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 Maroc, mars 2008 - Dans Une mélancolie arabe (Seuil), qui vient d’être publié en France, l’écrivain marocain Abdellah Taïa raconte son amour pour les hommes, sa passion pour les mots. Extraits.



(Abdellah Taïa)






TelQuel (15/21 mars 2008)



Abdellah Taïa. Le corps du délit

 


Bio express.

1973. Naissance à Rabat.
2000. Publie Mon Maroc (Séguier) où son homosexualité est à peine esquissée.
2005. Crée l’évènement avec Le rouge du tarbouche (Séguier-Tarik éditions) où il assume son homosexualité.
2006. L’Armée du salut (Seuil).
2007. Maroc (1900-1960), un certain regard (Actes Sud - Malika éditions), en collaboration avec Frédéric Mitterrand. 
 






Abdellah, pas Leïla
J’ai voulu un moment lui donner mon vrai prénom, lui dire que j’étais un garçon, un homme comme lui… Lui dire qu’il me plaisait et qu’il n’y avait pas besoin de violence entre nous, que je me donnerais à lui heureux si seulement il arrêtait de me féminiser… Je n’étais ni Leïla, 
ni sa soeur, ni sa mère. J’étais Abdellah, Abdellah du Bloc 15 et dans quelques jours j’allais avoir 13 ans.

Je voulais dire beaucoup de choses. Des histoires secrètes. Des mots d’été chaud. Mes impressions, ce que ce petit chef m’inspirait, les torrents qu’il était en train de provoquer en moi. Le feu. Le sang. La glace. Le vent. Je voulais surtout qu’il sache que malgré tout ce qu’on disait sur moi à Hay Salam, “la petite fille”, “la poupée”, malgré tous les surnoms de trahison, j’étais encore vierge. Vierge, vierge.

(…) J’ai ouvert les yeux. Je me suis retourné vers lui et j’ai crié : “Je ne m’appelle pas Leïla… Je ne m’appelle pas Leïla… Je suis Abdellah… Abdellah Taïa”.

Il était surpris. Dans mes yeux, il lisait enfin autre chose que la peur et la soumission. Je m’étais rebellé. Sans ses acolytes, la tendresse pouvait surgir en lui à tout moment. De la douceur. De la féminité. Un autre plan. Le sexe autrement. Il ne voulait pas l’admettre. Il continuait de jouer au chef. Il disait : “Tu es à moi… Tu es à moi… Je vais te violer… Tu entends ?”. J’avais bien entendu mais je n’allais pas me rendre. Redevenir esclave et Leïla.

Affamé de vie
Certaines femmes à Hay Salam m’arrêtaient parfois dans la rue et, attendries, me demandaient tout en touchant mon visage avec leurs mains : “Qu’as-tu, mon fils ? Pourquoi es-tu si maigre ? Tu n’as que la peau sur les os… Tu ne manges pas ? Il faut faire quelque chose, tu es maigre… maigre…”

Elles croyaient que j’étais malade, et elles avaient raison. Elles réagissaient en mères nourricières et inquiètes. Quelque chose d’étrange en moi les touchait. Mon absence au monde. L’oubli de mon corps. Mes 50 kg. Mon effacement progressif. Mon mutisme de jeune homme de 20 ans après avoir été un gamin des rues hurlant, bagarreur et efféminé.

(…) On ne m’avait donc pas complètement oublié malgré mon désir de disparaître, devenir invisible, entrer dans le silence, ne pas avoir à répondre aux questions du monde, ne pas avoir à trouver un sens à cette vie sans promesses qui m’attendait, un goût aux années à venir, se laisser aller, vivre résigné, mon futur bouché, vivre chômeur comme mes camarades de Hay Salam, rêver seul et c’est tout, comme je n’avais jamais cessé de le faire depuis mon enfance.

Je n’étais pas mort. C’est juste que je ne savais plus vivre, remplir les jours et les nuits de l’intensité qu’il fallait. J’avais oublié mon corps. Je ne mangeais presque plus. J’étais maigre et je le suis resté longtemps. Longtemps.


Le frère prophète
La famille mangeait en silence. Dix personnes autour d’une petite table basse. Mustapha encore dans les rêves sur le lit de ma mère.

Soudain, il était là, debout, tremblant et en larmes. Il disait en claquant des dents : “J’ai vu Dieu… J’ai vu Dieu… Je le jure, j’ai vu Dieu dans mes rêves”. Il continuait de parler d’une voix étrange qu’on ne lui connaissait pas : “Je suis avec vous… Je suis avec vous… Je suis Dieu…”. M’Barka a crié : “Mon fils ! Mon fils !”. Elle s’est levée pour se jeter aussitôt sur lui en pleurant : “Mon fils…Mon fils… Ne meurs pas, mon fils”.

Mustapha, nouveau prophète, continuait son délire, son cinéma. On le croyait, pourquoi se serait-il arrêté ? “J’ai rencontré Dieu… Il est venu à moi. Dieu m’a parlé…”. M’Barka lui a posé alors cette question que nous avions tous à l’esprit, y compris moi : “À quoi ressemble-t-il ?”. Mustapha l’a regardée un moment et a dit en pleurant : “Il est beau… Il est grand… Il a une barbe”. C’est tout.

Ma mère était en extase. Son fils chéri était bel et bien spécial. Elle n’arrêtait pas de l’embrasser et de le serrer très fort contre elle. On aurait dit qu’ils étaient en train de faire l’amour (…)

À partir de cette date, Mustapha eut droit à tous les égards. Il put tout se permettre. Faire l’enfant gâté du matin au soir. Arrêter l’école. Foutre sa vie en l’air. On ne pouvait rien lui dire, rien lui reprocher. Il était devenu un saint. En gloire. Bientôt en chute, car Dieu ne s’était pas manifesté à lui dans les rêves encore une fois. Mustapha avait fini par perdre son titre de distinction, ses privilèges. L’usurpation était finie. Son Dieu l’avait abandonné. Comme nous tous finalement.

L’amour, avant, après
Au début, tu m’as dit : “Raconte-moi tes histoires avant moi… Ton passé amoureux…” Je t’ai tout raconté, les garçons et les hommes qui sont passés dans ma vie, tous les détails, les moindres détails, tu désirais tout savoir. Plus tard, longtemps plus tard, tu es revenu à ces histoires et tu as ordonné : “Renonce à ton passé ! Oui, tu as bien entendu, abjure tes autres histoires d’amour, dis qu’elles ne valaient pas la peine d’être vécues… Dis que l’amour c’est avec moi que tu le vis, et qu’avec eux ce n’était que du plaisir, du fun, rien de plus… Dis : Avant, j’étais un putain ! Dis : Avant j’étais égaré ! Dis : Avant n’existe plus… plus !”. Tu étais sérieux, il ne s’agissait pas d’une nouvelle crise de jalousie. Tes yeux étaient rouges de haine pour ce passé, pour cette existence sans toi. Tu ne supportais pas l’idée de moi vivant et heureux avant de te connaître. Je savais intimement qu’il ne fallait même pas essayer de te convaincre, de te faire changer de sujet. J’ai dit : “Avant toi, je n’étais rien !” Tu as dis : “Dis aussi qu’avant tu n’étais qu’un putain !” Je l’ai dit aussi. Et on a fait l’amour. En pleurant tous les deux.

L’enfance nue
C’est moi. Moi. Petit. Adolescent des années 80. Un gros cartable plaqué sur mon ventre, je traverse le temps, les secondes, les minutes, à toute vitesse. Je suis dans une course. Je n’ai qu’une seule idée en tête. Une obsession. Une actrice égyptienne, mythique, belle, plus que belle. Souad Hosni. Une réalité. Ma réalité. Je suis pressé d’aller dans mon autre vie, imaginaire, vraie, entrer en communion avec elle, chercher en elle mon âme inconnue.

Je cours de plus en plus vite. Je cours longtemps. Par la bouche grande ouverte, j’avale l’air. Je ne sens plus mes grands pieds. Je ne sens plus mon nez encore petit. Je ne me sens plus tout entier. Je me dépasse. Je n’ai plus de consistance. Je vais bientôt voler, survoler les frontières des mondes. Disparaître dans les nuages, revenir et voir, me voir.

Il ne reste de ma première vie, mon premier cycle de vie, l’enfance nue, seule, parfois en groupe, qu’une odeur, humaine, forte, dérangeante, possessive. Celle de ma mère M’Barka. Celle de son corps campagnard et légèrement gras. Ma mère qui ne s’est pas lavée depuis une semaine. Une odeur des origines, les siennes. Les miennes. Tadla : elle est de ce bled traversé par le fleuve d’Oum Rabii. Je suis avec elle dans son corps. Je suis comme elle de cette région que je n’ai jamais connue. Ni respirée. Mais à travers M’Barka, ce monde d’hier, je l’ai palpitant en moi ce jour-là, durant cette course pour arriver chez moi et aller vers l’ailleurs, le rêve léger et bientôt heureux d’une autre vie qui a commencé avant moi.


Une rencontre. Une fusion.
Les pieds nus je venais de mourir.
Je me souviens de tout maintenant.
Je peux écrire.


Mohammed, mon père
Plus tard, on allait m’expliquer, me raconter encore une fois une petite partie de ma vie à ma place. Plus tard tout ce que signifiait “plus tard” n’allait plus être pareil.

Je prenais une autre direction. Vers une vie nouvelle, intérieure, secrète.
On m’y a poussé. Je n’avais pas le choix.
Pour l’instant, j’étais mort.
Dans un autre monde.
Je n’ai pas de souvenir de ce monde.
J’ai ouvert les yeux.
Tout le quartier, Bloc 15, 14, 13, était chez nous.
On pleurait. On criait.

Un homme en djellaba blanche d’été se trouvait à côté de moi, sur ses genoux. Sa tête sur mon ventre. Il pleurait lui aussi. C’était la première fois que je le voyais pleurer. Une voix rauque et douce à la fois. Une tendresse infinie. Un abandon total. Un homme qui a oublié d’être un homme. Il pleurait et ses larmes inondaient mon tee-shirt.

Cet homme, qui ne parlait pas beaucoup, qui aimait les femmes et le Prophète, c’était mon père. Mon gentil père. Mon adorable petit père. Mohammed.

 


 

Zoom. Âmes sensibles...

Taïa, encore. Une mélancolie arabe. L’écrivain poursuit son exploration du Moi. Il procède par bribes, allers et retours incessants du présent au passé, vice versa, se transposant dans des lieux aussi différents que Salé, Le Caire ou Paris, voyageant entre les corps, les années, les blessures. Une mélancolie arabe reflète l’évolution d’un auteur stationné en voie de différenciation, acerbe, transversal, très politique. Rien n’est gratuit, tout est savamment agencé. Un livre de parti-pris. Il n’est pas fortuit que l’amour parisien de Abdellah soit algérien, arabe, musulman. Deux “frères” en exil, qui s’aiment. Ce n’est pas un hasard, non plus, si l’auteur nous emmène en Egypte, au temple de l’arabité. Et nous fait croiser Souad Hosni, précieuse icône arabe, monstre de féminité. Et tragédie humaine, aussi, la mort de l’actrice au destin d’une Marilyn arabe étant enveloppée d’un mystère aussi épais qu’une vraie brume londonienne. Evidemment, les livres de Taïa peuvent être lus comme des confessions directes, des provocations permanentes. Le conseil à donner, pourtant, est le suivant : âmes sensibles, ne surtout pas s’abstenir. Le vrai objet du livre est une quête (é)perdue de l’identité. L’auteur et personnage central se dédouble à l’infini, dans sa sexualité comme dans son arabité, il est à la fois lui et ses doubles. Il est Leïla tout en restant purement, durement, Abdellah. Il serait d’autant plus dommage de passer à côté que le style, la forme, respirent la modernité. Ecriture simple, dense, concentrée, avec un sens aigu du rythme, des images collées à tous les mots, de vrais moments de silence, Une mélancolie arabe est tout sauf un écrit sensationnaliste. Il se lit d’un trait, avec ses moments de grâce, ses faiblesses, ses creux que l’on peut assimiler à des questions sans réponse. Ce n’est pas un livre sexuel, juste un objet singulier signé de l’un des vrais bons écrivains marocains. L’essayer, c’est l’adopter. Sans le sabre de la normalité, le fard de la rectitude morale. Il en vaut la peine.


Karim Boukhari