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Le Journal Hebdomadaire 12-18 maggio 2007

 

Le Maroc, escale de torture de la CIA



Ecrit par le journaliste anglais Stephen Grey, l’ouvrage «Les vols secrets de la CIA» contient des révélations explosives sur le programme de «restitutions» des services américains. Mais plus encore.


Grâce aux témoignages d’ex-détenus et de terroristes présumés encore emprisonnés par les Américains, Stephen Grey lève une partie du voile sur la participation du Maroc à ces «restitutions». Un programme qui incluait la sous-traitance d’interrogatoires sous la torture à des pays peu regardants en matière de droits de l’Homme.
Le journaliste anglais Stephen Grey a enquêté pendant des années sur les vols secrets de la CIA qui ont sillonné la planète pour transférer illégalement des terroristes présumés et les faire interroger sous la torture. Il livre aujourd’hui le fruit de son travail dans l’ouvrage «Les vols secrets de la CIA, comment l’Amérique a sous-traité la torture», commercialisé au Maroc. Grey y lève le voile sur ce qui devait être un programme secret des services américains engagés dans une guerre contre Al Qaïda : le programme des restitutions (renditions en anglais).
Contrairement à ce que l’Histoire peut laisser penser, les vols secrets de la CIA existaient bien avant les attentats du 11 septembre 2001. Déjà, dans les années 70, l’agence utilisait des flottilles d’avions baptisés «Air America» pour lutter contre le communisme en Asie du Sud-Est. Dans les années 80, rebelote mais en Afrique ou en Amérique Latine. C’est donc tout naturellement qu’après leur guerre globale contre les communistes, les Américains ont réactivé la vieille «Air America» à la fin des années 90 pour les besoins de leur guerre globale contre le terrorisme. Sauf que cette fois, ce sont des présumés terroristes islamistes capturés dans des pays comme l’Arabie Saoudite, le Pakistan, l’Irak ou l’Afghanistan qui voyageaient à bord des avions américains.

 

Faire disparaître de la circulation
L’ONG Amnesty International définit de la sorte les restitutions mises en place par la CIA : «le transfert de personnes d’un pays à l’autre sans aucun respect des procédures juridiques ou administratives.(…) Le réseau de restitutions permet d’utiliser tous les moyens nécessaires pour recueillir des informations et de soustraire les détenus à tout contrôle judiciaire». A commencer par la torture.
Dans son livre, Stephen Grey explique qu’il existe trois catégories de restitutions. La première concerne les prisonniers les plus importants, à savoir les membres d’Al Qaïda. Détenus dans des prisons secrètes de la CIA ou «sites noirs», ils sont interrogés par l’agence elle-même. Seconde catégorie : celles réservées aux «combattants illégaux», selon la terminologie américaine. Ils ont, pour la plupart, été transportés à la base américaine de Bagram, au nord de Kaboul, ou à Guantanamo (Cuba). Enfin, la dernière catégorie, la plus nombreuse, concerne les prisonniers transférés dans les prisons des pays alliés des Etats-Unis dans le monde musulman dont le Maroc, mais aussi l’Egypte, la Jordanie, la Syrie et même la Libye. Tous partagent le même point commun : la pratique de la torture y est généralisée et dénoncée par les ONG des droits de l’Homme.


 

40 escales des avions de la CIA au Maroc
Comme l’a affirmé le Journal Hebdomadaire en décembre 2006 dans un dossier intitulé «Le Maroc, poubelle de la CIA», des avions affrétés par l’agence américaine se sont bien posés au Maroc, essentiellement à Rabat-Salé mais aussi à Marrakech et à Casablanca. Selon le rapport de la commission du Parlement européen chargée d’enquêter sur les vols secrets de la CIA en Europe, ces avions ont effectué 40 escales au Maroc, rien qu’entre la fin 2001 et la fin 2005. Et ce uniquement sur 32 codes de vol contrôlés alors que les Américains ont utilisé jusqu'à 51 avions. Les carnets de vol de deux des appareils de la CIA - un Gulfstream V immatriculé N379P et un Boeing d’affaires immatriculé N313P -,  accessibles sur Internet, montrent en effet que le Maroc collaborait étroitement avec les Etats-Unis dans leur «guerre contre le terrorisme». Par exemple, le 3 décembre 2003 puis le 11 mars 2004, le Gulfstream V a effectué un vol de Rabat-Salé à Guantanamo où les Américains ont installé leur tristement célèbre camp de détention. Autre exemple, le 23 septembre et le 22 novembre 2003, le Boeing d’affaires a décollé de Rabat-Salé, en direction de Guantanamo. Avant d’effectuer le trajet inverse le 28 décembre 2003 et de poursuivre sur la Jordanie.
Mais il y a plus grave pour le Maroc. En étudiant les carnets de vol de ces deux avions, on observe qu’avant de se poser à Rabat-Salé, ils ont transité une fois et dans les mêmes 24 heures par deux bases polonaise et roumaine soupçonnées d’abriter des prisons secrètes de la CIA (les deux pays concernés ont démenti). Ainsi, entre le 22 et le 23 septembre 2003, le Boeing d’affaires a effectué le trajet suivant : Kaboul en Afghanistan – Szymany en Pologne –  Constanta en Roumanie - Szymany en Pologne – Bucarest en Roumanie – Rabat-Salé – Constanta – Rabat-Salé – Guantanamo Bay. Or, selon l’ONG Human Rights Watch (HRW) qui mène des recherches sur les restitutions de la CIA, «les services de renseignement polonais ont une grande installation d’entraînement et des domaines près de l’aéroport de Szymany». Au sujet de l’aéroport de Contanta-Mihail Kogaliceanu, en Roumanie, HRW est plus affirmative : «les Etats-Unis ont employé le terrain d’aviation de Mihail Kogalniceanu en Roumanie pour ses opérations en Irak et en Afghanistan depuis 2002 et la base fût fermée au public et à la presse depuis le début de l’année 2004». Détail troublant, le Département américain de la Défense n’a déclaré aucun transfert vers Guantanamo à cette période, alors qu’il est sensé le faire.


 

Le Maroc a restitué des ressortissants étrangers
Voilà qui pose clairement la question des personnes transportées dans ces avions transitant par le Maroc. Si leurs itinéraires suspects n’indiquent pas s’il y avait des prisonniers à bord ou non, leur présence est une condition sine qua non pour parler de restitution. Autre question : dans l’hypothèse où ces avions effectuaient des restitutions, transportaient-ils des individus capturés à l’étranger puis rendus à leur pays d’origine ou, au contraire, des étrangers sans lien direct avec le pays où la CIA les acheminait ?
Dans le cas de deux vols au moins ayant transité par le Maroc, la Commission d’enquête du Parlement Européen est formelle : deux ressortissants étrangers se trouvaient à leur bord. Ce qui signifie que le Maroc a bel et bien participé au programme de restitutions de la CIA. Il s’agit du citoyen éthiopien Binyam Mohamed, résident légal du Royaume-Uni, qui a été transporté dans le Gulfstream V de la CIA d’Islamabad (Pakistan) à Rabat-Salé le 21 juillet 2002. Dix-huit mois plus tard, le 22 janvier 2004, il a de nouveau été restitué de Rabat à Kaboul à bord du Boeing d’affaires de la CIA. Le deuxième cas est celui du citoyen italien et marocain Elkassim Britel qui, selon la même Commission d’enquête, a été transporté d’Islamabad à Rabat le 24 mai 2002 dans le Gulfstream V.  L’histoire du ressortissant allemand d’origine syrienne, Mohamed Haydar Zammar, suspecté par les Américains d’avoir baigné dans le complot du 11 septembre, est également édifiante. Selon un rapport d’Amnesty International, publié en avril 2005, Zammar «aurait été arrêté, au début de décembre 2001, à l’aéroport de Casablanca par des membres des services de renseignement marocains et interrogé pendant plus de 15 jours par des agents des services de renseignement marocains et américains. ہ la fin de décembre (en réalité le 27 décembre 2001), il aurait été transféré à Damas (Syrie) à bord d’un avion Gulfstream V immatriculé N379P, affrété par la CIA». Des témoignages concordants affirment qu’il est torturé en Syrie, s’il est encore vivant.


 

Le Maroc torture-t-il pour le compte de la CIA ?
S’il est maintenant acquis que le Maroc a bel et bien participé au programme de restitutions de la CIA, reste à savoir si les Etats-Unis lui ont sciemment sous-traité l’interrogatoire de présumés terroristes pour qu’ils soient soumis à la torture. L’Ethiopien Binyam Mohamed n’a pas de doute à ce sujet : incarcéré au Maroc de juillet 2002 à janvier 2004, il affirme avoir été sauvagement torturé par des policiers marocains (voir témoignage). C’est toutefois le seul cas connu à ce jour d’un ressortissant étranger acheminé par la CIA au Maroc et torturé par les services marocains. Par contre, dans son rapport, la Commission d’enquête du Parlement Européen liste neuf pays qui, en plus du Maroc, ont accueilli des avions de la CIA pouvant être liés au transport de détenus. Il s’agit de la Jordanie, de l’Azerbaïdjan, du Turkménistan, de l’Egypte, de l’Ouzbékistan, de l’Irak, de l’Afghanistan, de la Libye et de Guantanamo (Cuba). Faut-il y voir un réseau de sous-traitants de la CIA torturant pour le compte des Américains ? Même si à ce jour, rien ne permet de le prouver, le rapport des Européens souligne néanmoins avec force, que dans «bon nombre des pays cités, la torture et la détention  arbitraire sont monnaie courante».


Par Catherine Graciet

 

 



 
Mystère: Qui est le tortionnaire «Marouani» ?



Dans son ouvrage «Les vols secrets de la CIA», le journaliste Stephen Grey restitue des extraits de l’audition de Binyam Mohamed par un avocat de l’ONG Reprieve qui le défend.
Cet Ethiopien, résident légal au Royaume-Uni, est accusé d’avoir des liens avec Al Qaïda et d’être le complice présumé de José Padilla, un Américain accusé d’appartenir à une cellule terroriste et un temps soupçonné d’avoir voulu préparer une «bombe radiologique». Binyam Mohamed a été arrêté le 21 juillet 2002 au Pakistan, transféré au Maroc où il a été emprisonné et torturé jusqu’au 22 janvier 2004, date à laquelle un avion de la CIA l’a transféré de Rabat à Kaboul. Il a fini par rejoindre Guantanamo le 20 septembre 2004. Pendant son séjour au Maroc, Binyam affirme qu’il a été torturé par une équipe de huit hommes et femmes dont un certain Marouane qu’il décrit en ces termes : «environ 1,85 mètre, 100 kilos, la peau sombre, les yeux marrons, rasé de près. Binyam le désigne également comme le chef des tortionnaires, celui qui décidait des sévices, y compris des entailles effectuées sur son sexe à l’aide d’un couteau (cf. bonnes feuilles du livre «Les vols secrets de la CIA»). Binyam ajoute également que ce «Marouane» fumait des cigarettes Marlboro Light et possédait un téléphone portable Motorola Wing.


Ressemblance frappante. Fait troublant, un autre «restitué», Abou Elkassim Britel, parle, lui, d’un tortionnaire marocain nommé «Marouani». Britel est un italo-marocain qui a été capturé au Pakistan et transféré à Rabat le 24 mai 2002 dans un jet privé de la CIA. La description physique qu’il fait de son «Marouani» évoque celle du «Marouane» de Binyam : «Marouani a la trentaine, est corpulent, de grande taille et fume beaucoup», affirme Britel qui l’a bien connu. «En effet» reprend-il, «Marouani menait mes interrogatoires et m’a dit qu’il appartenait à la DST. Il m’a torturé en me giflant, m’insultant et en me frappant. Lorsque j’ai été remis en liberté, il m’a donné de l’argent : 5 000 dirhams en trois mois avec lesquels j’ai vivoté. Il a essayé de me convaincre de retourner vivre en Italie pour que je serve d’indicateur à la DST dans les milieux islamistes et se rendait souvent à mon domicile, à Kénitra. Il se déplaçait en Fiat Uno de couleur vert olive».