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Par Ahmed R. Benchemsi et Abdellah Tourabi

Maroc - Iran. Rien ne va plus
 
à la stupéfaction générale, le Maroc a rompu ses relations diplomatiques avec l’Iran… sans donner d’explication crédible. TelQuel a cherché à en savoir plus


Rupture des relations diplomatiques !! “Aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais vu ça”, affirme ce diplomate marocain chevronné. Il est déjà arrivé au royaume de rappeler l’un ou l’autre de ses ambassadeurs “pour consultation”, quand la tension avec le pays où il était en poste devenait trop vive (cas de l’Espagne, suite à la visite du roi Juan Carlos  
à Sebta et Melilia). Il est aussi arrivé que des ambassades marocaines soient “délocalisées” pour signifier le mécontentement du royaume à l’égard d’un pays aux positions jugées hostiles (en janvier dernier, par exemple, l’ambassade marocaine à Caracas avait été réinstallée en République dominicaine, après que le président vénézuélien Hugo Chavez a décidé d’accréditer un ambassadeur auprès de la “République sahraouie”). Mais aller jusqu’à rompre officiellement les relations diplomatiques, c’est-à-dire mettre fin à toute forme de relation d’Etat à Etat (qu’elle soit politique, économique, culturelle ou même sportive !)… c’est proprement stupéfiant. Comme dit notre diplomate, “ce sont des choses qui ne se font plus depuis bien longtemps. On s’arrange toujours pour garder un contact minimum, histoire de ne pas insulter l’avenir”. C’est pourtant cette forme de protestation extrême qui a été décidée par le Maroc à l’encontre de l’Iran, le 6 mars dernier. Que diable s’est-il passé ?

L’inexplicable escalade
Tout est parti, mi-février, d’une déclaration de l’ancien président du parlement iranien, Ali Akbar Nateq-Nouri, qualifiant le royaume de Bahreïn de “14ème province iranienne”. Un différend strictement bilatéral entre deux lointains pays du Golfe. A priori, le Maroc n’est concerné que dans la mesure où il est tenu à une certaine solidarité avec les pays arabes “menacés”. Dans cette logique, et à l’instar de plusieurs chefs d’Etat, dont ceux d’Arabie Saoudite, des Emirats arabes unis et d’Egypte, Mohammed VI marque sa solidarité avec la minuscule pétromonarchie, en envoyant une lettre de soutien au souverain de Bahreïn, le cheikh Hamad Ibn Issa Al Khalifa, un familier du Maroc (il y vient régulièrement chasser au faucon).

Le 20 février, mécontent du “ton” de la lettre du souverain marocain, le ministre des Affaires étrangères iranien, Manouchehr Mouttaki, fait convoquer, “pour explications”, le chargé d’affaires marocain à Téhéran. Depuis que l’ancien ambassadeur du Maroc en Iran, Mohamed Louafa, a été nommé au Brésil, en janvier dernier, c’est en effet un certain Mohamed Boudrif, fonctionnaire de moyenne envergure, qui représente le Maroc à Téhéran… par intérim. Boudrif, n’ayant pas rang d’ambassadeur, il n’est pas reçu par Mouttaki en personne, mais par un fonctionnaire du ministère des AE iranien. Assez étrangement, vu leur connaissance des usages protocolaires, les Marocains décident de considérer cela comme une “offense”. Encore plus “offensant” au yeux de Rabat : pourquoi le représentant du Maroc a-t-il été le seul à être convoqué parmi les représentants de tous les pays qui s’étaient solidarisés avec Bahreïn ?

Le 25 janvier, pour marquer l’irritation du Maroc, le ministre des Affaires étrangères, Taïeb Fassi-Fihri, agit sur plusieurs fronts simultanés : tout en convoquant l’ambassadeur iranien au Maroc, Wahid Ahmadi (“pour explications”, lui aussi), Fassi-Fihri rappelle Boudrif “pour consultation” à Rabat, et envoie à Téhéran un message officiel demandant au gouvernement iranien une “explication” (encore !) pour la convocation de Boudrif, jugée “inamicale”. Cerise sur le gâteau : le Maroc fixe à l’Iran un délai d’une semaine pour donner suite à sa demande. Irrités par la réaction marocaine, les Iraniens se contentent de faire dire par leur ambassadeur à Rabat que les réponses orales de ce dernier sont suffisantes. A ce stade, la tension est certes vive, et chaque camp a des arguments relativement sensés à faire valoir. La situation aurait pu en rester là et le temps, ainsi que la diplomatie, auraient certainement contribué à aplanir les choses… Mais le délai fixé par le Maroc était bien ce qu’il semblait être : un ultimatum. Ayant expiré le jeudi 5 mars, et faute de réponse officielle de Téhéran, le Maroc décide unilatéralement dès le lendemain, à la stupéfaction générale du corps diplomatique accrédité à Rabat, de rompre ses relations diplomatiques avec l’Iran !

“Hogra” et “prosélytisme chiite”
La décision extraordinaire du royaume était-elle une manifestation poussée (mais très poussée, alors), de soutien à Bahreïn ? Même pas ! C’est qu’entre-temps, Bahreïn et l’Iran s’étaient rabibochés, les chefs des deux Etats ayant même échangé des “lettres d’amitié” réciproques pour mieux enterrer leur “regrettable différend passager” ! Et le Maroc, dans tout ça ? “Bien que l’élément déclencheur de cette crise ait été notre soutien à Bahreïn, c’est devenu une affaire entre le Maroc et l’Iran”, a précisé un haut diplomate marocain. “Une affaire”, mais encore ? Explication : “Nous avons ressenti du mépris de la part des Iraniens. Du mépris dans la réponse de l’agence de presse iranienne à la lettre royale de soutien à Bahreïn, du mépris dans la convocation de notre chargé d’affaires à Téhéran, et du mépris dans l’absence d’explication de la part des autorités iraniennes, qui sont allées jusqu’à feindre l’étonnement”, poursuit la même source.

Bref, si nous avons rompu nos relations avec l’Iran, c’est à la suite d’une… blessure d’orgueil. C’est tout ?! Pour des diplomates, c’est, pour le moins, stupéfiant de légèreté… Mais il y a autre chose, et c’est plus surprenant encore : la décision marocaine était aussi la conséquence de “l’ingérence de la représentation diplomatique iranienne à Rabat dans les affaires intérieures du Maroc”. L’ambassadeur Ahmadi et son équipe seraient coupables de prosélytisme chiite au Maroc – ce qui, selon notre source, “met en danger l’unicité du rite sunnite et malékite qui est le pilier spirituel de notre royaume”. “Depuis 2004, surenchérit un diplomate marocain de haut rang, on constate un important activisme iranien au Maroc pour encourager les conversions au chiisme, à travers des publications et des manifestations culturelles”.

Le Maroc étant officiellement sunnite, on peut comprendre, à la rigueur, que ce soit officiellement considéré comme un problème. Mais quelle est son ampleur, exactement ? Malgré les questions pressantes de TelQuel, aucun diplomate n’a été en mesure de nous fournir le moindre chiffre, la moindre statistique. D’après Abdellah Rami, spécialiste des mouvements islamistes au Maroc, “la présence chiite au Maroc est plutôt marginale. Quelques groupes sont implantés dans les grandes villes, notamment à Tanger et Meknès. Mais il ne s’agit nullement d’un courant structuré et organisé”. Du reste, comme l’explique Issam Hmeidan, avocat à Tanger et disciple de l’ayatollah libanais Hussein Fadlallah, “le chiisme n’est pas une appartenance politique ou partisane, mais une filiation religieuse et spirituelle. Il serait absurde de la lier globalement et intrinsèquement à l’Iran”. C’est entendu : l’explication du “prosélytisme chiite de l’ambassade iranienne” est aussi peu convaincante que celle de “l’honneur froissé” de la diplomatie marocaine.

Et si ce n’était que de l’amateurisme ?
Mais alors, quelle mouche a piqué les Marocains pour en arriver à une telle extrémité avec l’Iran, un pays à l’importance géostratégique non négligeable ? On peut avancer l’hypothèse qu’en agissant ainsi, le Maroc cherche à se positionner comme un membre de l’axe anti-iranien qui est en train de se constituer au Moyen-Orient. Quelques indices permettent d’étayer cette hypothèse. D’abord, pourquoi Mohamed Louafa, contrairement à tous les ambassadeurs mutés en janvier dernier, n’avait-il pas été remplacé, laissant la représentation marocaine à Téhéran sous la coupe de seconds couteaux ? Ensuite, comme le remarque le chercheur Abdellah Rami, “peu de gens l’avaient relevé à l’époque, mais rétrospectivement, on peut s’étonner du fait que le Maroc ait participé, en novembre 2008, à une réunion à Charm El Cheikh aux côtés du front sunnite formé par l’Egypte, l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes unis et la Jordanie, pour exprimer une inquiétude collective face à la menace iranienne”.

L’attitude anti-iranienne du Maroc était-elle préméditée ? Peut-être bien… Mais qu’avons-nous, au juste, à y gagner ? Si l’Amérique était encore sous la coupe des néo-conservateurs, hostiles par principe à l’Iran, la politique marocaine aurait pu être comprise comme un alignement sur Washington. Mais depuis que l’Amérique s’est donnée à Barack Obama, un homme qui a fait des “négociations sans pré-conditions avec l’Iran” une de ses promesses majeures de campagne, cela n’a plus aucun sens.

Mais alors, pourquoi ? Qu’est-ce que le Maroc est allé faire dans cette galère anti-iranienne ? Bien malin, aujourd’hui, qui pourrait donner une réponse. A moins qu’il ne s’agisse, tout simplement, d’une affligeante manifestation d’amateurisme de notre diplomatie. Connaissant ses antécédents en la matière, cette hypothèse, hélas, n’est pas à écarter…

 


 

Entretien. Wahid Ahmadi ambassadeur d’Iran au Maroc

“Nous sommes toujours étonnés par la réaction marocaine”
Propos recueillis à Rabat par Abdellah Tourabi et Lahcen Aouad


Parmi tous les pays qui ont soutenu Bahreïn contre l’Iran, pourquoi votre gouvernement a-t-il choisi de demander des explications au Maroc seulement ?
Chaque Etat a le droit de manifester sa solidarité avec qui il veut. Mais cela doit se faire dans le respect. Dans leur lettre de soutien à Bahreïn, les autorités marocaines ont utilisé des termes comme “absurde” et “abject”, pour parler de l’Iran. Des termes que nous n’attendions pas du Maroc, un pays avec lequel nous avions de bonnes relations. Nous avons donc demandé des explications au chargé d’affaires marocain à Téhéran. Mais nous sommes toujours étonnés par la réaction marocaine qui s’en est suivie.

Le Maroc reproche à l’Iran de ne pas avoir répondu à sa demande d’explication sur la convocation de son chargé d’affaires…
Je peux vous assurer que j’ai répondu plusieurs fois à toutes les questions des autorités marocaines afin de clarifier la situation. Et quoi qu’il en soit, ce genre d’affaire ne doit pas mener à une rupture des relations diplomatiques entre deux pays.

Comment expliquez-vous, alors, que nous en soyons arrivés là ?
Je pense qu’il y a des forces étrangères qui ne souhaitent pas que les relations entre nos deux pays soient maintenues. Il faut chercher à qui profite la division entre les pays musulmans.

On vous accuse aussi de vouloir répandre le chiisme au Maroc…
L’Iran n’a pas besoin de convertir d’autres pays musulmans au chiisme. Il y a des constantes qu’il serait vain de vouloir changer, comme l’appartenance confessionnelle.
Vous avez déclaré que l’Iran ne reconnaissait pas le Polisario, mais qu’à ce sujet, tout était désormais possible. Que vouliez-vous dire ?
Notre position vis-à-vis des Marocains n’a pas changé et ne changera pas. Quant aux calculs politiques, ils peuvent toujours évoluer en fonction de ce qu’on donne et de ce qu’on reçoit…

Vous êtes-vous senti visé, en tant qu’ambassadeur, quand les autorités marocaines ont démantelé un réseau terroriste qu’elles ont accusé de liens avec l’Iran ?
Non, pas du tout. Mais qui sait, peut-être qu’un jour, vous aussi serez jugés pour être venus m’interviewer dans ma résidence… (rires)