Ukraine : la filière canadienne - 1ère partie

Ahmed Bensaada



Pendant toute la période d’effervescence « révolutionnaire » qui s’est emparée de la capitale ukrainienne fin 2013, début 2014, John Baird, le ministre actuel des Affaires étrangères du Canada, a fait preuve d’une hyperactivité pro-ukrainienne qui n’est pas passée inaperçue. Ses déclarations « d’amour » en faveur des révoltés de l’Euromaïdan et ses salves verbales, tonitruantes et belliqueuses, contre le président Poutine et la Russie ont de quoi laisser perplexe. D’autant plus que la contestation ukrainienne était orchestrée par des groupes paramilitaires violents, aux forts relents néonazis, affiliés à l’extrême-droite ultranationaliste.


Mais pourquoi diable un pays comme le Canada, patrie des « Casques bleus », nation perçue comme « semeuse » de paix dans le monde, prend-il le parti d’un mouvement putschiste extrémiste tout en se mettant à dos la Russie qui siège avec lui au G8?


Une partie de la réponse est donnée par Baird lui-même dans une récente entrevue dans laquelle il explique la stratégie de son gouvernement : « Je pense que trop souvent, certaines personnes ont une vue que le Canada est en quelque sorte un arbitre dans le monde […]. Non, nous avons des intérêts. Nous faisons la promotion des valeurs canadiennes et ça, c'est extrêmement important » [1].


Les lignes générales énoncées dans cette déclaration traduisent clairement la volonté du gouvernement canadien de rompre avec une certaine image d’un Canada « neutre » et « promouvant la paix dans le monde ». À la place, deux idées majeures sont mises de l’avant : tout d’abord, les intérêts du Canada et ensuite la promotion de ses valeurs.


Cette déclaration à au moins le mérite d’être claire et non ambiguë, en parfaite adéquation avec les actions menées sur le terrain diplomatique qui montrent un trait de caractère particulier de la « diplomatie » canadienne.


 

Baird au Maïdan


À l’occasion des dramatiques événements ukrainiens, de nombreuses personnalités politiques occidentales sont venues effectuer leur « pèlerinage » et offrir, à qui mieux mieux, leur soutien aux contestataires de la place Maïdan. John Baird fut l’un d’eux. Mais contrairement aux autres, il y est allé à deux reprises. Tout d’abord,  le 5 décembre 2013 pour leur dire, en ukrainien, qu’il était « fier » d’eux [2] et, ensuite, le 28 février 2014, pour y rencontrer les nouveaux dirigeants de l’Ukraine « désignés » par le « peuple » du Maïdan dont certains sont des membres notoirement connus de partis d’extrême-droite, ouvertement xénophobes [3]. Entre les deux évènements, un coup d’état avait emporté le gouvernement démocratiquement élu de Viktor Ianoukovitch [4].


Dans le numéro de janvier-février 2014 du « Policy Magazine » (dont la Une affiche  le portrait souriant de Baird), l’éditorialiste L. Ian MacDonald commente ainsi le premier voyage du chef de la diplomatie canadienne à Kiev: « Alors que d'autres pays tels que les États-Unis, la France et l'Allemagne sont restées à l'écart, Baird est allé à la place Maïdan à Kiev et a publiquement pris parti pour les manifestants » [5]. Et Baird d’en rajouter : « C'était presque comme être dans une révolution » [6].

 

Abondant dans le même sujet, Yaroslav Baran, un ancien conseiller en communications du Premier ministre canadien actuel Stephen Harper, écrit: « John Baird a pris la décision audacieuse d’aller lui-même à Kiev. Parce que le Canada peut faire pour l'Ukraine ce qu'aucun autre pays ne peut faire. Et le Canada a toujours eu un intérêt [pour l’Ukraine] qu’aucun autre pays n'a eu » [7].


C’est comme si le Canada, en quête de leadership international dans certains dossiers (et, bien sûr, en conformité avec ses intérêts et la promotion de ses valeurs), voulait toujours être le premier à oser ou à s’imposer comme celui qui en fait le plus. Le cas de l’Ukraine en est un exemple d’école.


 

L’indépendance de l’Ukraine


Il faut dire que l’intérêt que porte le Canada à l’Ukraine ne date pas de ces derniers mois, bien au contraire. Déjà, à l’époque de la dissolution de l’URSS, cette volonté d’être le « premier » pour l’Ukraine n’était pas qu’un concours de circonstances. Nous allons le voir dans ce qui suit.


Le 25 août 1991, Yuri Shymko et Wasyl Veryha, respectivement président et secrétaire général du « Congrès mondial des Ukrainiens libres », envoyèrent une lettre au président américain Bush père lui demandant « de reconnaître l'indépendance de l'Ukraine proclamée par son gouvernement légitime le 24 Août 1991 ». Le lendemain, soit le 26 août 1991, ils expédièrent une lettre analogue à Brian Mulroney, premier ministre canadien de l’époque, en lui suggérant que le temps et le lieu approprié pour cette annonce serait « à Edmonton, ce week-end, lors  de l'ouverture des festivités marquant le centenaire de l'établissement des Ukrainiens au Canada qui sont amenées à devenir une célébration exubérante de l'indépendance tant attendue de l'Ukraine ». Et d’ajouter : « Comme chef de file respecté dans la communauté internationale vous ne devez pas hésiter à saisir ce moment historique. Il n’arrive qu'une seule fois » [8].


Ce même jour, Bush recevait Mulroney à Kennebunkport, dans le Maine. Lors d’une longue conférence de presse conjointe, ils furent tous deux questionnés sur la reconnaissance de l’indépendance de l’Ukraine. Le président des États-Unis répondit par un vague « Nous devons attendre et voir » alors que le Premier ministre canadien fit savoir que « nous allons respecter la volonté librement exprimée du peuple de l'Ukraine » [9].


On raconte que Bush, manifestant son inquiétude, avait essayé de convaincre Mulroney de ne pas reconnaître aussi rapidement l’Ukraine car, d’après lui, cela serait « trop perturbant ». Ce à quoi le premier ministre canadien lui répondit « Sorry, George, but I’m going to do it » (Désolé, George, mais je vais le faire) [10].


Chose promise, chose due. Le 2 décembre 1991, le Canada devenait le premier pays occidental à reconnaître l’Ukraine [11]. Les États-Unis ne reconnurent l’indépendance de ce pays (ainsi que l’ensemble des autres républiques soviétiques séparatistes) que le 25 décembre 1991, le jour même de la démission de Mikhaïl Gorbatchev, dernier dirigeant de l’URSS [12].


Pour ce « haut fait d’armes », Mulroney reçu, en 2007, l'Ordre du roi Iaroslav le Sage, la plus haute distinction du gouvernement ukrainien. Présent à cette cérémonie, Harper prononça un discours dans lequel il félicita le lauréat tout en mentionnant qu’« aucun autre pays occidental n’a de liens aussi étroits avec l’Ukraine que le Canada ». Il conclut son intervention en précisant que son « nouveau gouvernement continuera de soutenir le droit de l’Ukraine de déterminer sa propre destinée, sans l’ingérence de la part d’intérêts extérieurs, car les Ukrainiens, comme tous les peuples, ont droit à la liberté, à la démocratie, aux droits de la personne et à la primauté du droit » [13].

 

À ce stade, il est important de noter qu’entre la reconnaissance de l’Ukraine en 1991 et la remise de la distinction à Mulroney en 2007, un événement majeur s’est produit en Ukraine : la « révolution » orange.  C’est ce qui explique probablement pourquoi la décoration de Mulroney lui fut octroyée (16 ans plus tard) par le président Viktor Iouchtchenko, « héros » de cette « révolution », et non par ses prédécesseurs. Mais contrairement à la fallacieuse déclaration de Harper concernant « l’ingérence étrangère », le Canada a eu un rôle décisif dans tous les « soubresauts » politiques de l’Ukraine post-soviétique.


 

La face canadienne de la « révolution » orange


Comme expliqué dans un article précédent [14], la « révolution » orange est une révolte populaire qui a touché la rue ukrainienne en 2004. Menée par un mouvement nommé « Pora » (« C'est l'heure », en ukrainien), elle fait partie d’un ensemble de révoltes baptisées « révolutions colorées », qui se sont déroulées dans les pays de l’Est et les ex-Républiques soviétiques durant les années 2000.


La contestation populaire menée par les jeunes activistes ukrainiens de la vague orange a réussi à annuler le deuxième tour de l’élection présidentielle de 2004. Le scrutin qui opposait le candidat pro-russe Viktor Ianoukovitch au candidat pro-occidental Viktor Iouchtchenko avait été remporté par le premier. Un troisième tour, imposé par les manifestations, vit la victoire de Iouchtchenko, au grand bonheur du camp pro-occidental.


Malgré leurs apparences spontanées, il est de notoriété publique que toutes ces « révolutions », et en particulier celle de couleur orange, ont été planifiées et financées par des organismes gouvernementaux américains d’ « exportation » de la démocratie comme l’United States Agency for International Development (USAID), la National Endowment for Democracy (NED), l’International Republican Institute (IRI), le National Democratic Institute for International Affairs (NDI), la Freedom House (FH) ainsi que l’Open Society Institute (OSI) de George Soros, l’illustre milliardaire et spéculateur financier américain [15].

 

Mais contrairement à l’implication des États-Unis dans la « révolution » orange qui est bien documentée, celle du Canada reste assez méconnue.


Dans une remarquable investigation publiée en 2007 sous le titre explicite « Agent orange: notre rôle secret en Ukraine », le journaliste canadien Mark MacKinnon explique, avec moult détails, le rôle du Canada dans cette « révolution » [16].


Tout d’abord, il y a Andrew Robinson, l’ex-ambassadeur canadien en Ukraine, en poste à l’époque des événements.

 

À partir de janvier 2004, soit quelques mois à peine après le succès de la « révolution » des Roses en Géorgie (une autre « révolution » colorée), Robinson reconnaît avoir mensuellement organisé et présidé des réunions secrètes regroupant les ambassadeurs de 28 pays occidentaux qui désiraient l’arrivée au pouvoir de Iouchtchenko.


Dès le printemps 2004, il se mit en contact avec les activistes du mouvement Pora et leur offrit 30 000$ à travers un fonds spécial de l'ambassade canadienne. Confirmant cette aide, Vladislav Kaskiv, un dirigeant de Pora,  déclara : « il [i.e. Robinson] était là ... juste quand le mouvement a commencé ».

 

Le diplomate canadien a admis que son ambassade avait dépensé, en tout, 500 000$ pour « promouvoir des élections équitables » en Ukraine et a reconnu son indéniable contribution à la victoire de Iouchtchenko sur Ianoukovitch. Ce qui fit dire à Kaskiv : «  Andrew Robinson est un héros de la révolution ».


Un autre personnage canadien d’importance dans le dossier de la révolution « orange » est Boris Wrzesnewskyj, député canadien d’origine ukrainienne. Wrzesnewskyj  est membre du parti libéral, tout comme le Premier ministre de l’époque, Paul Martin, dont il est considéré comme proche.

 

« Le Canada a eu beaucoup d'influence par des moyens  "soft" qui sont difficiles à quantifier », a-t-il avoué. « Dans les coulisses, nous avons joué un rôle très important ».


Et ce n’est pas peu dire car, en effet, Wrzesnewskyj a joué sur plusieurs tableaux.


De part ses origines et sa relation privilégiées avec le Premier ministre canadien, il a été un intermédiaire important entre Martin et Iouchtchenko. Comme observateur (envoyé par le Canada) lors du second tour des élections présidentielles ukrainiennes de 2004, il a fait les manchettes en dénonçant et condamnant les irrégularités du vote.


L’article de MacKinnon relate aussi la relation « douteuse » entre Wrzesnewskyj   et Yaroslav Davydovych, le chef de la Commission centrale des élections de l'Ukraine. C’est Davydovych qui refusa d’approuver l’élection de Ianoukovitch au second tour du scrutin. Histoire d’assurer ses arrières, Wrzesnewskyj lui avait promis (ainsi qu’à sa famille) un sauf-conduit pour le Canada en cas de « complications post-électorales » et ce, en accord avec Karl Littler, l’adjoint au chef de cabinet de Paul Martin.

 

Wrzesnewskyj s’est aussi investi pécuniairement dans la réussite de la « révolution » orange. Il a financé  des missions d’observations électorales à hauteur de 250 000$ de sa fortune et a mis à disposition des activistes de Pora son propre appartement dans le centre de Kiev.


Pour surveiller le bon déroulement du 3e tour des élections présidentielles ukrainiennes, 12 000 observateurs internationaux ont été déployés à travers l’Ukraine, provenant, entre autres, du Canada, des États-Unis, d’Israël, d’Allemagne et de Pologne


Sous l’impulsion de  Wrzesnewskyj, le gouvernement canadien envoya la plus importante des délégations, composée de 500 observateurs et présidée par l’ancien Premier Ministre John N. Turner.

 

En plus de cette importante contribution, le Congrès des Ukrainiens-Canadiens (UCC) a pris en charge l’envoi de 300 observateurs auxquels s’ajoutent près de 200 observateurs canadiens expatriés en Ukraine. En tout, le Canada a fourni près de mille observateurs dans cette mission de surveillance [17].


À propos du rôle des observateurs canadiens, MacKinnon donne une information très importante : « Même avant qu'ils ne débarquent, ils ont clairement indiqué que leur objectif n'était pas seulement de surveiller une élection, mais d’empêcher Ianoukovitch d'atteindre la présidence ».


De retour au Canada après la victoire du camp orange en Ukraine, un rapport détaillé de la mission fut élaboré [18]. Dans la lettre de présentation rédigée par John N. Turner et adressée à Paul Martin, on peut lire : « Ce fut un effort d'équipe et la délégation canadienne a effectué son travail selon les normes professionnelles les plus élevées. Notre mission était d'observer l'élection afin de s'assurer qu'elle respecte les principes de la démocratie — rien de plus ».


Le « rien de plus » sciemment ajouté après le tiret cadratin est étonnant. Pourquoi Turner a-t-il jugé nécessaire d’ajouter cette expression? À quoi le « plus » correspond-il? Ou a-t-il été ajouté pour dénier tout autre rôle susceptible de jeter du discrédit sur la mission?


Le rapport mentionne aussi l’étroite collaboration de la mission canadienne avec les organismes américains d’exportation de la démocratie comme l’IRI et le NDI, ceux-là même qui ont lourdement appuyé la « révolution » orange. Rappelons que ces deux organisations sont respectivement associées aux partis républicain et démocrate américains. D’autre part, l’IRI est dirigé par le célèbre sénateur John McCain alors que le NDI est présidé par Madeleine K. Albright, l’ancienne secrétaire d’État américaine.


Cette collaboration entre le gouvernement canadien et ces organismes américains n’est ni fortuite ni occasionnelle. Bien au contraire, leur coopération est bien rodée comme on peut le constater dans l’exemple suivant.


Du 10 au 16 décembre 2013, une délégation composée de représentants de plusieurs partis politiques algériens ont participé à une mission au Canada. Les participants ont été accueillis aux sièges de la Chambre des communes, de la bibliothèque parlementaire, du Sénat et de plusieurs formations politiques. Durant leur séjour, ils ont eu des rencontres avec les dirigeants des principaux partis canadiens. Le hic? L’organisation, le transport, l’hébergement, la nourriture et même l’argent de poche ont été fournis par le NDI [19].


Une dernière petite précision : Ruslana, la sœur de Boris Wrzesnewskyj est très proche de Katerina Chumachenko, l’épouse du « héros » de la révolution orange et vainqueur du 3e tour des élections présidentielles, Viktor Iouchtchenko [20].


Née aux États-Unis, Katerina est citoyenne américaine. Elle occupa différents postes dans le gouvernement américain, en particulier celui de directrice adjointe du Bureau de liaison avec le public à la Maison Blanche, sous l’administration Reagan [21]. Elle n’obtint sa citoyenneté ukrainienne qu’en 2005, lorsqu’elle devint Première dame d’Ukraine [22].

 

C’est Adrienne Clarkson, l’ex Gouverneure générale du Canada qui représenta le Canada à l’investiture du président Iouchtchenko en 2005. Arborant un foulard orange lors de la cérémonie, elle était assise côté de la Première dame, Katerina Iouchtchenko. Pendant le repas d’honneur, le président fraîchement élu lui dit : « vous sous-estimez probablement à quel point il est important que le Canada soit représenté ici ». Elle reconnut avoir été très émue par ces paroles [23].

 

Épilogue : Vladislav Kaskiv, l’activiste de Pora, a été nommé conseiller spécial du président Iouchtchenko. Yaroslav Davydovych a été accueilli en 2009 comme un héros de la « révolution » orange  par les parlementaires du parti libéral canadien. Boris Wrzesnewskyj, quant à lui, est devenu conseiller spécial du chef libéral chargé des « démocraties émergentes » [24].


Tout ça pour ça. La présidence de Viktor Iouchtchenko a été marquée par une division du mouvement orange et un gouvernement « tout aussi incompétent et truffé de copinage comme ses prédécesseurs corrompus et vénaux, si ce n'est plus » [25].


Le président « orange » s’est même illustré pour avoir décoré à titre posthume Stepan Bandera, le nationaliste ukrainien et collaborateur des nazis si vénéré par les militants de l’extrême-droite radicale et fasciste de l’Euromaïdan [26]. Iouchtchenko n’a même pas été épargné par la presse canadienne. En effet, dans un article datant de 2010 (quelques mois après l’élection présidentielle), Doug Saunders du quotidien torontois « The Globe and Mail » écrit : « Le Canada, dans un geste inhabituel, a financé les organisations de jeunesse qui ont soutenu Iouchtchenko et a fourni une assistance diplomatique au mouvement. Cela aussi a été anéanti lorsque le régime de M. Iouchtchenko est devenu corrompu, anti-réformiste et plein de divisions dans l'année même de sa victoire. En plus, les investissements canadiens ont disparu, y compris des dizaines de millions versés dans un projet visant à contenir les tas de ruines du réacteur nucléaire de Tchernobyl, un projet paralysé par la corruption et le sectarisme » [27].


Viktor Iouchtchenko obtint un maigre et décevant 5,45 % au premier tour des élections présidentielles de 2010, loin derrière Viktor Ianoukovitch qui fut démocratiquement élu au second tour. En un seul mandat, la vague orange a été balayée.


 

L'Euromaïdan et la communauté canado-ukrainienne
 

L’intérêt démesuré du Canada pour l’Ukraine, un pays situé à des milliers de kilomètres de ses frontières et avec lequel il ne partage ni la langue, ni l’histoire, ni la culture ne peut se comprendre qu’en tenant compte de l’importance de la communauté canado-ukrainienne.


Selon le recensement de 2011, cette communauté compte plus de 1,2 million de personnes, soit pas loin de 4% de la population canadienne [28]. Cette diaspora représente la plus grande population d’origine ukrainienne au monde, derrière celle de  l’Ukraine et de la Russie. Les immigrants ukrainiens sont arrivés au Canada par vagues successives dont la première remonte à aussi loin que 1891.


Selon Nina Bachkatov, journaliste et spécialiste de la Russie, les premières vagues d’immigration furent suivies par « tous ceux qui ont fui la soviétisation après 1917, mais aussi des collaborateurs national-socialistes partis après la Seconde Guerre mondiale », ce qui explique, d’après elle, le caractère majoritairement conservateur et anticommuniste de la diaspora ukrainienne en Amérique du Nord [29].


Le sentiment historiquement et généralement antisoviétique de cette communauté s’est transformé en une position clairement antirusse à la lumière des récents évènements en Ukraine.


La diaspora canado-ukrainienne possède de nombreuses célébrités dans des domaines aussi variés que les arts, le sport ou la science [30]. En politique, les membres de cette communauté sont présents dans les institutions provinciales et fédérales : Gouverneurs général du Canada, Lieutenant-gouverneurs de la Saskatchewan, Premier ministre de la Saskatchewan, sénateurs, députés, etc. [31].


En 2006, 52 % des Canadiens d’origine ukrainienne vivaient dans les provinces des Prairies (Alberta, Saskatchewan et Manitoba), contre 28 % en Ontario et 16 % en Colombie-Britannique [32].


Dans certaines villes des provinces de l’Ouest canadien, la proportion de Canadiens d’origine ukrainienne est beaucoup plus élevée que la moyenne nationale : 16 % à Winnipeg (Manitoba), 14% à Edmonton (Alberta) et 7% à Calgary (Alberta) [33].


Le poids démographique de cette communauté et sa présence dans les différentes sphères de la société canadienne fait de cette diaspora une des plus influentes dans la politique canadienne, beaucoup plus que tout autre groupe d'Europe de l’Est. Elle représente donc un potentiel électoral non négligeable dans les élections canadiennes.


Dans cet ordre d’idée, Michael Byers, titulaire de la Chaire de recherche canadienne en politique et en droit international à l'Université de la Colombie-Britannique, reconnaît que « toute grande communauté de la diaspora a une influence sur la politique canadienne, et certainement que 1,2 million de personnes est un facteur qui pèse sur l'esprit de tout leader politique », tout en signalant que la politique étrangère canadienne ne dépendait pas uniquement de la politique intérieure [34].


Très critique envers la politique étrangère du couple conservateur Harper-Baird, Christopher Westdal, l’ex-ambassadeur canadien en Ukraine (1996-1998) et en Russie (2003-2006) explique que la position aveuglément pro-ukrainienne et très antirusse du gouvernement canadien actuel ne peut être expliquée que par la politique intérieure : « le Canada est le foyer de près de 1,3 million de Canadiens d'origine ukrainienne et une élection fédérale est prévue en 2015 ». Et d’ajouter : « Nous avons une politique étrangère axée sur la diaspora. Cela peut fonctionner pour des élections, mais cela ne fait pas grand-chose de bien dans le monde » [35].


La communauté canadienne d’origine ukrainienne est regroupée dans une multitude d’institutions [36] dont certaines sont très actives dans le champ sociopolitique canado-ukrainien. Le Congrès des Ukrainiens-Canadiens  (UCC) est l’une des plus importantes d’entre elles. Créé en 1940,  il regroupe actuellement une trentaine d’organisations nationales, provinciales ou locales. Selon leur site, l’UCC « représente la communauté ukrainienne du Canada devant le peuple et le gouvernement du Canada, fait la promotion des liens avec l'Ukraine et identifie et répond aux besoins de la communauté ukrainienne du Canada pour assurer son existence et son développement continus pour l'amélioration du tissu socioculturel du Canada » [37]. Pour rappel, c’est l’UCC qui avait organisé l’envoi de quelques centaines d’« observateurs » en Ukraine pour superviser le troisième tour des élections présidentielles de 2004. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’Adrienne Clarkson décerna officiellement à ce Congrès un « Certificat de mention élogieuse »  (un honneur très rarement octroyé, paraît-il). « Vos observateurs ont contribué à l'effort international visant à assurer un environnement neutre et non partisan pour que les électeurs ukrainiens bénéficient du confort et de la sécurité nécessaires pour voter librement et ouvertement. Par leur dévouement, leur acharnement au travail et leurs sacrifices, les participants à la mission seront une inspiration pour tous ceux et celles qui luttent pour acquérir leur droit démocratique à des élections libres et justes » a-t-elle solennellement déclaré [38].

 

Aurait-elle eu tant de lyrisme sur la « noble » mission des « observateurs » si elle avait su que, malgré leur neutralité proclamée, beaucoup d’entre eux étaient arrivés à l’aéroport Boryspil de Kiev parés d’orange, la couleur des pro-Iouchtchenko [39]?


Depuis 2007, l’UCC est présidé par le Canado-Ukrainien Paul Grod. Ce dernier a eu un rôle important dans la « révolution » orange dans la mesure où c’est lui qui a dirigé la mission d’observation envoyée en 2004 par l’UCC et subséquemment honorée par Mme Clarkson. Dans le dossier « Ukraine » de la diplomatie canadienne, Grod est un joueur majeur. En 2012 et 2013, le magazine Embassy, hebdomadaire de politique étrangère du Canada, l’a classé parmi les 80 personnes les plus influentes de la politique étrangère canadienne [40].


Paul Grod a accompagné Stephen Harper dans son voyage à Kiev le 22 mars dernier. Avant cela, il l’avait rencontré le 11 mars 2014, le 30 janvier 2014 et le 9 novembre 2013. Le président de l’UCC a aussi accompagné John Baird dans ses deux voyages à Kiev dont il a été question précédemment (5 décembre 2013 et 28 février 2014). En plus, il a eu des rencontres avec lui le 31 janvier 2014 et le 27 novembre 2013.


Toutes ces rencontres au plus haut niveau sont la preuve d’une concertation régulière entre le gouvernement canadien et les membres influents de la communauté canado-ukrainiennes, en particulier le président de l’UCC, Paul Grod. Les voyages, quant à eux, montrent une claire convergence de leurs visions dans le dossier ukrainien.


C’est probablement pour cette raison que le nom de Paul Grod figure dans la liste des personnalités canadiennes sanctionnées par le gouvernement russe [41].


La consultation du site de l’UCC montre qu’une rubrique supplémentaire, baptisée « Euromaïdan », a été ajoutée au menu principal. On y trouve des notes d'information quotidiennes qui ne diffèrent guère des communiqués de presse du Ministère des affaires étrangères du Canada ainsi qu’une page fournissant des renseignements bancaires pour « Soutenir financièrement Euromaïdan » [42].


Cette volonté de lever des fonds pour l’Euromaïdan est aussi visible sur le site des Services sociaux ukrainiens canadiens (UCSS), une autre organisation canado-ukrainienne. « Merci pour votre don pour l’Euromaïdan, manifestations pacifiques et démocratiques qui ont lieu à Kiev et dans d'autres centres en Ukraine. Tous les fonds recueillis pour ce projet seront utilisés pour fournir de la nourriture, des médicaments et des vêtements chauds pour les manifestants dans le besoin » dit un message signé par Bozhena Iwanusiw, la présidente de l’UCSS [43].  Évidemment, aucune information n’est donnée sur les manifestants de l’extrême-droite fasciste et néo-nazie, ni des armes utilisées par les violents militants du « Pravy Sektor » [44], ni même de la compromettante discussion entre la chef de la diplomatie européenne Catherine Ashton et le ministre des affaires étrangères estonien Urmas Paet à propos de l’identité des snipers du Maïdan [45].

 

De son côté, l’Union des étudiants ukrainiens canadiens (SUSK) affiche clairement ses couleurs. Sur son site, on peut lire de nombreux communiqués pro-Euromaïdan. La présidente du SUSK, Christine Czoli, a séjourné à Kiev entre le 16 et le 19 décembre 2013 pour « apporter son soutien à Euromaïdan ». « Ces gens sont de véritables héros et leurs sacrifices et efforts quotidiens sont ce qui maintient Euromaïdan » a-t-elle déclaré [46]. Son passage a été immortalisé dans une vidéo où on la voit prendre publiquement la parole sur la scène de la place Maïdan et dont la description mentionne « L'Union des étudiants canadiens ukrainiens (SUSK) soutient activement l’Euromaïdan et l'intégration de l'Ukraine à l'Europe » [47].

 

Au Canada, l’aide publique au développement à l’étranger est gérée par l'Agence canadienne de développement international (ACDI). Parmi les 20 pays visés par cette aide, un seul est situé en Europe : l’Ukraine. Les nombreux programmes dont bénéficie ce pays sont presque tous reliés à la gouvernance et au renforcement de la démocratie [48].


Cette « exportation » de la démocratie se fait aussi par l’intermédiaire d’autres moyens ne dépendant pas de l’ACDI. C’est le cas du Programme Parlementaire Canada-Ukraine (CUPP). Créé en 1991 pour souligner le centenaire du début de l’immigration ukrainienne au Canada, le CUPP est un projet dont la finalité est de promouvoir et d’assister le processus de démocratisation en Ukraine. Financé par la communauté ukrainienne et soutenu par Groupe d'amitié parlementaire Canada-Ukraine, le CUPP consiste en un stage sur la démocratie parlementaire et la politique comparée à la Chambre des communes destinés à des jeunes étudiants ukrainiens. Ce stage a lieu chaque année au Parlement du Canada à Ottawa.

 

Un des buts recherché par ce programme est de contribuer à la formation des futurs leaders de l’Ukraine. Effectivement, de nombreux étudiants qui ont suivi cette formation ont obtenu des postes importants : diplomates, professeurs d’université, conseillers de ministres, adjoints de députés du parlement ukrainien, etc. [49].


Le groupe d’amitié Canada-Ukraine, qui est actuellement présidé par le député conservateur Robert Sopuck, compte 13 membres dont les vice-présidents Peter Goldring et la sénatrice Raynell Andreychuk ainsi que les députés James Bezan et Ted Opitz [50]. Pour la petite histoire, c’est Ted Opitz qui a battu Boris Wrzesnewskyj, député libéral sortant — et artisan de la « révolution » orange —, aux élections fédérales de 2011 par seulement 26 voix [51]. À signaler qu’aussi bien Opitz que Wrzesnewskyj sont des fervents partisans du CUPP, le second ayant contribué à son financement pendant plusieurs années [52].


L’édition 2013 du CUPP a regroupé 34 étudiants qui ont été pris en charge par 34 membres du Parlement canadien dont plusieurs ministres et anciens ministres. Parmi les députés participants, citons Ted Opitz,  James Bezan et Peter Goldring [53].


Le 4 novembre 2009, Peter Goldring fit la déclaration suivante à la Chambre des communes du  Canada : « Monsieur le Président, je tiens à reconnaître 25 jeunes délégués provenant de l’Ukraine qui nous ont visité au cours des huit dernières semaines. Ils sont là, dans les bureaux des députés, pour gagner de précieuses perspectives sur la plus importante institution démocratique du Canada: le Parlement du Canada. Ces jeunes personnes, qui représentent le programme parlementaire Canada-Ukraine, incarnent les idéaux les plus élevés de la réussite et du service à la communauté. Ces jeunes, comme Roman Bits de mon bureau, sont les futurs dirigeants de l'Ukraine.  Le Canada et l'Ukraine sont intimement liés pour toujours par l’immigration. Plus d’un Canadien sur trente est d'origine ukrainienne, comme le sont ma femme, mes filles et mes petites-filles » [54].


Le 12 décembre 2013, soit une semaine après John Baird, Peter Goldring s’est rendu à Kiev. Dès son arrivée, il se rendit à la place Maïdan, mais pas tout seul. Il était accompagné par Andrii Sorokhan, son ancien stagiaire du programme CUPP demeurant à Kiev [55]. Il faut dire que Goldring n’avait pas nécessairement besoin d’un guide car il s’agit d’une place qu’il connaît bien pour avoir foulé son sol lors d’évènements historiques. En effet, Goldring était venu donner « un coup de main » à la révolution orange, neuf ans plus tôt, lors de l’annulation du second tour des élections présidentielles de 2004. Il avait même pris la parole devant une énorme foule, encourageant les activistes à se battre pour leurs droits démocratiques.


Arrivé à la place, il a rencontré d'autres anciens stagiaires du programme CUPP qui étaient impliqués dans l’Euromaïdan. S’agirait-il des collègues d’Ustyna Mykytyuk, stagiaire de la promotion CUPP 2011 [56] qui se présente comme volontaire « prenant une part active dans le service d’aide médicale de l’Euromaïdan […],  responsable de la coordination des bénévoles et des services de comptabilité » [57]?


Toujours est-il que Goldring prit la parole sur la scène de la place Maïdan le 13 décembre 2013 et, devant des milliers de personnes, déclara : « Peuple d’Ukraine, vous êtes citoyens d'un grand pays indépendant avec un avenir fantastique! Un avenir qui sera réalisé s’il n’est pas contrôlé  par des influences extérieures. Vous avez beaucoup d’amis à travers le monde qui se tiennent avec vous. À Ottawa. À Edmonton […]. Nous sommes avec vous pour ce qui est juste, et face à ce qui est mal […] ». Les manifestants du Maïdan répondirent par un « Thank You Canada », répété à l’unisson à plusieurs reprises [58].


Imitant Harper en 2007, Goldring n’a pas oublié de mentionner « l’influence extérieure » dans son discours. Mais alors comment peut être interprétée la présence d’un député canadien à cet endroit et en ce moment précis? « Amitié » ou « influence extérieure »?


Les deux, peut-être?

 

(suite...)

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