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Arrêt sur Info, 11 octobre 2016
 
Entrer en guerre avec la Russie pour sauver al-Qaïda ?
Israël Shamir
 
Poker nucléaire
 
Si le plus grand jeu de poker de tous les temps se termine par un grand chelem nucléaire, et que les survivants examinent les causes de WWIII, ils vont mourir de rire. La Troisième Guerre mondiale avait pour but de sauver al-Qaïda. Oui, mes chers lecteurs ! Oncle Sam a envahi l’Afghanistan pour punir al-Qaïda, et maintenant il a commencé la Troisième Guerre mondiale pour sauver al-Qaïda. Voilà positivement une grande relation passionnée et ambivalente d’amour / haine entre le gentleman américain et la jeune fille arabe, du 9/11 jusqu’à Alep.
 
 
Pour les futurs historiens, la WWIII a commencé avec la décision américaine de mettre fin aux négociations bilatérales avec la Russie sur la Syrie. «Laissez parler les armes», ont-ils dit. Voici une révélation exclusive :
 
Les États-Unis ont décidé de suspendre les négociations après que la Russie a demandé le retrait d’Alep des combattants d’al-Qaïda, du Front al-Nusra, etc. Ce fut le casus belli.
 
J’ai en ma possession deux documents de déclaration de guerre :
 
Premier document, intitulé Accord du 2 octobre. C’est un projet américain d’accord présenté par le secrétaire d’État John Kerry au ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov. Sa première ligne déclare : «Le 3 octobre, la Fédération de Russie assurera un arrêt immédiat de toutes les opérations militaires offensives, etc.» Il est basé sur l’ancien accord de courte durée Lavrov-Kerry avec un ajout important : «sans l’exigence précédente de repositionnement des forces».
 
Second document, appelé Réduction de la violence à Alep, aide humanitaire à grande échelle à la population civile, établissement d’une «cessation effective des hostilités» et séparation des forces de l’opposition modérée d’avec Jabhat al-Nusra. Il est sous-titré «Document sur un projet de position». Il s’agit de la contre-proposition russe, confirmant l’accord de Genève du 9 septembre 2016.
 
Sa partie la plus importante est l’appel à séparer les combattants d’al-Qaïda – les terroristes – en les poussant hors d’Alep via un couloir humanitaire sur la route de Castello.
 
La réponse américaine à ce document a été la résiliation des pourparlers.
 
Ainsi, les Russes voulaient expulser al-Qaïda hors d’Alep, de sorte que la ville puisse être alimentée et ramenée à la vie. Les Américains sont prêts à commencer les hostilités contre la Russie pour affirmer le droit d’al-Qaïda de rester dans la ville.
 
En d’autres termes, les Américains ne croient pas dans leur propre mythe de l’existence d’une opposition modérée. Ils savaient, ainsi que les Russes, que sans les terroristes, l’insurrection en Syrie était condamnée. Ils ne voulaient pas laisser la Syrie à Assad, assisté par les Russes.
 
Comme d’habitude, ils ont fait beaucoup de battage humanitaire sur la souffrance des enfants d’Alep. Pourquoi Alep, et non Mossoul avec ses victimes en nombre croissant ? Simplement parce que les tueurs de Mossoul sont soutenus par les États-Unis ? Pourquoi pas au Yémen, où les troupes saoudiennes utilisent des armes américaines – achetées moyennant de lourds pots de vin versés au trésor de guerre de la Fondation Clinton – pour tuer plus d’enfants qu’il n’y en a à Alep ? Où est cette grande supportrice de Mme Clinton, sa quasi-sœur Mme Albright, rendue célèbre par sa fameuse déclaration disant que la mort de cinq cent mille enfants en Irak en avait «valu le coup» ?
 
Il ne fait aucun doute que les enfants et les adultes d’Alep souffrent, et il y a un moyen simple d’arrêter leurs souffrances : éliminer les terroristes et permettre aux forces plus modérées de se joindre au processus politique. Mais par cette voie, Assad et les Russes resteront avec le contrôle de la majeure partie de la Syrie [qui ne pourra pas être démantelée, NdT].
 
L’insurrection en Syrie aurait disparu depuis longtemps si les États du Golfe et les États-Unis n’injectaient pas des milliards de dollars, des tas d’armes et des charretées de chômeurs combattants des pays voisins. Ce serait très triste pour beaucoup de gens, mais pas une catastrophe terrible pour les Syriens. Parfois, les rébellions se terminent par une défaite. Ce n’est pas la fin du monde.
 
L’insurrection irlandaise de 1916 s’est terminée par une défaite, mais l’Irlande est toujours là. Les Tigres tamouls ont échoué à prendre le relais au Sri Lanka. La destruction de la Confédération dans la guerre civile [de sécession en 1861, NdT] américaine a été sanglante et cruelle. Atlanta a été brûlée et ses citoyens expulsés par la force. Un million de morts : beaucoup plus qu’en Syrie, alors que la population était beaucoup plus faible à cette époque. On peut imaginer une force européenne accostant sur le rivage américain pour soulager Atlanta au nom des droits de l’homme et de la préservation de la Confédération. Mais cela n’a pas eu lieu. Les guerres civiles ont leur propre logique. Une défaite des rebelles n’est pas la fin de la nation.
 
En tant que jeune soldat israélien idéaliste, je comptais aller au Nigeria et rejoindre l’armée rebelle au Biafra. Je pensais que la tribu Ibo était des «juifs d’Afrique» qu’il fallait protéger contre un génocide à venir.  A la fin, je me suis trouvé coincé dans la guerre d’attrition du canal de Suez, et la guerre du Biafra s’est terminée sans mon intervention. En dépit des prédictions apocalyptiques, le Nigeria a été réuni, et la tribu Ibo réintégrée.
 
La guerre syrienne peut aussi se terminer par la défaite des rebelles. Le gouvernement assumera son contrôle, les Syriens feront des élections, et arriveront finalement à un minimum de co-existence. Êtes-vous inquiet que les élections avec Bachar al-Assad ne soient pas équitables ? Les États-Unis peuvent leur prêter Mme Debbie Wasserman-Schultz 1 pour superviser les élections. Je suis sûr que les chances d’Assad ne seront pas meilleures ou pires que celles de Mme Clinton dans les élections américaines.
 
Les forces d’al-Qaïda (je garde ce nom, car ils changent toujours leur dénomination officielle, c’était al-Nusra, puis Ahrar al-Sham, et probablement bientôt l’Union des Écureuils pour les noix syriennes, mais c’est fondamentalement le même bon vieux al-Qaïda qui a bombardé New York, le 9/11 et fut ensuite bombardé en Afghanistan, en Irak et en Libye) sont sur le chemin de la défaite. Si les Américains sont si enthousiastes à leur sujet, qu’ils les expédient chez eux aux États-Unis par des vols directs Alep–Washington, attendu que cette ville est apparemment le lieu le plus pro-al-Qaïda à part les grottes de Tora Bora. Probablement que le Parti démocrate les saluera, et le président Obama leur accordera la citoyenneté américaine.
 
Le seul moyen de sauver al-Qaïda – hormis celui que je viens de décrire ci-dessus – est de commencer la guerre avec la Russie. Et c’est en fait le choix que l’administration américaine est sur le point de faire.
 
En supposant que les États-Unis ne peuvent sérieusement planifier la destruction de l’humanité pour sauver al-Qaïda, nous sommes obligés de chercher une meilleure explication. Je ne veux pas trop creuser les filons conspirationniste, «pour l’amour d’Israël», ou pour le pipeline.
 
Ces explications sont valables. Nous savons que les États-Unis appuient le plan du Qatar pour construire un pipeline à partir du champ de gaz qatari vers l’Europe pour saper l’économie russe et la dépendance européenne au gaz russe. Nous savons que Hillary Clinton a promis de briser la Syrie «pour l’amour d’Israël», comme elle l’écrit dans un e-mail fuité par Wikileaks.
 
Et encore, ce ne sont que des rationalisations. Je vais vous dire la vraie raison.
 
Pourquoi la guerre ? Pour le plaisir. Les dirigeants américains apprécient la corde raide, m’a dit un initié américain très important. C’est une qualité humaine. Les jeunes enfants aiment se promener au bord du précipice. C’est leur façon de prouver qu’ils sont meilleurs que leurs compagnons. Les adultes font la même chose, pour la même raison.
 
La pratique de la corde raide consiste à provoquer une situation extrêmement dangereuse afin d’obtenir les résultats que vous voulez, dit un dictionnaire trop rationnel, mais dans la vie réelle des élites, la mention «afin d’obtenir les résultats que vous voulez» a été oubliée. C’est de l’art pur, la corde raide pour la corde raide.
 
Depuis pas mal de temps, les dirigeants américains se sont tiré la bourre pour voir celui qui peut pousser l’ours russe le plus loin, mettre le monde au plus près du bord de l’abîme. Pourquoi ? Juste parce que c’est là, comme l’a dit Sir Edmund Hillary à propos de son ascension de l’Everest 2. Peut-être, par sa taille, par sa maladresse ostensible – «colosse aux pieds d’argile» –, par sa proximité, la Russie réveille-t-elle un désir suicidaire dans le cœur des dirigeants puissants, de Napoléon à Hitler.
 
Les raisons pratiques, quasi-rationnelles étaient toujours très faibles, et généralement elles tendaient à vouloir sauver le peuple russe de dirigeants cruels, qu’il s’agisse de judéo-bolcheviques ou de Tsars du knout (l’intervention humanitaire n’est pas une invention nouvelle !). Maintenant, il faut sauver les enfants d’Alep.
 
Certes, les enfants d’Alep pourraient être sauvés par le retrait des combattants hors de la ville, mais ça ne compte pas dans le jeu de la corde raide.
 
Les Russes comprennent le jeu. Ils tentent de sauver la Syrie, et leurs positions en Syrie ; auparavant, ils ont essayé de protéger leurs positions dans leur voisinage immédiat en prenant la Crimée, à la suite du coup d’État de Kiev arrangé par l’Ouest. Chaque fois, ils ont essayé d’être raisonnables. Ils n’aimaient pas ce qu’on leur faisait, mais ils ont vécu avec.
 
Maintenant, ils sont finalement arrivés à la conclusion que les États-Unis ne cesseront pas de pousser jusqu’à ce que le défi soit relevé. Ils doivent se rendre, ou ce sera la guerre. Même s’ils devaient quitter la Syrie – et ils n’ont pas cette intention – les Américains trouveront une autre raison pour pousser.
 
Voilà pourquoi Poutine a publié ses décrets sur le plutonium et l’uranium. Ces décrets symbolisaient la fin de l’ère Gorbatchev-Eltsine et annulaient la «victoire dans la guerre froide» des États-Unis sur l’URSS. Dans les années 1980, les deux superpuissances de l’époque ont atteint le potentiel militaire MAD (Destruction Mutuelle Assurée), mais à partir de 1986, Gorbatchev, puis Eltsine ont abandonné les positions russes. De nombreux missiles ont été démantelés, des ogives nucléaires ont été détruites et expédiées aux États-Unis pour être utilisées comme source d’énergie pour les réacteurs américains.
 
Les scientifiques et les experts russes se sont plaints que le plutonium extrêmement coûteux et l’uranium enrichi aient été vendus pour des cacahuètes, et que des missiles mortels et efficaces aient été brisés, diminuant la capacité russe à combattre l’ennemi. Mais le gouvernement russe avait déclaré que la Russie n’avait pas d’ennemi, les États-Unis sont un ami, et les missiles et les têtes nucléaires ne sont plus nécessaires.
 
Il y a quelques années, Poutine a lentement commencé à restaurer et à moderniser l’arsenal nucléaire. Ce fut presque trop tard, alors que les Docteurs Folamour américains appelaient déjà à une première frappe nucléaire sur une Russie affaiblie. Ils ont dit qu’il n’y aurait pas de représailles car l’armement nucléaire russe était trop vieux et pouvait être intercepté par les nouveaux systèmes anti-missiles américains. Quoi qu’il en soit, la Russie a observé les accords conclus par Gorbatchev et Eltsine en expédiant dûment du plutonium et de l’uranium enrichi à l’Ouest. Ces accords ont sécurisé les États-Unis, et gardé la Russie vulnérable.
 
Si les États-Unis jouaient leurs cartes en toute sécurité et de façon équitable, cette situation pourrait durer pendant une longue période. Jusqu’à présent, les Russes ont timidement répondu au crescendo des menaces et des accusations de l’OTAN. Mais maintenant, en une seule semaine, les médias occidentaux ont accusé les Russes de multiples crimes de guerre, d’avoir abattu l’avion de ligne malaisien en Ukraine et bombardé un convoi humanitaire en Syrie [en plus des accusations de piratage  informatique du Parti démocrate, NdT].
 
Les Russes affirment que ces accusations sont sans fondement. Moins de 8% des Russes pensent que ces derniers ont attaqué l’avion de ligne malaisien. Ils pensent que l’avion a été abattu par les Ukrainiens qui croyaient attaquer le jet de Poutine. Quant au convoi humanitaire, la vidéo de la BBC montre clairement les traces de munitions thermobariques Hellfire, utilisées par le drone américain Predator. Un tel drone a été observé sur le lieu de la tragédie, disent-ils.
 
Poutine a été diabolisé comme Milosevic et Saddam, comparé à Hitler et même (oh, horreur !) à Trump. L’éditorial du New York Times a décrit la Russie comme un État hors la loi. Cette action concertée a eu un impact. Vous ne savez jamais jusqu’où vous pouvez pousser jusqu’à ce que ça aille trop loin. Les Russes ont été poussés trop loin.
 
Ils ont commencé à démanteler le système d’accords conclus après l’effondrement soviétique. Ainsi, dans une querelle de famille, la personne poussée à bout par son conjoint hystérique, soulève une pile d’assiettes en porcelaine et les fracasse sur le sol de la cuisine. Maintenant, la guerre nucléaire est tout à fait probable, à moins que les dirigeants américains ne reprennent leurs esprits.
 
Les Russes ne sont pas préoccupés par la guerre à venir. Il n’y a ni panique, ni peur, seulement l’acceptation stoïque de tout ce qui vient. Cette semaine, une quarantaine de millions de personnes ont participé à un grand exercice de défense civile. Les abris de Moscou et d’autres villes ont été rouverts et réparés. Ils ne veulent pas la guerre, mais si elle vient, elle est attendue. Les Russes ont combattu plusieurs guerres contre l’Occident ; ils n’ont jamais commencé une guerre, mais ils ont toujours combattu jusqu’à la fin.
 
Une attaque américaine sur des bases syriennes ou russes en Syrie pourrait être le point de départ de l’avalanche. Je suis vraiment étonné par le moral russe : il est beaucoup plus élevé qu’il ne l’était à l’époque de la guerre de Corée, de la guerre du Vietnam ou de la crise de Cuba. En ces temps là, ils avaient peur de la guerre et étaient prêts à faire des sacrifices pour éviter l’apocalypse. Plus maintenant.
 
Cette préparation à l’Armageddon est la caractéristique la plus inattendue et effrayante que j’ai observée. C’est d’autant plus inattendu que la vie quotidienne du Russe moyen s’est grandement améliorée. La Russie n’a probablement jamais vécu aussi bien que maintenant. Ils ont beaucoup à perdre ; c’est seulement le sentiment d’être acculé injustement qui les pousse à réagir d’une telle manière.
 
Les demandes audacieuses de Poutine [pour la reprise des accords sur le plutonium] : lever toutes les sanctions, payer pour les dommages causés par celles-ci et par les contre-sanctions, retirer les troupes et les chars des États baltes, de Pologne et d’autres pays ayant rejoint récemment l’OTAN montrent que les enjeux sont en effet élevés. Les dirigeants américains ne sont pas les seuls à pouvoir marcher au bord de l’abîme : les Russes peuvent leur montrer l’art de la corde raide. Après l’humiliation totale des années 1990, les Russes ne sont pas susceptibles de se détourner de la route qui mène les deux mastodontes nucléaires l’un vers l’autre à grande vitesse.
 
Il y a quelques signes montrant que les Américains reprennent leurs esprits. «Le président a discuté dans le détail de savoir pourquoi l’action militaire contre le régime Assad pour tenter de remédier à la situation à Alep n’atteindra probablement pas les objectifs que beaucoup envisagent maintenant en termes de réduction de la violence là-bas», a dit le porte-parole de la Maison Blanche Josh Earnest aux journalistes jeudi.
 
Et même le meilleur ami des va-t-en-guerre, le New York Times, a publié un appel : «N’intervenons pas en Syrie.» Alors peut-être que nous allons vivre un peu plus longtemps.