Le discours et la méthode


Lutte anti-terroriste. Enlèvements, tortures, non-respect de la procédure pénale : la gestion marocaine de la lutte contre le terrorisme est toujours critiquée par les associations locales et internationales des droits humains


Par : Christophe Guguen         


Mercredi 2 décembre, l’OMDH organisait une conférence de presse à Rabat pour présenter son rapport sur le jugement des six détenus politiques de l’affaire Belliraj. L’association pointe les nombreuses «irrégularités» relevées lors du procès : verdict basé essentiellement sur les procès verbaux de la police, refus d’entendre certains témoins à décharge cités par la défense, demandes d’enquête sur les cas de torture non abouties. L’OMDH relève également les «conditions douteuses» dans lesquelles s’est déroulée l’enquête.
Poussé par l’Europe et les Etats-Unis, le Maroc poursuit inlassablement sa lutte contre le «risque terroriste». Lors des nombreuses «rafles» organisées au lendemain des attentats de 2003, la recherche de complicités et la possibilité de nouvelles actions terroristes à l’intérieur du royaume apparaissaient comme la principale crainte des autorités marocaines. Qu’en est-il six ans après ? Le Maroc n’a plus connu d’attentat depuis 2007. Aujourd’hui, les récents «démantèlements» annoncés par l’Intérieur visent essentiellement les filières de recrutement pour le «jihad» à l’étranger, en Irak ou en Afghanistan notamment. Les méthodes utilisées par l’Etat marocain pour contrer ces actions ne semblent, en revanche, pas avoir changé.

24 “disparitions” en septembre
Fin septembre, le département de Chakib Benmoussa annonçait l’arrestation de 24 personnes suspectées d’appartenir à un réseau de recrutement pour des opérations-suicides à l’étranger. Quelques semaines plus tôt, neuf familles s’étaient présentées aux sections locales de l’AMDH de Taza, Guercif et Salé pour déclarer la disparition d’un de leur proche. «Ce sont seulement les cas que nous pouvons recenser, beaucoup de familles ont peur et n’osent pas venir nous voir», explique Abdelilah Benabdeslam, vice-président de l’AMDH.
Une de ces familles a accepté de parler de la disparition de son fils, Mehdi, actuellement incarcéré à la prison de Salé en attente d’un éventuel procès. Etudiant à l’école hôtelière de Rabat, ce jeune de 19 ans a «disparu» le 5 septembre dernier alors qu’il se rendait à la mosquée de son quartier, à Salé Tabriquet. «Nous sommes allés au commissariat, nous avons fait le tour des hôpitaux, même des morgues, mais il n’y avait aucune trace de lui. C’était terrible, nous ne savions pas où il était et s’il était toujours en vie», expliquent aujourd’hui ses parents. Un mois plus tard, ces derniers ont reçu un coup de fil. «C’était Mehdi, il nous a dit qu’il était désormais à la prison de Salé et qu’on pouvait venir le voir. Les autorités, elles, ne nous ont pas avertis de son arrestation. La police n’est même pas venue chez nous pour fouiller ses affaires». Mehdi aurait passé près d’un mois, de septembre à octobre, «au siège de la DST à Témara, où il a subi des tortures morales et physiques.» Les parents de Mehdi tiennent à préciser qu’ils ne sont pas contre la justice. «Mais s’ils ont quelque chose à lui reprocher, il y a des lois à respecter.»

Témara, passage obligé ?

Six habitants de Taza et un de Guercif ont «disparu» pendant la même période, avant de se retrouver, eux aussi, à la prison de Salé. «La plupart des personnes arrêtées passent toujours par Témara», affirme Abderrahim Mouhtad, président de l’association Annassir de soutien aux prisonniers islamistes. Bien que le Maroc continue de nier l’existence d’un quelconque «centre secret» au siège de la DST. «Ces arrestations sont illégales, les agents de la DST n’ont pas de pouvoir judiciaire, ce n’est pas à eux d’arrêter les gens et de les interroger, explique de son côté Abdelilah Benabdeslam. Il faut mettre fin à cette impunité. A chaque fois qu’on demande l’ouverture d’une enquête sur des responsables, on nous oppose une fin de non-recevoir». Ces «enlèvements» ont toujours existé depuis 1956, poursuit-il. Avant, les disparitions forcées pouvaient durer indéfiniment, «c’était la règle.» Plusieurs cas ne sont d’ailleurs toujours pas résolus aujourd’hui, quatre ans après la remise officielle des recommandations de l’IER. «Maintenant, les disparitions ne dépassent pas quelques mois, c’est un changement.»
Le Code de procédure pénale oblige la police à informer les familles dès l’arrestation d’un suspect. Mais les détentions arbitraires de présumés terroristes n’étant toujours pas reconnues par l’Etat marocain, les arrestations sont officiellement datées du jour de la «réapparition» des suspects, en prison ou au siège de la police judiciaire du Maârif, à Casablanca. Le cas de Abdelkrim Hakkou est particulièrement révélateur. Cet instituteur de 31 ans, originaire de Aïn Taoujdate, petite bourgade située entre Fès et Meknès, a disparu le 16 mai 2008. Là encore, ses proches ont signalé sa disparition aux autorités locales et à l’école où il enseigne. Des courriers ont été envoyés au procureur général de Rabat, au ministère de la Justice. En vain. Ce n’est que le 2 juillet suivant, un mois et demi après sa disparition, que Abdelkrim Hakkou «réapparait» dans les locaux de la police judiciaire à Casablanca. Officiellement, c’est à cette date que l’instituteur a été arrêté. «Nous avons demandé aux autorités de nous expliquer cette soi-disant arrestation, dans quelles conditions exactes elle a eu lieu, mais on ne nous a jamais répondu», dénonce le frère de Abdelkrim. Selon le témoignage de ce dernier, l’enlèvement s’est produit en plein après-midi, le 16 mai 2008, alors que l’instituteur partait à bicyclette vers son école. «Une estafette blanche s’est arrêtée à sa hauteur. Quatre hommes en civil l’ont alors fait monter à l’intérieur, lui expliquant qu’ils voulaient juste parler avec lui quelques minutes. Arrivés au niveau du péage de Salé, les hommes lui ont mis un bandeau sur les yeux qu’il a gardé jusqu’à son arrivée au lieu de détention. Pendant dix jours, il n’a pas pu fermer l’œil. Les enquêteurs se relayaient jour et nuit pour l’interroger, on l’empêchait de dormir. Les coups pleuvaient, il a été torturé. Et puis, quinze jours avant sa réapparition, ils ont tout arrêté pour qu’il puisse un peu récupérer.»
Pendant sa garde à vue «officielle» dans les locaux du Maârif, on lui demandera simplement de signer le PV établi lors des précédents interrogatoires. En prison depuis un an et demi, Abdelkrim attend toujours l’issue de son procès. Il est officiellement poursuivi, en compagnie de 35 autres accusés, pour tentative de recrutement de jihadistes et aide matérielle à un groupe terroriste. «Le dossier est vide. Mis à part le PV, il n’y a rien», déplore son frère. «Les questions-réponses contenues dans les procès verbaux sont les mêmes pour tous les accusés, seuls les noms et les adresses changent», affirme-t-il. La prochaine audience du procès est prévue pour le 10 décembre prochain, date à laquelle est également célébrée la Journée mondiale des droits de l’homme…
Dénoncée dès 2003 par les associations nationales et internationales de défense des droits humains, l’illégalité des procédures est toujours érigée en système. La Convention internationale contre les disparitions forcées a bien été signée en grande pompe par le Maroc en 2007. «Mais l’Etat marocain ne l’a pas ratifiée, ses dispositions ne sont toujours pas appliquées», explique Abdelilah Benabdeslam. L’OMDH, de son côté, continue de réclamer la ratification par Rabat du protocole additionnel relatif à la Convention internationale contre la torture. Le 18 décembre prochain, l’association annoncera publiquement la constitution d’un groupe de travail chargé d’établir «un document de référence» sur les mécanismes nationaux de lutte contre la torture.


            



Témara, “Une prison américaine” ?

Comment interpréter les problèmes d’application du Droit dans la gestion marocaine de la lutte anti-terroriste ? Outre l’enracinement profond de certaines «méthodes» au sein de l’appareil répressif marocain, les associations pointent du doigt l’empressement de Rabat à satisfaire aux exigences des Etats-Unis et de l’Europe. Les salafistes vont plus loin. Selon eux, les violations commises par les autorités marocaines sont délibérées et répondent à un objectif clair: faire à Témara ce que les législations occidentales ne permettent pas en Europe ou sur le sol américain. «C’est très hypocrite. Le Maroc fait de la sous-traitance pour le compte des Etats-Unis, affirme Fatiha Hassani, veuve de Karim El Mejjati. J’ai moi-même été amenée ici de façon illégale, par un vol secret de la CIA. Mon fils et moi avons passé neuf mois au secret, à Témara.» Le cas de Mohamed Binyam représente, selon elle, «la réalité de ce qu’il se passe dans les prisons américaines, où qu’elles se trouvent dans le monde». Ce résident britannique, relâché de Guantanamo début 2009, affirme être passé par les geôles de Témara où il a été torturé par des agents marocains sous la supervision de services étrangers, notamment le MI5 britannique. Une enquête de la justice anglaise est en cours, certaines informations ont déjà été déclassifiées. La poursuite des investigations pourrait amener les enquêteurs britanniques à visiter le centre de la DST à Témara. Une visite qui a été systématiquement refusée aux ONG malgré leurs demandes répétées.

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