Le blogueur
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par Mehdi Sekkouri Alaoui
Liberté d’expression. Le blogueur et le roi
Le blogueur Mohamed Erraji a été arrêté et condamné, à l’issue d’un procès expéditif, à deux ans de prison ferme et 5000 DH d’amende pour “manquement au respect dû au roi”.
Oui, oui, il est sorti de prison. Jeudi matin, les rédactions ont été inondées de communiqués de presse, de coups de fil : Mohamed Erraji est un homme libre. “Pas tout à fait, il vient simplement de bénéficier de la liberté provisoire. Le procès en appel reprendra le 16 septembre”, rectifie l’un de ses proches. Récapitulons : il y a encore une semaine,
Mohamed Erraji était un illustre inconnu. Le 1er septembre, il a “posté” un article critiquant un “geste royal”. Quatre jours plus tard, il est mis aux arrêts, puis condamné le 8, en première instance, à deux ans de prison ferme et 5000 dirhams d’amende. Enfin, le 11 septembre, il est passé en appel, où il a bénéficié d’une remise en liberté (provisoire). Mais que s’est-il donc passé pour que l’on arrive à cette hallucinante situation ?
(In)justice expéditive
En début de semaine, donc, Mohamed Erraji, jeune blogueur gadiri, a été condamné pour “manquement au respect dû au roi et à la famille royale”. On lui reproche d’avoir publié, quelques jours plus tôt, sur le site d’informations hespress.com, une tribune intitulée “le roi encourage le peuple à l’assistanat”, dans laquelle il dénonce l’octroi arbitraire d’agréments de transport par Mohammed VI. Extraits : “Le roi ne peut attribuer ces agréments selon son bon vouloir, sans contrôle ni supervision, en les offrant à quiconque lui fasse éloge. Car ceci contribue à fabriquer des armées de courtisans qui, au lieu de gagner leur vie à la sueur de leur front, le font en débitant des acclamations et des éloges souvent peu crédibles”. Ou encore : “Ceci fait des Marocains un peuple sans dignité, qui vit sur les dons et les offrandes, alors qu’on n’a pas besoin de quelqu’un qui ait pitié de nous, mais de quelqu’un qui assure le partage des richesses du pays d’une manière équitable”. Ce texte vient en réaction à un article paru dans le quotidien arabophone Al Jarida Al Oula, selon lequel Mohammed VI aurait récemment offert un agrément de taxi à un agent de la circulation qui aurait chanté les louanges de son fils Moulay El Hassan, l’accompagnant ce jour-là dans une promenade en ville. En “se lâchant” de la sorte sur le Net, Mohamed Erraji ne se doutait pas un seul instant qu’il passerait par la case prison. Et surtout pas de cette manière-là.
Flash-back. Mercredi 3 septembre, des policiers en civil débarquent sur son lieu de travail, un hammam d’un quartier pauvre d’Agadir, appartenant à un oncle, où il tient de temps en temps la caisse. Informé de leur passage, le jeune homme de 32 ans, qui en plus de collaborer avec le site hespress.com, anime un blog où il traite de l’actualité nationale, se rend jeudi 4 septembre dès la première heure à la préfecture de police. Et là, à sa grande surprise, il découvre que son texte, “le roi encourage le peuple à l’assistanat”, n’a pas du tout été apprécié. Toute la journée, il répond aux questions des enquêteurs qui lui annoncent déjà la couleur : “Avec ce que tu viens d’écrire, tu auras certainement droit à plusieurs mois de prison ou au minimum à une amende”. Relâché en début de soirée, Mohamed Erraji est à nouveau invité par la police à s’expliquer le lendemain. Sauf que cette fois-ci, ses hôtes ne sont pas prêts à le laisser partir. “On s’est déplacés en fin de journée à la préfecture, mais on n’a rien voulu nous dire”, s’indigne l'un de ses frères, qui nous apprend que le jour même, des policiers ont perquisitionné son domicile. “Ils ont tous emporté avec eux : livres, journaux…”, poursuit son frère. Le silence radio va finalement durer jusqu’au dimanche soir. La famille Erraji reçoit alors un SMS libérateur : “C’est Mohamed, appelez-moi sur ce numéro”. À l’autre bout du fil, ce dernier leur apprend qu’il est détenu à la prison d’Inezgane, dans des “conditions catastrophiques”, et qu’il doit comparaître le lendemain devant le juge. Après une nuit sans sommeil, les Erraji investissent tôt le matin le Tribunal de première instance d’Agadir. Le procès est une véritable parodie de justice. Expéditif, il durera à peine quelques minutes. Mohamed Erraji n’a même pas droit aux services d’un avocat comme le prévoit la loi. Au juge qui lui demande s’il va assurer sa défense lui-même, Mohamed Erraji, hébété, dépassé par les évènements, regarde derrière lui. Il tente de trouver une réponse parmi l’assistance. En vain. Il est rappelé à l’ordre par le juge qui lui lance sur un ton péremptoire : “Regarde devant toi !”.
Résigné, Erraji finit par répondre : “Je me défendrai moi-même”. Le verdict annoncé, il a repris la direction de la prison d’Inezgane où il a partagé une cellule avec une cinquantaine de codétenus de droit commun.
Un procès critiqué
Pour Abdelaziz Nouaydi, avocat et militant des droits de l'homme, Mohamed Erraji a eu droit à un procès “décevant”. Le président de l'Association Adala pointe du doigt la procédure judiciaire qui a accompagné cette affaire. “Rien n’a été fait dans les normes. Non seulement l’accusé a été condamné sans pouvoir se défendre, mais si on se réfère au Code de la presse, il ne devait même pas être arrêté. Normalement, on aurait dû lui envoyer une convocation et lui laisser un délai de quinze jours pour se préparer à comparaître devant le juge”. Et d’ajouter : “On se croirait revenus vingt à trente ans en arrière, du temps des arrestations arbitraires en masse !”. Plus virulent, Abderrahim Jamaï, ancien bâtonnier de Rabat et spécialiste des affaires de presse, se dit scandalisé par la tournure des évènements. “Ce qui vient d’arriver est inadmissible. On devrait ouvrir une enquête sur la parodie de justice qu’a orchestrée ce juge. Et si ce n’est pas fait, ceux qui sont responsables de la justice dans ce pays seront complices de cette injustice”. Des propos que ne semble guère partager Khalid Naciri. Le ministre de la Communication ne voit aucune injustice dans cette affaire. Il est bien le seul. “Cette légende de procès fabriqué et expéditif ne tient pas la route. Le juge a bel et bien demandé à l’accusé s’il souhaitait un avocat, mais ce dernier a refusé et a exprimé son souhait de se voir juger sur le champ”, nous a expliqué le porte-parole du gouvernement. Au-delà du procès, reste LA question : pourquoi et comment justifier le maintien de peines de prison pour un supposé délit de presse ? Khalid Naciri répond sans ciller : “Personnellement, je suis contre les peines privatives pour toute personne participant au débat politique dans ce pays. Mais à ma connaissance, Mohamed Erraji n’est pas journaliste, il n’a pas de carte de presse”.
Mobilisation tous azimuts
En tout cas, Mohamed Erraji peut être certain d’une chose : il n’est pas seul dans cette épreuve. Depuis sa condamnation, les soutiens affluent. À commencer par ceux du milieu droit-de-l’hommiste marocain, qui s’est empressé de réagir. Dans un communiqué publié le 9 septembre, l’Association marocaine des droits humains (AMDH) a estimé que “l’arrestation de Mohamed Erraji est arbitraire, c’est une atteinte grave à la liberté d’expression”. Jointe par téléphone, la présidente de l’AMDH, Khadija Ryadi, nous a déclaré être “outrée par cette histoire qui nous rappelle qu’il ne peut y avoir de procès juste et équitable dans ce pays”. Même son de cloche du côté du Syndicat national de la presse marocaine (SNPM), qui s’est dit “surpris par le jugement prononcé” et annonce l’envoi d'une lettre au Premier ministre, au ministre de la Justice, celui de la Communication et au président du Conseil consultatif des droits de l’homme, pour demander “l’ouverture d’une enquête dans le cadre de la loi et du principe des droits humains”. À l’étranger, les réactions ne se sont pas fait attendre non plus. Reporters Sans Frontières a jugé que “Mohammed Erraji a été victime d’un procès expéditif, dans lequel il n’a même pas pu se défendre”. L’Organisation de défense de la liberté de la presse, basée à Paris, a condamné cette décision qui, selon elle, est “digne des Etats les plus totalitaires”, demandant “la libération de Mohamed Erraji”. Même réaction du côté de Londres, où Amnesty International n’a pas tardé à émettre un communiqué appelant “à la libération immédiate et sans conditions” de Mohammed Erraji, qu’elle classe d’ailleurs comme un “prisonnier d’opinion”. Demander la libération de Mohamed Erraji, c’est également l’objectif que se sont fixé les internautes. Sur la Toile, un mouvement de solidarité s’est déjà mis en place. Et il prend de l’ampleur d’heure en heure. Une pétition a même été mise en ligne, sur le site helperraji.com, et à l’heure où nous mettions sous presse elle comptait déjà 2400 signatures. Sur Facebook, le groupe “Free Moroccan Blogger Mohammed Erraji” comptait, quelques jours après sa création, plus de 2000 membres.
Il faut donc croire que toute cette mobilisation a déjà porté en partie ses fruits. Jeudi 11 septembre donc, la Cour d’appel d’Agadir a prononcé la mise en liberté provisoire du blogueur. Une manière comme une autre de désavouer la procédure et les moyens employés lors de son jugement en première instance ?
Internet. La fin de l’exception marocaine ?
Depuis l’avènement d’Internet, la blogosphère marocaine est considéré comme la plus dynamique du monde arabe. Avec l’arrestation du blogueur Mohammed Erraji, sommes-nous en train d’assister à la fin de l’exception marocaine ? Réponse de Rachid Jankari, journaliste et consultant en nouvelles technologies de l’information : “Malheureusement, ces deux dernières années, le Maroc a multiplié les restrictions sur le Web, qui font qu’on commence à se rapprocher de plus en plus de la liste des pays ennemis d’Internet”. L’homme fait allusion à l’affaire Fouad Mourtada, ce jeune internaute condamné en février 2008 à trois ans de prison pour avoir crée un faux profil du prince Moulay Rachid sur Facebook, avant d’être gracié par Mohammed VI. Il pense également au blocage d’accès, en mai 2007, au site de partage de vidéos Youtube, et actuellement au limitations imposées au logiciel Google Earth. Mais la condamnation de Mohammed Erraji reste une première, parce qu’il s’agit du premier blogueur marocain jugé pour ses écrits. Pour Rachid Jankari, “cette affaire est très sensible, parce qu’elle va sans doute avoir un impact sur les blogueurs marocains, qui vont commencer à s’autocensurer. Maintenant, ils savent que s’ils dépassent certaines lignes rouges, ils risquent de se retrouver en prison”.
Tahar Ben jelloun. “Libérez Erraji, laissez les citoyens s’exprimer !”
“Dans son Dictionnaire philosophique, André Comte-Sponville définit la liberté de penser comme “la pensée même, tant qu’elle échappe aux préjugés, aux dogmes, aux idéologies, aux inquisitions. Elle n’est jamais donnée, toujours à conquérir”. En ce sens, la pensée est libre, doit être libre, c’est-à-dire libérée. C’est comme la vérité même si elle est visitée par une opinion. Ceci est un principe universel que notre pays ne peut ni ignorer ni bafouer. La modernité d’une société passe par la libre expression des citoyens, journalistes ou non. Accepter l’opinion des autres, quitte à la discuter et à la contester, n’est pas signe de faiblesse, au contraire, c’est signe de force sur laquelle se construit l’Etat de droit. Emettre un point de vue sur un fait ou une façon d’agir relève de cette liberté, surtout quand cette démarche n’est pas minée par une volonté de nuire ou de diffamer. Au Maroc, il arrive parfois que les autorités deviennent susceptibles et sévissent comme au temps où toute liberté était écartée, où le recours à la censure et à la répression étaient des pratiques courantes. Cette époque est révolue et le Maroc n’a aucun intérêt à renouer avec elle. Aujourd’hui, les moyens de communication, l’extraordinaire révolution de l’information à l’échelle planétaire, rendent cette susceptibilité désuète. On ne peut plus empêcher la circulation d’une information ou d’une opinion. Alors il vaut mieux accepter cette évidence et laisser les citoyens exprimer leurs opinions ou rapporter des faits même s’ils sont déplaisants. La justice a eu la main lourde dans le cas de Mohamed Erraji. Cela rappelle la bavure dont a été victime le jeune internaute (Fouad Mourtada) qui eut la maladresse de s’approprier l’image du Prince Moulay Rachid. Ce genre de réaction est monté en épingle par la presse internationale, ce qui, en quelque sorte, non seulement nuit à l’image du pays mais efface les avancées importantes qu’il fait par ailleurs. Pour toutes ces raisons, je demande la libération du journaliste Mohamed Erraji.”
(ndlr : Tahar Ben Jelloun nous a adressé ce texte avant la mise en liberté provisoire
de Mohamed Erraji, le 11 septembre)