TelQuel - 3/9 octobre 2009


Par Driss Bennani


Enquête. Le dérapage de trop
    

Après les amendes exorbitantes, le harcèlement policier et les saisies illégales, l’Etat en arrive aujourd’hui à fermer arbitrairement un journal. Et demain ?


Lundi 28 septembre, peu après 19 heures. Cinq hommes en civil se présentent aux portes du quotidien indépendant Akhbar Al Youm installé à Casablanca. A cette heure, tous les journalistes ont quitté les lieux et seuls quelques responsables administratifs sont encore sur place. “Nous sommes de la police et nous venons récupérer le numéro à  
paraître demain (mardi 29 septembre). Nous avons des ordres pour saisir tous les exemplaires disponibles”, affirme, sur un ton assez cordial, l’un des policiers en civil. Les premiers exemplaires, qui viennent tout juste de quitter l’imprimerie, sont aussitôt saisis. Idem pour les quelques autres copies qui traînaient encore dans une voiture de service appartenant à la société éditrice, Média 21. En tout, les policiers ont emporté 570 exemplaires. “Maintenant, il faut vider les lieux. Nous avons des ordres pour évacuer le personnel et fermer les locaux”, ajoute notre policier. Surprise générale. Comment interpréter un “ordre” pareil ? S’agit-il d’une mise sous scellés ? Non, de toute évidence (du moins pas encore), puisque les policiers ont simplement (et poliment) demandé aux équipes du journal de fermer les locaux et… de garder les clefs. “Nous n’avons aucun document officiel à vous remettre. Nous avons des ordres à exécuter. Et pour tout vous dire, nous n’étions même pas au courant qu’il s’agissait des locaux d’un journal”, confient quelques jeunes policiers. Soit, mais s’agit-il, dans ce cas, de la saisie administrative d’un numéro litigieux ou de l’interdiction pure et simple du titre ? Personne parmi la vingtaine d’agents, qui ont très vite encerclé les locaux d’Akhbar Al Youm, n’était en mesure de donner une réponse satisfaisante.
La réponse était plutôt à chercher du côté de l’agence officielle MAP (comme souvent dans ce genre d’affaires). A la lecture des premières lignes, les responsables de la société éditrice manquent de s’étrangler. Le ministère de l’Intérieur, qui a décidé de poursuivre Akhbar Al Youm en justice, lui reproche la publication, dans le numéro du week-end (samedi 26 et dimanche 27 septembre) d’une caricature montrant le prince Moulay Ismaïl sur une aâmmaria. Selon le communiqué du ministère de l’Intérieur, cette caricature “constitue manifestement une atteinte au respect dû à un membre de la famille royale”. Plus loin, le journal est également accusé d’avoir eu “recours à l'utilisation tendancieuse du drapeau national en faisant outrage à l'emblème du royaume”. Et comme si ces charges n’étaient pas suffisantes pour faire trembler le plus coriace des éditeurs, le communiqué ajoute que “l'utilisation de l'étoile de David dans la caricature suscite des interrogations sur les insinuations de ses auteurs et dénote des penchants d'antisémitisme flagrant”.

Cafouillage policier
Le microcosme politico-médiatique est sous le choc. D’autant que l’on apprend que le numéro saisi le soir même par la police ne comportait aucune atteinte à un membre de la famille royale. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le numéro comportant la fameuse caricature avait été librement commercialisé et les invendus avaient été normalement récupérés par la société de distribution. L’explication de ce quiproquo est simple : agissant dans l’urgence, les services de police auraient en fait saisi le mauvais numéro. Du côté de la rédaction d’Akhbar Al Youm, on ne cache pas son étonnement : “La caricature était passée totalement inaperçue. Au début, nous avons même eu beaucoup de mal à réaliser qu’on nous reprochait ce dessin somme toute banal”, nous a confié un journaliste.
Lundi, en début de soirée, l’information a déjà fait le tour du Net. Sur Al Jazeera, Taoufiq Bouachrine, directeur de publication d’Akhbar Al Youm (qui réside à Rabat) fait état de son étonnement et exprime toute son indignation face à l’occupation illégale des locaux du journal par les forces de police. Une première dans les annales du bras de fer entre pouvoirs publics et presse indépendante. A Casablanca, une partie de l’équipe revient aux locaux, mais cette fois munie d’une copie de la dépêche MAP. Les policiers postés à l’entrée la parcourent en diagonale puis en réfèrent, par téléphone, à leurs supérieurs. “Leur a-t-on mis la puce à l’oreille ou s’agit-il d’une simple coïncidence ? Une heure et demie plus tard en tout cas, des policiers sont revenus saisir tous les numéros invendus de l’édition du week-end”, raconte un employé d’Akhbar Al Youm. Là encore, les policiers embarquent quelques centaines d’exemplaires… mais ne touchent pas (à l’écriture de ces lignes) aux milliers d’invendus conservés par la société de distribution.
“Tout cela montre que la décision a été prise dans l’urgence. En arrivant dans les locaux du journal, certains éléments de la Police judiciaire (PJ) étaient par exemple étonnés de tomber sur des agents des Renseignements généraux (RG). Personne n’avait une idée précise sur la mission qui lui avait été confiée”, raconte une source au sein du quotidien casablancais. A aucun moment, la police n’a paru maîtriser le timing de son intervention. A 20 heures, le journal est ainsi déjà distribué à Rabat et à Casablanca. C’est également à cette heure que certains convois, comme celui desservant Marrakech et Agadir, prennent le départ. Dans l’urgence (encore une fois), la police appelle donc sur leurs portables tous les agents régionaux de la société de distribution et leur intime l’ordre de ne pas distribuer le journal. Pendant ce temps, personne ne prend la peine de notifier officiellement la saisie au siège de la société de distribution à Casablanca. Dans certains kiosques à Casablanca, des éléments de la police sont, témoignages à l’appui, allés jusqu’à arracher le journal des mains des lecteurs qui avaient déjà acheté leur exemplaire du jour. La machine s’emballe et plus rien ne semble pouvoir l’arrêter.

Sacralités et antisémitisme
Dans la matinée du mardi 29 octobre, tout le staff d’Akhbar Al Youm se retrouve en bas de l’immeuble abritant les locaux du journal, à quelques mètres de la Bourse de Casablanca. Les estafettes de police sont toujours là, tout comme les voitures banalisées de quelques hauts gradés. Cinq policiers au moins ont passé la nuit sur place. L’ambiance est électrique. Officiellement, le journal n’a reçu aucune notification légale de saisie ou d’interdiction. Ses locaux n’ont toujours pas été mis sous scellés et seuls quelques agents des RG s’opposent à l’accès des journalistes (qui sont maintenant sur le palier) à leur lieu de travail. Après plusieurs vaines tentatives de joindre le ministre de l’Intérieur ou celui de la Justice, la société éditrice fait appel à un huissier de justice qui constate l’interdiction d’accès imposée aux équipes du journal. Cela ne change évidemment rien à la donne, mais permet à Akhbar Al Youm de disposer d’une preuve plus ou moins légale. Vers le coup de 11 heures, et après plus d’une heure de négociations, la police obtient difficilement l’évacuation du palier du huitième étage. L’immeuble est alors transformé en une véritable forteresse. Les visiteurs (nombreux ce jour-là) et les employés d’autres entreprises voisines d’Akhbar Al Youm subissent aléatoirement des vérifications d’identité. Méfiants jusqu’au bout, les policiers n’hésitent pas à accompagner certains jusqu’à destination.
Mais Taoufiq Bouachrine est introuvable. Depuis la veille au soir, l’homme est sollicité par plusieurs médias locaux et internationaux, qui font grand bruit de cette “nouvelle affaire de presse et d’opinion”. Khalid Gueddar, le caricaturiste du journal, est lui aussi assailli par les appels de plusieurs journalistes et certains militants associatifs. Les deux hommes nient avoir manqué de respect au prince Moulay Ismaïl. “Nous avons relaté des informations qui intéressent les Marocains. La caricature ne peut en aucun cas être considérée comme portant atteinte au prince, puisque nous l’avons simplement dessiné sans déformer ses traits, par exemple”, explique Bouachrine. Et la présumée étoile de David, dont n’apparaiessent sur le dessin que deux branches, le reste étant masqué par le corps du prince ? “Je nie catégoriquement l’existence d’une étoile de David sur le dessin objet du litige. Elle n’existe que dans la tête des gens qui ont décidé de nous poursuivre en justice”, a notamment déclaré Bouachrine sur certaines chaînes de télévision.
En fin de matinée, une conférence de presse est annoncée pour 16 heures. Objectif : informer l’opinion publique des détails et des développements de cette nouvelle affaire. Mais la rencontre se fera finalement sans les principaux protagonistes. Peu après midi en effet, Taoufiq Bouachrine et Khalid Gueddar reçoivent des convocations téléphoniques pour se présenter aux services de la PJ à Casablanca. Les deux hommes s’y rendent immédiatement et sont installés au deuxième étage du bâtiment principal de la préfecture de police de la métropole. Bouachrine a juste le temps de joindre ses collaborateurs les plus proches pour les tenir informés des derniers développements, avant d’entrer dans le fameux “tunnel des interrogatoires”. En début d’après-midi, une chose au moins est sûre : Akhbar Al Youm ne paraîtra pas le lendemain (mercredi). Officiellement, le titre n’est pas interdit. Mais il n’est pas autorisé non plus. “Dans son communiqué, le ministère de l’Intérieur dit avoir ordonné la saisie du quotidien Akhbar Al Youm sans préciser le numéro à saisir. C’est une aberration juridique, mais cela peut être compris par la police comme le droit de saisir tout numéro mis en vente”, tente d’expliquer un avocat casablancais. En plus de la fermeture de ses locaux, les comptes bancaires de la société éditrice sont mis sous séquestre. L’équipe est, de fait, condamnée au chômage technique.

Le tunnel des interrogatoires
En milieu d’après-midi, Bouachrine et Gueddar sont injoignables. L’interrogatoire a donc commencé, mais aucune information ne filtre de la préfecture de police. On sait seulement que les deux hommes sont interrogés séparément et ont eu droit à une collation. “Ils sont bien traités et ne manquent de rien. Ils devraient sortir dans quelques instants”, annonce, vers le coup de minuit, un commissaire de police à la dizaine de journalistes, regroupés depuis plusieurs heures déjà devant le siège de la préfecture de police. Bouachrine et Gueddar sont finalement relâchés à trois heures du matin. En tout, ils auront passé plus de 15 heures dans les locaux de la police. L’interrogatoire a visiblement été exténuant mais ce n’est pas fini. Une deuxième session devrait démarrer le lendemain dès neuf heures du matin. Que leur a-t-on demandé durant toutes ces heures ? Ont-ils été maltraités ou violentés ? Les deux hommes répondent par bribes, recoupées et complétées plus tard par plusieurs confrères auprès de sources proches de l’enquête. On apprend ainsi que les enquêteurs ont d’abord interrogé Taoufiq Bouachrine sur son enfance, ses études et réclamé des détails concernant ses biens et son compte bancaire. Les voyages de Bouachrine et sa relation avec “certaines organisations arabes” ont également été abordés.
Et la caricature alors ? Les enquêteurs n’y sont apparemment arrivés qu’en début de soirée et toutes les questions versaient dans le même sens : “Pourquoi avoir voulu dessiner une étoile à six branches ?”, “pourquoi insistez-vous à porter atteinte au drapeau national ?”, “quel est le nom de l’organisation étrangère qui vous encourage à faire cela ?”, etc. Bouachrine nie tout en bloc et affirme que les choix éditoriaux du journal sont décidés par l’équipe qui le fait quotidiennement. Excédé par la réponse de Bouachrine, un officier de police (ou de la DST) sort alors la caricature et y appose du papier calque. L’officier recopie la partie visible de l’étoile et en allonge les branches de manière à obtenir une étoile de David. Il se lance ensuite dans un véritable réquisitoire accusant Bouachrine de porter atteinte aux sacralité du pays en affirmant, presque textuellement : “Au Maroc, il y a 29 millions de citoyens qui sont prêts à te poursuivre en justice. En réclamant chacun un dirham symbolique, tu seras alors condamné à 29 millions de dirhams”.
Calme jusqu’au bout, Bouachrine sourit à l’officier-patriote et lui répond que cela ferait au maximum 28 999 999, parce qu’il n’allait quand même pas porter plainte contre lui-même. Loin de détendre l’atmosphère, la blague de Bouachrine énerve au plus haut point ses hôtes du soir. L’un des enquêteurs va même jusqu’à menacer le directeur de la publication d’Akhbar Al Youm. “Ghadi nkhli dar bouk (je vais te casser la gueule), m’a lancé l’enquêteur que j’ai dû remettre à sa place, lui signifiant que ce sont des agissements comme ceux-là qui ont coûté très cher au Maroc”, raconte brièvement Bouachrine. Le même traitement a d’ailleurs été réservé au caricaturiste Khalid Gueddar, questionné en plus sur ses relations avec le site Internet Bakchich.info, qui a déjà publié plusieurs caricatures de personnalités marocaines, dont le roi Mohammed VI.

Et après ?
Mercredi 30 septembre. Alors que Taoufiq Bouachrine et Khalid Gueddar retrouvent leurs enquêteurs à la préfecture de police, l’équipe d’Akhbar Al Youm arrive, une nouvelle fois, au siège du journal. Surprise : les policiers ont apparemment levé le siège. L’immeuble est désormais accessible à tout le monde. A l’étage, les agents postés à l’entrée du journal sont, eux aussi, repartis. Aucun scellé n’a été posé sur la porte. L’équipe reprend donc naturellement possession de ses locaux et entame la production du numéro du lendemain. Mais la confusion n’est pas levée pour autant. On s’attend au pire. A 11heures 30, des policiers en civil débarquent en catastrophe. La mine défaite, ils demandent au personnel de vider les lieux immédiatement. “Je vous en supplie. Aidez-nous à faire notre travail. Nos chefs restent tranquillement dans leurs bureaux et nous envoient en première ligne”, se sont même plaints certains policiers.
Comment expliquer que les policiers de garde soient repartis dans la nuit ? N’avaient-ils pas reçu d’ordres dans ce sens ? “Je ne sais pas ce qui s’est passé. Peut-être que des responsables ont eu pitié de nos collègues qui passaient la nuit sur le palier et leur ont demandé de rentrer chez eux”, explique, sans conviction, un responsable des RG à Casablanca. La négociation est dure. Les journalistes refusent catégoriquement de quitter la rédaction. “Nous passerons la nuit ici s’il le faut, et si vous voulez nous déloger, vous n’avez qu’à faire appel aux forces d’intervention ou nous ramener un ordre écrit”, affirment en chœur plusieurs journalistes. Devant l’insistance des policiers sur place et afin d’éviter une éventuelle escalade, l’équipe finit par quitter les locaux. Taoufiq Bouachrine et Khalid Gueddar, eux, sont toujours chez la police. Ils ne sont relâchés qu’en milieu d’après-midi. Le lendemain, les deux hommes comparaissent devant le procureur du roi à Casablanca.




 
En 3 mois… Une effrayante escalade

C’est désormais une évidence : depuis l’été dernier, l’Etat pratique une sorte de tolérance zéro vis-à-vis de la presse indépendante. En moins de trois moins en effet, huit organes de presse au moins ont été traînés devant la justice, et leurs responsables éprouvés par des interrogatoires répétitifs et interminables.

Juin 2009, trois quotidiens (Al Ahdat Al Maghribia, Akhbar Al Youm et Al Jarida Al Oula) ont été condamnés à un million de dirhams de dommages et intérêts chacun au profit du leader libyen Mouammar Kadhafi. Les poursuites judiciaires avaient été initiées par le ministère des Affaires étrangères marocain. Au même moment, un huissier de justice se présente aux locaux du mensuel spécialisé Economie et Entreprises et réclame l’exécution d’un jugement prononcé dans le cadre d’une affaire opposant le mensuel à Primarios, une entreprise appartenant au roi Mohammed VI. Montant de l’amende : 5,9 millions de dirhams. La peine a été aggravée en appel, puisqu’en première instance Economie et Entreprises a été condamné à 1,8 millions de dirhams.

Août ne sera pas de meilleur augure pour la presse nationale. Pour avoir réalisé un sondage sur les dix années de règne du roi Mohammed VI, 100.000 exemplaires des magazines TelQuel et Nichane sont saisis puis détruits dans une totale illégalité. Aucun texte juridique n’interdit la réalisation de ce genre de sondage, mais les théoriciens officiels de la censure y voient une atteinte au respect dû au roi et à la sacralité de l’institution monarchique.

Septembre, le microcosme médiatique a à peine le temps de reprendre ses esprits qu’une nouvelle affaire vient plonger la profession dans une profonde inquiétude : 10 journalistes (d’Al Jarida Al Oula, Al Ayam et Al Michaâl) sont interrogés pendant 10 à 20 heures pour avoir enquêté au sujet de la contamination du roi Mohammed VI par le désormais célèbre rotavirus. 5 d’entre eux seront poursuivis. L’Etat réagit violemment et mobilise tous ses relais pour stigmatiser une “presse sensationnaliste et peu professionnelle”.

Puis vient l’affaire Moulay Ismaïl qui clôt (?) un été bien triste, mais qui ne tourne pas pour autant la page du désamour profond entre certains décideurs et une partie de la presse nationale. Car selon plusieurs observateurs, il apparaît désormais clair que l’Etat a peut-être sifflé, sans forcément l’annoncer, la fin de la récréation au lendemain des célébrations des dix ans de règne du roi Mohammed VI. Une nouvelle ère semble se dessiner, et elle apparaît bien sombre.



 

Témoignages. Crise de croissance ou retour aux années noires ?


Comment interpréter cette effrayante succession d’affaires liées à la liberté de la presse ? S’agit-il d’une succession de flambées sans lendemain, ou plutôt d’une nouvelle politique de l’Etat ? Des acteurs de la société civile tentent de répondre.


Mohamed Larbi Messari - Ancien ministre, dirigeant de l’Istiqlal : “Il faut lever l’état d’urgence”

Ce qui m’inquiète de plus en plus dans ces affaires de presse, c’est la violence de la réaction officielle. Il est par exemple inconcevable que la police occupe les locaux d’un journal. Il y a plusieurs moyens, plus civilisés, pour corriger les dérapages ou les erreurs qui peuvent survenir dans quasiment tous les domaines. Je suis donc contre la violence de ce que j’appelle la première réaction, celle qui précède généralement les poursuites judiciaires. Cela nous donne l’impression de vivre dans une espèce d’état d’urgence qui ne dit pas son nom et qu’il faut absolument lever. Bien sûr qu’il faudra ouvrir un débat sur la profession, sur l’éthique et sur les responsabilités de chacun. Mais ce débat devient un luxe dans la situation que nous vivons malheureusement aujourd’hui. Il faut d’abord arrêter les dégâts, déjà nombreux. La situation actuelle est en plus extrêmement préjudiciable au Maroc. Car mettons-nous d’accord sur deux choses essentielles : les Marocains ont goûté à la liberté et n’y renonceront plus jamais et l’image du Maroc en tant que terre de tourisme ou d’investissement prend un sacré coup à cause de ce genre d’affaires.


Younes Moujahid - Secrétaire général du SNPM* : “Aujourd’hui, le mal est fait”
Il existe, selon moi, un fil conducteur à toutes ces affaires de presse qui ont éclaté durant les six derniers mois : c’est la réaction sécuritaire, toujours disproportionnée et souvent arbitraire. Plusieurs affaires avaient pu être contenues grâce au dialogue ou à la médiation, mais à chaque fois l’Etat a préféré y apporter une réponse agressive et souvent illégale. Au SNPM, nous partageons aujourd’hui une inquiétude : celle de voir l’Etat transgresser allégrement la loi au nom des excès prétendus de la presse. C’est très dangereux parce que dans la relation des médias aux pouvoirs publics, l’indépendance de la justice et le respect des lois sont essentiels. En tant que représentants des professionnels, nous avons toujours exprimé notre prédisposition au dialogue, mais nous ne ressentons pas la même détermination chez le gouvernement. D’ailleurs, le gouvernement nous paraît totalement dépassé par la tournure des évènements. Nous sommes, du coup, dans une véritable impasse. J’appelle donc qui de droit à arrêter l’hémorragie. Le Maroc perd chaque jour des points à cause de ces affaires peu flatteuses pour un “Etat de droit”.
*Syndicat national de la presse marocaine


Abdelhamid AMINE - Vice-président de l'AMDH* : “Un retour franc et direct aux années de plomb”
Nous assistons, depuis quelques mois, à une véritable inflation de mesures répressives contre la presse, et plus généralement, contre la liberté d'expression. A l'AMDH, nous savions que nous vivons une période de régression des libertés publiques. Nous sommes, en revanche, étonnés et inquiets face à la vitesse de cette régression. Cette accélération est proprement scandaleuse. Il y a une disproportion énorme entre les (rares) erreurs professionnelles et les saisies et destructions de journaux, la fermeture de locaux, etc. C'est un retour franc et direct aux années de plomb, qui appelle un sursaut des démocrates, sans quoi nous inciterons le Pouvoir à plus de répression. Le Syndicat national de la presse marocaine a réagi, c'est une attitude forte qui est demandée. Le sursaut doit englober toute la société civile, les mouvements des droits humains, les partis politiques, démocratiques et tous ceux qui ont à cœur de défendre les acquis. Nous sommes encore loin d'un véritable État de droit. Nous devons être offensifs et plus seulement défensifs.
*Association marocaine des droits humains


Amina BOUAYACH - Présidente de l'OMDH* : “La justice doit réguler, pas seulement condamner”
Il y a un réel problème qui appelle, à mon sens, une question. Sommes-nous face à des mesures contre la liberté de la presse ou face à une forme (même imparfaite) de gestion de cette liberté? Les acquis en termes de libertés sont indéniables, mais il y a un conflit dans lequel les deux protagonistes, la presse et les autorités publiques, gèrent leur position et leur territoire. La presse bafoue parfois ses règles déontologiques et a du mal à le reconnaître. Les autorités parlent d'ouverture mais ils ne la défendent pas. Notre malheur, c'est que la justice ne joue pas son rôle. Elle n'apporte pas la jurisprudence qui permette de gérer la complexité et de réguler l'ouverture. Dans un processus de transition, la justice ne peut pas se contenter de condamner. C'est là où le bât blesse et c'est la raison pour lesquelle nous pensons qu'il est urgent de tenir des états généraux de la presse. Il faut inscrire la liberté d'expression dans les agendas exécutif et législatif afin d'offrir des solutions pour sortir de la crise actuelle.
*Organisation marocaine des droits de l’homme




 
 
Dernière minute. “Outrage au drapeau national”
Taoufiq Bouachrine et Khalid Gueddar seront finalement poursuivis pour “outrage au drapeau national”. C’est la décision du procureur, prise jeudi 1er octobre. Ils risquent 6 mois à trois ans de prison et une amende de 10 à 10 000 dirhams. Intervention inattendue cependant : en milieu d’après-midi, et alors que les poursuites judiciaires avaient déjà été décidées, la police de Casablanca a débarqué en force pour disperser l’équipe du journal, regroupée en bas de l’immeuble. Le préfet de police a lui-même fait le déplacement et ordonné (sèchement) aux journalistes et au staff technique et administratif de “vider les lieux pour éviter une intervention qui risque d’être violente”. Cela a naturellement déclenché une très vive protestation de la part de l’équipe d’Akhbar Al Youm, dont les locaux sont arbitrairement fermés depuis quatre jours. “Vous vous trompez de priorités M. le préfet, lui a répondu un porte-parole de la rédaction. Nous attendons sagement dans un espace public la réouverture de nos locaux professionnels. Nous ne causons aucune gêne aux riverains. Nous ne sommes pas des criminels pour mériter un tel traitement”. Après quelques minutes de vives discussions, les journalistes d’Akhbar Al Youm ont enfin accepté d’attendre dans un café attenant au lieu de rester dans la rue. Mais c’est également à ce moment que des estafettes de police et d’autres appartenant aux forces d’intervention rapide font leur apparition au bout de la rue. Gênés, des officiers des RG (qui ont négocié la dispersion des journalises) ont alors commencé à demander aux véhicules de circuler… sous le crépitement des appareils des nombreux photographes présents sur place.





 
Notre responsabilité, et la vôtre

Evacuons très vite, si vous le permettez, le débat sur la caricature, et donc sur la faute journalistique. C’est un débat périphérique, dont la portée semble bien dérisoire à côté de la montagne qui se dresse, là, devant nos yeux. Un journal vient d’être interdit, son personnel littéralement mis à la porte, ses comptes à peu près gelés, ses relais immobilisés, sans que personne n’ait pris la peine de notifier, ou de justifier, quoi que ce soit par écrit. La mise à mort a même devancé toute décision de justice, c’est dire son caractère exceptionnel, digne d’un pays en guerre. Nous sommes bien en face d’une escalade, un dérapage (de l’Etat) devant lequel les dérapages de la presse, quand ils sont avérés, valent “peanuts”. Pour tenter de représenter, même sommairement, ce qui vient de se passer, on peut renvoyer à l’image du jeune garçon coupable d’une petite bêtise (comme de ne pas s’essuyer les mains avant et après manger) et qui vient de se prendre une gifle administrée par son père, avant d’être arrosé d’insultes grossières et traîné par terre. Un massacre ! Devant une situation pareille, que pouvons-nous pointer : la bêtise du garçon ou la violence exponentielle du père ? Et qu’importe-t-il de faire en urgence : corriger le garçon et lui apprendre les bonnes manières ou empêcher le père de commettre l’irréparable ? Nous connaissons tous la réponse… En évacuant ainsi les questions annexes liées à ce qui vient de se passer, notamment le débat sur l’exercice du journalisme et sur les innombrables entorses juridiques inhérentes à ce genre de dérapage, on arrive à une évidence : c’est bien le dérapage de l’Etat qui constitue le fait saillant de l’affaire Akhbar Al Youm. La caricature a catalysé la réaction du “système”, qui s’est détraqué au-delà de toute mesure. Depuis l’avènement du nouveau règne, c’est la première fois que cela arrive. C’est un problème général, politique. En face d’une presse qui s’engouffre dans les brèches créées depuis la fin des années 1990, l’Etat donne l’impression, brutalement, d’être dépassé par les événements. Il réagit sous la colère et l’énervement, et cela lui fait perdre les bons points si patiemment accumulés. Il est important, ici, de rappeler ce que nous savons tous : la liberté d’expression est une construction, c’est aussi un apprentissage qui se fait à deux. La presse d’un côté, l’Etat de l’autre. Dans cette partie à deux, l’Etat a aussi le devoir de faire usage et preuve de mesure. C’est sa responsabilité. Quand il s’en écarte, comme aujourd’hui où il donne l’impression de mener une sorte de “guerre” contre la presse indépendante, il faut le lui rappeler. En toute responsabilité.

Karim Boukhari



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