L’intervention de la Russie en Syrie – une évaluation basée sur la réalité
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Le saker francophone, 9 novembre 2015
L’intervention de la Russie en Syrie – une évaluation basée sur la réalité
le Saker original
Voilà plus d’un mois que les Russes ont lancé leur opération militaire et politique en Syrie et le temps de l’hyperbole et de l’agitation du drapeau est clairement passé. Finie la confrontation la plus attendue de l’histoire récente avec des rumeurs de MiG-31, des parachutistes russes, des milliers de militaires, des sous-marins balistiques et autres balivernes. Et, contrairement à ce que certains ont écrit, rien de ce qui est arrivé n’a été coordonné avec la Maison Blanche. Ce que je me propose de faire aujourd’hui est d’évaluer ce qui s’est réellement passé et de regarder les options russes pour l’avenir. Mais d’abord, un bref rappel de ce qui a vraiment eu lieu.
L’opération très audacieuse d’une petite force militaire
Je ne le répéterai jamais assez : les forces militaires russes sont petites. Oui, ils font une quantité impressionnante de sorties aériennes chaque jour (entre 50 et 80). Mais nous allons comparer cela à l’effort de la force de l’air israélienne pendant la guerre contre le Hezbollah en 2006, lorsque les Israéliens ont effectué 400 sorties tous les jours. Ajoutez à cela l’énorme barrage d’artillerie israélien et même des attaques de la marine israélienne. Enfin, rappelons qu’Israël ne se battait pas contre tout le Hezbollah, mais seulement contre des forces de second rang au sud de la rivière Litani totalisant moins de mille combattants – le Hezbollah a gardé ses forces les mieux formés au nord du fleuve Litani.
Donc, nous allons comparer les deux opérations :
Israël 2006 – 33 jours | Russie 2015 - 44 jours | |
Sorties aériennes par jour (moyenne) | 400 | 70 |
Taille des forces ennemies | 1.000 | 200.000 (estimation) |
Support d’artillerie | massif | nul |
Support naval | continu | très limité |
Infanterie et blindés | jusqu'à 30.000 | faible |
Distance du front | nulle | plus de 1000 Km |
Pertes au combat |
121 tués, 1 244 blessés, 5 chars, 4 hélico, un avion, un navire
|
aucune |
Gardez à l’esprit que la propagande anglo-sioniste présente toujours l’armée israélienne en général et l’Armée de l’Air israélienne en particulier comme une sorte de super-héros quasi-invincible d’une force archi-entraînée, les meilleurs des meilleurs. Un rapide coup d’oeil au tableau ci-dessus vous indique qui sont en réalité les véritables super-héros.
Mais mon point principal n’est pas de ridiculiser les Israéliens mais de souligner l’énorme différence de taille entre les deux forces et de poser une question simple : si une énorme force israélienne ne pouvait pas vaincre environ 1 000 combattants de second rang du Hezbollah, que pouvait-on réellement attendre de la petite force russe ?
C’est vraiment la question clé. Et, la réponse est assez évidente : la force russe n’a jamais été envoyée en Syrie pour vaincre Daesh ou même changer le cours de la guerre civile. Le véritable objectif des interventions russes a été très limité en termes purement militaires.
Tout d’abord, la Russie a tenté de briser l’élan des États-Unis et de la Turquie pour une intervention militaire manifeste. En cela, ils ont réussi sans aucun doute. Le deuxième objectif était de fournir un soutien limité mais néanmoins crucial pour l’armée syrienne (y compris un soutien moral). Là aussi ils ont réussi sans aucun doute, sur la plupart des secteurs les Syriens sont à l’offensive, mais lentement. Troisièmement, il semble maintenant que l’un des objectifs de l’intervention russe était de doter essentiellement les Syriens d’une capacité moderne de défense aérienne, c’est ce que les Russes ont également réussi, même partiellement. Pourquoi dis-je partiellement ? Parce que, alors que les capacités actuelles de défense aérienne des forces russes en Syrie sont adéquates pour défendre l’espace aérien syrien contre une attaque limitée, elles sont loin d’être suffisantes pour empêcher les États-Unis de mener une attaque déterminée de grande envergure. Tout ce que la Russie a fait est d’augmenter le coût d’une intervention pour les États-Unis, mais pas de la rendre impossible. Fait intéressant, les Iraniens ont déclaré aujourd’hui qu’ils ont (enfin!) finalisé la cession de S-300 russes. En faisant ainsi, la Russie non seulement contribue à protéger l’Iran, mais l’armée russe contribue également à sécuriser l’espace aérien d’un pays ami qui pourrait être vital pour les efforts russes dans l’avenir.
Le véritable action n’a jamais été militaire mais politique : la Russie a littéralement forcé les États-Unis à négocier avec l’Iran et, finalement, avec la Syrie en rendant un refus politiquement impossible. Le slogan «Assad doit partir» a maintenant disparu et les anglo-sionistes ont au moins donné l’impression d’être disposés à négocier. Encore une fois, cela est, sans aucun doute, une grande victoire pour la Russie.
Maintenant, regardons les (prévisibles) mauvaises nouvelles
Bien sûr, ce sont des mauvaises nouvelles uniquement pour ceux qui, depuis le premier jour ont gobé le récit du changement de jeu à propos de l’intervention militaire russe [et qui en attendaient beaucoup trop]. Pour ceux qui, comme moi, préfèrent les faits aux slogans, la suite ne fut pas une grosse surprise. En fait, tout cela était prévisible et prédit.
Tout d’abord, Daesh s’est adapté rapidement à la campagne aérienne russe. La première chose que Daesh a comprise est que, quelle que soit l’intensité de la campagne de bombardement russe, celle-ci aurait un impact très limité sur la ligne de contact réelle sur le front. Pour autant que je sache, le seul endroit où les Russes ont fourni un soutien aérien rapproché était limité à la province de Lattaquié et le long de l’autoroute principale au nord. Ceci est en train de changer lentement, les Russes passent progressivement de l’attaque de cibles opérationnelles à des cibles tactiques. Au lieu de frapper les centres de commandement ou de formation et des entrepôts de munitions, ils ont maintenant progressivement augmenté leur soutien à l’armée syrienne engagée dans le combat direct. Jusqu’à la semaine dernière ou à peu près, tout ce que les Syriens avaient pour les soutenir sur le terrain étaient des MiG-21 et des MiG-23 vieux de 30 ans. Ceci est maintenant en train de changer dans certains secteurs clés de l’avant.
Deuxièmement, au lieu de simplement courber l’échine, Daesh est passé à l’offensive dans plusieurs secteurs de l’avant, forçant ainsi les Syriens à envoyer des troupes dans ces secteurs, ce qui les a empêchés de concentrer assez de puissance de feu et d’infanterie le long des axes d’attaque choisis pour faire une percée opérationnelle. Le manque de soldats (la longue guerre civile de quatre ans a pris un terrible tribut sur les Syriens) est une vulnérabilité syrienne cruciale que Daesh a très habilement exploitée.
A ceux qui trouvent confus ce qui précède, permettez-moi de leur expliquer ceci : la règle générale – pas une règle absolue pour sûr – dans l’armée est que le côté défensif a un gros avantage sur l’attaquant et que par conséquent les besoins offensifs en troupes sont environ de 3 contre 1 par rapport au défenseur.
Encore une fois, ceci est une approximation très grossière et dans certaines situations telles que la guerre urbaine ou en montagne, ce rapport pourrait aller beaucoup plus loin, à 6:1 et même plus. Maintenant, l’attaque n’a pas besoin d’atteindre ce ratio de 3:1 sur toute la longueur de la ligne de contact, mais seulement dans le secteur principal de l’attaque, qui est généralement très étroit. D’où l’importance de faire de fausses attaques délibérément détectables – pour forcer le défenseur à concentrer ses forces au mauvais endroit. En passant en permanence à l’offensive sur différents tronçons du front, Daesh oblige les Syriens à envoyer des renforts qui seraient autrement utilisés dans l’offensive. Voilà pourquoi les Syriens n’ont pas réalisé de percée opérationnelle, du moins jusqu’à présent.
La (véritable) mauvaise nouvelle imprévisible : le vol 9268
De plus en plus de signes pointent vers la très haute probabilité que le vol 9268 Kogalymavia a été détruit dans les airs par une bombe. Fait intéressant, même les experts égyptiens que tout le monde soupçonne de vouloir couvrir ce fait disent maintenant qu’ils sont sûr à 90% qu’une bombe a causé l’accident. Les Russes ne disent pas grand chose, mais toutes leurs actions sont compatibles avec cette hypothèse. Alors que nous devrons attendre le rapport officiel pour obtenir les faits (oui, je l’espère ce rapport, simplement parce qu’il y a trop de pays concernés et que les Russes n’ont aucune raison de mentir). Personnellement, je suis venu maintenant à la conclusion que la destruction par une bombe est une hypothèse de travail raisonnable. Je crois que cette bombe a été placée à l’intérieur de l’aéronef par un ou plusieurs individus, soit sympathisants de Daesh ou des Frères musulmans, ou tout simplement pour l’argent. Je suis conscient qu’il y a déjà beaucoup de charlatans là-bas offrant des explications beaucoup plus exotiques (depuis une cyber-attaque sur l’ordinateur de bord à un missile israélien en passant par un canon laser) mais, étant un grand croyant dans le rasoir d’Occam, je tiens à l’ explication la plus simple jusqu’à ce que j’aie des raisons logiques, fondées sur des faits, pour penser autrement. Comme je l’ai écrit dans le passé, je ne crois pas que cette tragédie aura un impact significatif sur les actions de la Russie en Syrie ou sur les politiques russes, ne serait-ce que parce qu’il n’y a vraiment rien de plus que les Russes puissent faire.
Dans ce cas encore, il y a beaucoup d’exagération autour de ce que les Russes pourraient faire s’il est prouvé que Daesh ou des sympathisants ont placé cette bombe dans l’avion. En outre, depuis qu’on sait que Daesh est vraiment une création de l’Empire anglo-sioniste, celui-ci devrait être tenu pour responsable, au moins en vertu de la doctrine de la responsabilité de commandement. Le Washington Post a déjà décidé de préempter de telles suggestions en ridiculisant les accusations possibles des russes ou des égyptiens contre la CIA. Et compte tenu de la relation spéciale des États-Unis avec l’Arabie Saoudite, la Turquie, les Emirats Arabes Unis ou le Qatar, des suggestions que ces pays soient impliqués auraient également mis la Russie sur une trajectoire de collision avec le CENTCOM. Personnellement, je pense qu’il est parfaitement juste et raisonnable de placer la responsabilité de toutes les atrocités commises par Al-Qaïda / ISIS / Daesh & Co sur l’Empire anglo-sioniste, y compris les guerres en Bosnie, en Tchétchénie et le 9/11. L’Arabie Saoudite, la Turquie, les Émirats arabes unis, le Qatar ou Israël font tous, à un certain degré, partie de l ‘«Empire du Bien et de la Vertu» créé par l’État profond des États-Unis et bien qu’il puisse y avoir des différends entre eux, ils servent tous essentiellement les mêmes intérêts. Et il ne fait aucun doute dans mon esprit que Poutine comprend parfaitement cela. Le problème est que la Russie est un pays trop faible pour être en mesure de le dire ou même d’acquiescer à de telles déclarations. Non seulement le Kremlin veut éviter une guerre directe avec les États-Unis, mais même une confrontation politique et économique ouverte avec le soi-disant Occident est quelque chose que la Russie essaie difficilement d’éviter en raison de sa faiblesse comparative. Je ne crois donc pas que la Russie prendra des mesures directes contre les pays qui sponsorisent et contrôlent Daesh.
Il y a une autre hypothèse intéressante faite par certains observateurs. Selon eux, le but réel de l’attentat contre le vol 9268 serait d’attirer les russes dans une opération terrestre contre Daesh. Là encore, si tel était le but derrière cette atrocité, je ne crois pas que cela va fonctionner. De même que la Russie a tout fait pour éviter d’intervenir (ouvertement) militairement dans le Donbass, la Russie fera tout son possible pour éviter toute opération de terrain en Syrie (pour une analyse détaillée des raisons russes voir ici et ici). Si 60% des Russes sont opposés à une intervention directe dans le Donbass, il y aura encore beaucoup plus d’opposition à toute opération terrestre russe en Syrie. Enfin, comme je l’ai écrit plusieurs fois, l’armée russe (dans son ensemble) n’a jamais été conçue pour fonctionner à 1000 km au-delà de ses frontières et la Russie manque tout simplement de ce genre de capacité de projection de puissance.
Aussi frustrant que cela puisse être, la bonne chose à faire pour la Russie est de ne rien faire ou, plus précisément, de ne rien faire d’autre que ce qu’elle a fait jusqu’à présent.
La Russie a les capacités pour accroître son implication militaire en Syrie et j’ai déjà mentionné ces options dans le passé. Il s’agit de l’utilisation de l’aviation à longue portée à partir de la Russie ou, mieux, en utilisant une base aérienne iranienne. Alternativement, la Russie pourrait décider de construire une base aérienne Khmeimim 2 près de Lattaquié et mettre en oeuvre plus d’avions. Peut-être que je me trompe, mais je ne vois pas cela comme une solution. Pour moi, il y a un laps de temps limité pour que l’armée syrienne obtienne une victoire opérationnelle contre Daesh, à part cela je ne vois pas d’autre option qu’une intervention iranienne au sol (qui, en soi, est une question très complexe qui déclencherait une hystérie anti-iranienne massive dans la partie de la planète sous contrôle américain).
Donc, tout ce qui me reste est l’espoir que les capacités de modélisation de l’État-Major russe sont aussi bonnes que leur réputation et que l’intervention très limitée, mais très efficace sera suffisante pour passer d’un effet quantitatif à un effet qualitatif. Je souhaite que la somme de petites victoires tactiques mènera finalement Daesh à un point de rupture assez important pour permettre un succès opérationnel syrienne. Je serais heureux de reconnaître que, en fin de compte je fais confiance à Poutine et à la superbe équipe de généraux qu’il a placés à la tête des forces armées russes.
En conclusion, je tiens à dire que je suis très fier de ce que font les Russes en Syrie, tant militairement que politiquement. Ils ont montré un immense courage et beaucoup de compétences, à tous les niveaux du jeu. Mais je pense aussi qu’il est crucial pour nous tous, qui sommes favorables à la Russie et à la résistance anti-impérialiste dans le monde entier, de cesser de présenter cette intervention comme une sorte de changement de jeu ou de fait accompli dans laquelle l’ours russe va écraser tous les terroristes et rétablir la paix en Syrie.
Hélas, nous sommes encore très très loin de ce but. Ce que les russes ont apporté est une solution temporaire, absolument vitale et très audacieuse de dernière minute à une situation très dangereuse sur le point de devenir bien pire. Ils l’ont fait en sachant très bien qu’ils avaient un énorme désavantage politique, géographique et militaire et que leur mouvement était extrêmement risqué. Je ne dirais pas que Poutine a de l’aversion au risque mais il est certainement très prudent et, pour lui, autoriser une telle opération a dû être très difficile. Mon sentiment est que ce qui l’a décidé en faveur de cette intervention est la croyance – justifiée – que les forces russes en Syrie ne luttent pas seulement pour la Syrie, mais qu’elles se battent d’abord pour la Russie. Chaque organisation wahhabite / Takfiri sur la planète a déjà déclaré un djihad contre la Russie, et celle-ci a été en lutte contre ces fous depuis que les États-Unis et les Saoudiens les ont littéralement fédérés en Afghanistan – le plan brillant de Brzezinski et, plus tard, de Reagan. Le peuple russe sait et comprend tout cela. Poutine a répété assez souvent ce message pour qu’il soit bien assimilé. Voilà pourquoi les Russes vont tenir le cap, même si un revers majeur se produit et c’est aussi pourquoi ils ne laisseront pas un événement comme l’attentat contre le vol 9268, exécuté par une marionnette US, les détourner de leur véritable objectif : aider les Syriens, Irakiens et Iraniens à défaire Daesh.