impérialiste, conduite d’abord par Nasrution puis par Suwarto, lui-même formé par les Etats-unis, face à la faction dominante « centriste », dirigé par Yani, pro-Soekarno.


Le Général Yani

Le prétexte à la vague sanguinaire contre-révolutionnaire survient le 30 septembre 1965 : un coup de force d’un quarteron de colonels qui proclame un « gouvernement révolutionnaire » après avoir exécuté six membres de l’Etat-major de la faction « centriste » de l’armée, dont le général Yani.


Suharto, en charge des troupes de réserves nationales (KOSTRAD), prend le contrôle de Djakarta, au nom du maintien du régime de Soekarno. En attribuant le putsch aux communistes, il déclenche « le plus grand massacre du XX ème siècle » selon les termes même d’un rapport de la CIA de 1968.


L’implication de la CIA, de l’ambassade américaine mais aussi des services britanniques ne fait aucun doute. Sans archives complètes américaines et indonésiennes, seule l’ampleur de la collaboration est encore à préciser.


Parmi les certitudes, ce sont les Etats-unis qui contribuent à former les officiers indonésiens, dans l’École des officiers de l’armée indonésienne à Bandoeng (SESKOAD), à la « guerre contre-insurrectionnelle » (territorial warfare).


De 1958 à 1965, la SESKOAD va former les différents échelons de l’armée pour lutter contre toute « insurrection » communiste, jusqu’à former les embryons de milices locales dans les quartiers et villages. Elles furent au cœur de la terreur de 1965.


La CIA va aussi jouer un rôle capital en élaborant la propagande anti-communiste des putschistes : non seulement faire circuler des faux sur les atrocités commises par les communistes mais surtout attiser les haines raciales (contre les Chinois) et religieuses (contre les athées).


L’ambassade et les services secrets auraient même rendu une liste de 5 000 cadres, à tous les niveaux, du PKI à l’armée indonésienne, facilitant ainsi sa traque et la décapitation du parti.


Alors que la répression faisait rage et que les journaux occidentaux étaient contraints, en les minimisant, de faire état du carnage, les ambassades et chancelleries occidentales maintenaient un silence officiel tout en louant en coulisses l’efficacité de la liquidation du PKI.



Le fruit du crime : 35 ans de dictature obscurantiste au service des multi-nationales américaines

Le bilan comptable de la répression ne peut rendre compte de la barbarie des actes : exécutions sommaires par balles ou décapitation, rivières jonchées de cadavres, déportation dans des camps, viols puis prostitution forcée, ce que reconnaît le rapport de 2012 de la Commission indonésienne des droits de l’Homme.


Pour les services secrets américains, le succès de la liquidation du mouvement révolutionnaire en Indonésienne fut une source d’inspiration pour les opérations ultérieures : de l’opération Phoenix au Viet-Nam jusqu’aux coups d’Etat et dictatures latino-américaines, Pinochet en tête.


Le déroulé de la répression est révélateur :


D’une part, le rôle d’impulsion de l’Armée, financée et formée par les États-Unis, comme en Amérique latine : c’est elle qui a lancé la « Terreur », identifiant et listant les ennemis, donnant le mot d’ordre de « Sikat » (liquidation, nettoyage) et surtout armant, formant et encadrant les milices.


Car l’essentiel des massacres revient à des milices civiles issues des partis religieux : NU (Nahdaltul Ulama) – avec sa branche de jeunesse fanatisée, l’ANSOR – et Muhammadiyah, deux organisations islamistes de masse, ancrés dans les communautés rurales, appelant à un djihad anti-communiste.


Ce rôle de bras armé joué par les islamistes ne doit pas occulter l’implication massive des autres forces religieuses : hindous à Bali, pour la défense du système de caste et contre les influences chinoises ; chrétiennes à Java où les forces catholiques ont participé notamment à la formation du KAMI (Forum d’action étudiant), mouvement étudiant qui participa à l’épuration des communistes.


Il ne doit pas non plus masquer l’antagonisme social qui en est à l’origine. Loin d’être tous athées, les sympathisants communistes étaient souvent eux-mêmes musulmans, notamment dans les régions rurales javanaises.


L’antagonisme pendant la crise de 1965 s’est structuré entre santri, musulmans fondamentalistes, proches des propriétaires terriens, colonne vertébrale des milices islamistes ; et abangan, forme religieuse syncrétique, tolérante, ancrée dans les masses rurales sympathisantes du PKI.


L’évocation du motif religieux fut avant tout un puissant facteur de mobilisation pour les propriétaires terriens inquiets par la progression communiste, ainsi que pour une armée soucieuse de faire main basse sur la manne pétrolière.


L’hypocrisie américaine : double discours sur la lutte contre l’islamisme et pour la démocratie
L’hypocrisie américaine du discours de la lutte contre l’islamisme ne fait guère illusion. En Indonésie, comme en Afghanistan, au Yémen hier, comme en Syrie et en Libye aujourd’hui : islamisme, élites économiques conservatrices et impérialisme occidental font bon ménage.


Hypocrisie américaine du discours sur la « démocratie » capitaliste contre la « dictature » communiste. Pendant plus de trente ans, l’ « Ordre nouveau » de Suharto a livré tous les échelons de pouvoir à l’armée dans sa « double fonction » de stabilisation politique et économique.


Les organisations islamistes, coordonnées par l’État dans le cadre du Conseil des Oulémas (MUI), encadraient les masses rurales.


Aujourd’hui encore, NU et Muhammadiyah sont deux des organisations islamistes les plus puissantes du monde,avec le réseau de madrasa (écoles coraniques), d’associations de charité, elles rassemblent plus de 60 millions de membres.


Dans ce schéma, comparable à l’Égypte de Moubarak (y compris dans le rapport aux Frères musulmans), Suharto a organisé la « dépolitisation des masses », diamétralement opposée à la « mobilisation populaire » qui fondait l’action de Soekarno et du PKI.


Suharto, le meurtrier


Pour Suharto, les « masses flottantes » devaient être encadrées par des organisations de masse, tel le syndicat unique FBSI, chargées de la collaboration de classe dans un système corporatiste, semblable au régime fasciste.


Dans ses 32 années de règne, les répressions sanglantes furent la marque de fabrique de Suharto. Pour ne citer que les cas les plus barbares, la répression du mouvement de libération du Timor oriental et celui de Papouasie occidentale firent au moins 300 000 morts.


L’enthousiasme des observateurs occidentaux n’eut pas de limites pour le miracle du « dragon indonésien ».


Suharto, comme Pinochet au Chili avec l’ « Ecole de Chicago », fut prompt à mettre en place les recettes libérales de la « mafia de Berkeley » : austérité budgétaire, suppression des aides sociales (remplacées par la charité islamique), privatisations et fiscalité attractive pour les entreprises.


Gonflée par la manne pétrolière après 1973, les subsides du FMI et de la Banque mondiale, le « miracle indonésien » a profité aux multi-nationales, telles Shell ou BP dans le pétrole, ou encore Nike et Adidas dans le textile, ainsi qu’à une mince oligarchie corrompue.


En dépit de trois décennies de croissance économique, l’Indonésie compte encore 120 millions de pauvres, la moitié de la population vivant avec moins de 2 $ par jour, selon les chiffres de la Banque mondiale, 200 millions vivant avec moins de 4 $ par jour.


L’enrichissement spectaculaire d’une minorité contraste avec la paupérisation de la majorité. L’Indonésie est actuellement le pays où le nombre de millionnaires croît le plus vite : ils seront 100 000 en 2015, concentrant 500 milliards de $, les deux-tiers de la richesse du pays.


A l’heure actuelle, les 40 individus les plus riches d’Indonésie concentrent autant de richesses que 60 millions d’Indonésiens.


L’exemple indonésien met non seulement à jour l’hypocrisie des tenants de l’ordre capitaliste mais aussi ce à quoi conduit cette forme extrême de liquidation d’un Parti communiste de masse : dépendance nationale et paupérisation générale.

 

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